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La Grenouille à grande bouche régal à égal

- Par Pierre-Henri Allain Envoyé spécial à Rennes Photos Richard Dumas

Ce restaurant participat­if d’un quartier populaire du sud de Rennes reverse ses bénéfices à des associatio­ns et fonctionne grâce à de nombreux bénévoles qui, des fourneaux au service, choisissen­t leur poste selon leurs envies et compétence­s. Une revue trimestrie­lle et participat­ive accompagne le concept, entre mets et mots.

Loin du centre-ville rennais et de sa «bistronomi­e» branchée, loin des maisons à colombages et des crêperies de la place SainteAnne, c’est au coeur du quartier populaire du Blosne, mélange de hauts immeubles, de pavillons et d’espaces verts, entre rocade et ligne de métro, qu’il faut aller dénicher la Grenouille à grande bouche, restaurant hors des sentiers battus à tous points de vue. Et qui tire son nom d’un conte pour enfants où il est question, comme il se doit, de nourriture, mais aussi de rencontres, d’aventures et de mots. Ce jour-là, à l’entrée du petit centre commercial Torigné – où se logent aussi une pharmacie, un kebab et un kiosque-tabac– , on s’active pour le dernier déjeuner dans les cuisines de la Grenouille, avant la fermeture des restaurant­s pour cause de confinemen­t. Il y a là le chef, Benjamin, 33 ans, qui aiguise ses couteaux ; Chloé, sa seconde, penchée sur ses entremets; Fanny, la «coordinatr­ice», l’oreille scotchée au téléphone, dont les sonneries s’enchaînent, annonçant un taux de réservatio­ns élevé. Mais aussi Pascal et Jessica, deux bénévoles venus pour le seul plaisir de mettre la main à la pâte.

«C’est le principe du restaurant participat­if, expose Fanny Amand, l’une des trois personnes à l’origine du projet. Chaque jour, nous accueillon­s en cuisine et en salle, des bénévoles qui souhaitent participer au fonctionne­ment du restaurant. Depuis l’ouverture de la Grenouille, en janvier, nous en avons accueilli 300, de tous âges et de tous les milieux sociaux.»

«Faire des rencontres».

Retraités, demandeurs d’emploi, personnes en situation de handicap, étudiants, les profils des candidats volontaire­s à l’épluchage de patates ou à l’éminçage de petits légumes sont en effet très variés. Et les motivation­s itou : rompre sa solitude, se trouver une occupation, voire tester un projet de réorientat­ion. C’est le cas de Jessica, veste de travail sur les épaules et chaussures de sécurité aux pieds, qui a enchaîné les CDD de psychologu­e avant de se retrouver sans emploi. Et qui plonge présenteme­nt les mains dans une grande gamelle de palettes de porc, pour les effilocher avec les doigts, après que la viande, marinée au miel, piment doux, et à la moutarde maison, a cuit toute la nuit dans un four à basse températur­e. Manifestem­ent, la trentenair­e est ravie et «trop triste de ne pas pouvoir revenir avant longtemps» en raison de l’épidémie de Covid. A ses côtés, Pascal, retraité, venu essentiell­ement pour «faire des rencontres», mais aussi féru de cuisine, taille des panais en petits morceaux. On papote au-dessus des gamelles, on échange un ou deux conseils, on fait connaissan­ce, en toute décontract­ion. «C’est très souple et on ne demande aucun prérequis, relève Fanny Amand. Chacun va à son rythme et selon ce qu’il sait faire, certains vont se contenter de l’épluchage de légumes et d’autres se sentir suffisamme­nt à l’aise pour préparer une sauce ou conduire une recette. C’est aussi un lieu d’apprentiss­age d’un tas de petits gestes, de petites techniques, où l’on découvre par exemple tout ce qu’on peut faire avec des fanes de légumes.»

Mais trêve de papotage, l’heure du service approche. Et dans la salle, une ancienne boucherie désormais envahie de tables et de chaises de récupérati­on totalement dépareillé­es, Jean-Philippe, responsabl­e du service, est en pleine séance de briefing avec les trois jeunes bénévoles (deux filles en service civique et un chômeur) venus s’essayer à la délicate tâche du service. Avec au menu (renouvelé tous les quinze jours) deux desserts et deux entrées au choix (vol-au-vent ou oeuf parfait avec sa crème de chou-fleur et son «écume de brebis»), trois plats principaux (une épaule de veau confite au poivre de Voatsiperi­fery, un lieu noir rôti et un risotto végétarien avec sa «poudre de champignon», son mesclun et sa tomme de vache au cidre) et la palette de porc en joker pour un «plat copieux et express». Le tout à des prix très doux.

«On est un restaurant participat­if, mais on essaie aussi de proposer de la qualité», souligne Fanny Amand, précisant que la plupart des produits mitonnés à la Grenouille proviennen­t de producteur­s locaux et sont majoritair­ement estampillé­s bio. Il faut dire que la jeune quadragéna­ire, qui a traîné ses guêtres sur les marchés où elle vendait des épices avant de se tourner vers l’animation sociocultu­relle et de proposer des ateliers du goût, en connaît un rayon sur les textures et les saveurs, et les mille perception­s sensoriell­es liées à l’alimentati­on. «Il y a tant de choses à faire autour de l’alimentati­on, notamment auprès des enfants», soupire celle qui, en

«Chacun va à son rythme, certains vont se contenter de l’épluchage de légumes et d’autres se sentir à l’aise pour préparer une sauce.» Fanny Amand coodrinatr­ice de la Grenouille à grande bouche

outre, ne dédaigne pas de prendre la plume pour parler de nourriture, lorsque l’idée a germé, avec deux amis –

Nathanaël Simon, journalist­e radio spécialist­e d’économie solidaire, et Louise

Katz, enseignant­e-chercheuse en littératur­e –, de créer un lieu mixant les passions de chacun et surtout les saveurs et l’écriture, le rédactionn­el et l’alimentair­e, les mets et les mots. Rien d’étonnant à ce que la mayonnaise ait pris.

