La Grenouille à grande bouche régal à égal
Ce restaurant participatif d’un quartier populaire du sud de Rennes reverse ses bénéfices à des associations et fonctionne grâce à de nombreux bénévoles qui, des fourneaux au service, choisissent leur poste selon leurs envies et compétences. Une revue trimestrielle et participative accompagne le concept, entre mets et mots.
Loin du centre-ville rennais et de sa «bistronomie» branchée, loin des maisons à colombages et des crêperies de la place SainteAnne, c’est au coeur du quartier populaire du Blosne, mélange de hauts immeubles, de pavillons et d’espaces verts, entre rocade et ligne de métro, qu’il faut aller dénicher la Grenouille à grande bouche, restaurant hors des sentiers battus à tous points de vue. Et qui tire son nom d’un conte pour enfants où il est question, comme il se doit, de nourriture, mais aussi de rencontres, d’aventures et de mots. Ce jour-là, à l’entrée du petit centre commercial Torigné – où se logent aussi une pharmacie, un kebab et un kiosque-tabac– , on s’active pour le dernier déjeuner dans les cuisines de la Grenouille, avant la fermeture des restaurants pour cause de confinement. Il y a là le chef, Benjamin, 33 ans, qui aiguise ses couteaux ; Chloé, sa seconde, penchée sur ses entremets; Fanny, la «coordinatrice», l’oreille scotchée au téléphone, dont les sonneries s’enchaînent, annonçant un taux de réservations élevé. Mais aussi Pascal et Jessica, deux bénévoles venus pour le seul plaisir de mettre la main à la pâte.
«C’est le principe du restaurant participatif, expose Fanny Amand, l’une des trois personnes à l’origine du projet. Chaque jour, nous accueillons en cuisine et en salle, des bénévoles qui souhaitent participer au fonctionnement du restaurant. Depuis l’ouverture de la Grenouille, en janvier, nous en avons accueilli 300, de tous âges et de tous les milieux sociaux.»
«Faire des rencontres».
Retraités, demandeurs d’emploi, personnes en situation de handicap, étudiants, les profils des candidats volontaires à l’épluchage de patates ou à l’éminçage de petits légumes sont en effet très variés. Et les motivations itou : rompre sa solitude, se trouver une occupation, voire tester un projet de réorientation. C’est le cas de Jessica, veste de travail sur les épaules et chaussures de sécurité aux pieds, qui a enchaîné les CDD de psychologue avant de se retrouver sans emploi. Et qui plonge présentement les mains dans une grande gamelle de palettes de porc, pour les effilocher avec les doigts, après que la viande, marinée au miel, piment doux, et à la moutarde maison, a cuit toute la nuit dans un four à basse température. Manifestement, la trentenaire est ravie et «trop triste de ne pas pouvoir revenir avant longtemps» en raison de l’épidémie de Covid. A ses côtés, Pascal, retraité, venu essentiellement pour «faire des rencontres», mais aussi féru de cuisine, taille des panais en petits morceaux. On papote au-dessus des gamelles, on échange un ou deux conseils, on fait connaissance, en toute décontraction. «C’est très souple et on ne demande aucun prérequis, relève Fanny Amand. Chacun va à son rythme et selon ce qu’il sait faire, certains vont se contenter de l’épluchage de légumes et d’autres se sentir suffisamment à l’aise pour préparer une sauce ou conduire une recette. C’est aussi un lieu d’apprentissage d’un tas de petits gestes, de petites techniques, où l’on découvre par exemple tout ce qu’on peut faire avec des fanes de légumes.»
Mais trêve de papotage, l’heure du service approche. Et dans la salle, une ancienne boucherie désormais envahie de tables et de chaises de récupération totalement dépareillées, Jean-Philippe, responsable du service, est en pleine séance de briefing avec les trois jeunes bénévoles (deux filles en service civique et un chômeur) venus s’essayer à la délicate tâche du service. Avec au menu (renouvelé tous les quinze jours) deux desserts et deux entrées au choix (vol-au-vent ou oeuf parfait avec sa crème de chou-fleur et son «écume de brebis»), trois plats principaux (une épaule de veau confite au poivre de Voatsiperifery, un lieu noir rôti et un risotto végétarien avec sa «poudre de champignon», son mesclun et sa tomme de vache au cidre) et la palette de porc en joker pour un «plat copieux et express». Le tout à des prix très doux.
«On est un restaurant participatif, mais on essaie aussi de proposer de la qualité», souligne Fanny Amand, précisant que la plupart des produits mitonnés à la Grenouille proviennent de producteurs locaux et sont majoritairement estampillés bio. Il faut dire que la jeune quadragénaire, qui a traîné ses guêtres sur les marchés où elle vendait des épices avant de se tourner vers l’animation socioculturelle et de proposer des ateliers du goût, en connaît un rayon sur les textures et les saveurs, et les mille perceptions sensorielles liées à l’alimentation. «Il y a tant de choses à faire autour de l’alimentation, notamment auprès des enfants», soupire celle qui, en
«Chacun va à son rythme, certains vont se contenter de l’épluchage de légumes et d’autres se sentir à l’aise pour préparer une sauce.» Fanny Amand coodrinatrice de la Grenouille à grande bouche
outre, ne dédaigne pas de prendre la plume pour parler de nourriture, lorsque l’idée a germé, avec deux amis –
Nathanaël Simon, journaliste radio spécialiste d’économie solidaire, et Louise
Katz, enseignante-chercheuse en littérature –, de créer un lieu mixant les passions de chacun et surtout les saveurs et l’écriture, le rédactionnel et l’alimentaire, les mets et les mots. Rien d’étonnant à ce que la mayonnaise ait pris.
«Son envie, son niveau».
Précisons en effet que la Grenouille à grande bouche, en plus d’être un restaurant au statut de coopérative d’intérêt collectif, reversant la totalité de ses bénéfices à des associations (1), est aussi le nom d’une très belle revue, à la riche iconographie, sous-titrée «La société à travers ce que l’on mange» et inspirée de la revue XXI, qui décortique chaque trimestre sous l’angle sociétal, culturel, patrimonial, un thème lié à l’alimentation, tout en proposant des recettes originales. Fonctionnant sur le même principe que le restaurant, avec une équipe de professionnels sur laquelle s’appuient des bénévoles, elle passe au crible, depuis mars 2019, des sujets aussi vastes et divers que le lait, la soupe, le cassecroûte, le sexe et la nourriture, ou encore «la transmission par le goût». «Au départ, nous voulions faire un restaurant et des ateliers d’écriture dans un même lieu, raconte Nathanaël Simon. La découverte des Robins des bois, un restaurant participatif à Montréal qui fonctionne très bien, nous a servi de modèle pour la Grenouille. Mais des ateliers d’écriture payants risquaient de limiter le public auquel on voulait s’adresser. Finalement, l’idée d’une revue, elle aussi participative et redistributive, nous a paru la meilleure manière, à travers une recette mais aussi un travail photographique ou une interview, d’amener des gens à l’écriture alors qu’ils n’y seraient pas venus naturellement. Ce qui nous intéresse, c’est de brasser toutes sortes de gens, aussi bien dans notre clientèle que pour la revue ou l’équipe du restaurant. C’est aussi pour ça qu’on voulait être dans un quartier populaire.»
Plutôt que des querelles gastronomiques, ce qui taraude le noyau dur de la Grenouille à grande bouche, ce sont aussi des questions du genre : qu’est-ce qu’on mange ? Pourquoi on le mange? Comment on le mange ? Autant de préoccupations que l’on retrouve au fil des pages de la revue. «On n’a pas besoin de savoir écrire, dessiner, cuisiner, pour venir à la Grenouille à grande bouche, insiste Nathanaël Simon. Chacun vient avec ce qu’il est, son envie et son niveau. Un bénévole s’occupera peut-être d’une seule table pendant le service, pendant qu’un autre sera capable de porter quatre assiettes sur chaque bras.»
Ce qui enchante plus que tout l’équipe de cet endroit hors-norme, aux murs tapissés des pages et des titres de la revue – «In the Food for Love», «Lait it Be», «Par ici la bonne soupe»–, c’est bien le croisement entre les deux dimensions du projet : littéraire et gustatif. «Lorsqu’on vient au resto par le biais de la revue ou que l’on découvre la revue en venant au resto, pour nous c’est le graal», confirme Nathanaël Simon. Le concept global a rapidement rencontré un vif succès, attirant à sa table les actifs du quartier qui n’avaient aucun restaurant où déjeuner, mais aussi des convives venus des quatre coins de la métropole, tandis que la revue, tirée à 3000 exemplaires, s’est découvert des lecteurs sur l’ensemble de l’Hexagone. Comptant une dizaine de salariés et pléthore de bénévoles, cette drôle de Grenouille était ainsi partie sur une belle trajectoire avant que le premier puis le second confinement ne viennent interrompre son envolée. Le trio de base n’en reste pas moins confiant en l’avenir, avec l’ambition d’élargir sa palette de sociétaires – 73 aujourd’hui – pour lancer de nouveaux projets. Et le prochain numéro d’une revue, à paraître début janvier, dont le thème est d’ores et déjà arrêté : le cochon. •
(1) Jusqu’à présent, au P’tit Blosneur, une association d’entraide des habitants du quartier.