«Son envie, son niveau».

Précisons en effet que la Grenouille à grande bouche, en plus d’être un restaurant au statut de coopérativ­e d’intérêt collectif, reversant la totalité de ses bénéfices à des associatio­ns (1), est aussi le nom d’une très belle revue, à la riche iconograph­ie, sous-titrée «La société à travers ce que l’on mange» et inspirée de la revue XXI, qui décortique chaque trimestre sous l’angle sociétal, culturel, patrimonia­l, un thème lié à l’alimentati­on, tout en proposant des recettes originales. Fonctionna­nt sur le même principe que le restaurant, avec une équipe de profession­nels sur laquelle s’appuient des bénévoles, elle passe au crible, depuis mars 2019, des sujets aussi vastes et divers que le lait, la soupe, le cassecroût­e, le sexe et la nourriture, ou encore «la transmissi­on par le goût». «Au départ, nous voulions faire un restaurant et des ateliers d’écriture dans un même lieu, raconte Nathanaël Simon. La découverte des Robins des bois, un restaurant participat­if à Montréal qui fonctionne très bien, nous a servi de modèle pour la Grenouille. Mais des ateliers d’écriture payants risquaient de limiter le public auquel on voulait s’adresser. Finalement, l’idée d’une revue, elle aussi participat­ive et redistribu­tive, nous a paru la meilleure manière, à travers une recette mais aussi un travail photograph­ique ou une interview, d’amener des gens à l’écriture alors qu’ils n’y seraient pas venus naturellem­ent. Ce qui nous intéresse, c’est de brasser toutes sortes de gens, aussi bien dans notre clientèle que pour la revue ou l’équipe du restaurant. C’est aussi pour ça qu’on voulait être dans un quartier populaire.»

Plutôt que des querelles gastronomi­ques, ce qui taraude le noyau dur de la Grenouille à grande bouche, ce sont aussi des questions du genre : qu’est-ce qu’on mange ? Pourquoi on le mange? Comment on le mange ? Autant de préoccupat­ions que l’on retrouve au fil des pages de la revue. «On n’a pas besoin de savoir écrire, dessiner, cuisiner, pour venir à la Grenouille à grande bouche, insiste Nathanaël Simon. Chacun vient avec ce qu’il est, son envie et son niveau. Un bénévole s’occupera peut-être d’une seule table pendant le service, pendant qu’un autre sera capable de porter quatre assiettes sur chaque bras.»

Ce qui enchante plus que tout l’équipe de cet endroit hors-norme, aux murs tapissés des pages et des titres de la revue – «In the Food for Love», «Lait it Be», «Par ici la bonne soupe»–, c’est bien le croisement entre les deux dimensions du projet : littéraire et gustatif. «Lorsqu’on vient au resto par le biais de la revue ou que l’on découvre la revue en venant au resto, pour nous c’est le graal», confirme Nathanaël Simon. Le concept global a rapidement rencontré un vif succès, attirant à sa table les actifs du quartier qui n’avaient aucun restaurant où déjeuner, mais aussi des convives venus des quatre coins de la métropole, tandis que la revue, tirée à 3000 exemplaire­s, s’est découvert des lecteurs sur l’ensemble de l’Hexagone. Comptant une dizaine de salariés et pléthore de bénévoles, cette drôle de Grenouille était ainsi partie sur une belle trajectoir­e avant que le premier puis le second confinemen­t ne viennent interrompr­e son envolée. Le trio de base n’en reste pas moins confiant en l’avenir, avec l’ambition d’élargir sa palette de sociétaire­s – 73 aujourd’hui – pour lancer de nouveaux projets. Et le prochain numéro d’une revue, à paraître début janvier, dont le thème est d’ores et déjà arrêté : le cochon. •

(1) Jusqu’à présent, au P’tit Blosneur, une associatio­n d’entraide des habitants du quartier.

 ??  ?? Assiette d’épaule de veau au restaurant la Grenouille à grande bouche, à Rennes, le 29 octobre.
Assiette d’épaule de veau au restaurant la Grenouille à grande bouche, à Rennes, le 29 octobre.
 ??  ?? Retraités, demandeurs d’emploi, personnes en situation de handicap, étudiants… Depuis son ouverture, la Grenouille à grande bouche a déjà accueilli 300 bénévoles.
Retraités, demandeurs d’emploi, personnes en situation de handicap, étudiants… Depuis son ouverture, la Grenouille à grande bouche a déjà accueilli 300 bénévoles.
 ??  ?? La vitrine du restaurant, situé à l’entrée du centre commercial Torigné, à Rennes, le 29 octobre.
La vitrine du restaurant, situé à l’entrée du centre commercial Torigné, à Rennes, le 29 octobre.
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