Libération

Vivre livres

Florence Kammermann La libraire de Cannes a longtemps refusé de fermer boutique et s’insurge du sort réservé au petit commerce et à la culture.

- Par Mathilde Frénois Photo Laurent Carré

Du fond de sa librairie, Florence Kammermann semble sortie d’un film de Jean-Pierre Jeunet. Sa queue-decheval sautille quand elle file chercher un livre, son oeil scintille quand elle le retrouve de mémoire parmi les 30000 références. Sans jamais perdre le fil de la conversati­on. Demander ce qu’elle aime dans la vie, c’est l’entendre raconter ses «petits bonheurs», Amélie Poulain aurait dit ses «tout petits plaisirs» : «J’aime les voyages en roulotte et les bords de mer. J’aime admirer les pétales d’une fleur, entendre le gravier crisser, lire une belle citation dans un bouquin. Certaines vont jusqu’à me faire frissonner.» Pour que ces moments suspendus perdurent, Florence Kammermann, 52 ans, est entrée en résistance : elle a continué d’ouvrir sa librairie de Cannes, commerce «non essentiel» qui devait fermer pendant le reconfinem­ent. En seulement deux semaines, la gérante de la seule librairie indépendan­te de Cannes est devenue la figure du malaise des petits commerçant­s. «Le symbole, ce n’est pas moi. C’est le livre, rectifie-t-elle. C’est pour cela que je refuse de sacrifier ma librairie. J’ai 85000 euros à payer avant la fin de l’année. Si je ferme, je dépose le bilan. Je ne vends pas de la drogue et des armes, je vends des livres. Je vends notre culture. Je vends Gary, Sartre, Camus, De Gaulle.» Elle ouvre, elle écrit à Macron, pour qui elle a voté au second tour de 2017, et elle transforme sa page Facebook en tribune. Apolitique et «pas militante», la libraire n’avait manifesté qu’une seule fois dans sa vie jusqu’alors : c’était en 1989 à Beyrouth.

Car Florence Kammermann a longtemps partagé sa vie entre le Liban et la France. D’un père suisse ophtalmolo­gue et d’une mère jusqu’à récemment sénatrice Les Républicai­ns des Français de l’étranger, elle naît au Liban. Elle a 7 ans quand la guerre éclate. «En plus, j’ai perdu un frère la même année : les deux en même temps, c’est un peu compliqué à gérer pour une petite fille. Le livre m’a sauvée, relate-t-elle. Au début, c’étaient les Martine et les Bob et Bobette. Plus âgée, j’ai lu les Pagnol. C’est de là que vient mon amour pour la Provence et mon rêve d’y vivre.» Elle valide d’abord un diplôme de journalism­e à Beyrouth, elle commence «par les chiens écrasés» et finit par présenter les journaux pour la radio et la télé libanaise. Les années 90 sont rythmées par la naissance de ses deux fils et d’indénombra­bles allers-retours Paris-Beyrouth pour ses reportages. Un quotidien «haché» et un divorce auront raison de sa vie entre deux pays. C’est en 1999 qu’elle se stabilise sur la Côte d’Azur, presque la Provence de Pagnol. Elle travailler­a dix ans dans l’immobilier : «Ça marchait bien, mais ça ne me plaisait pas. J’ai écrit trois romans.»

Le 19 mai 2017 en plein Festival du film, Florence Kammermann ouvre la seule librairie indépendan­te de Cannes. Dans le monde d’avant déjà, il était difficile de tenir l’équilibre entre les loyers élevés, la Fnac voisine et le géant Amazon. Dans son 45 m², les livres s’entassent, et elle dégage un espace de restaurati­on. «Je faisais tout : les courses, les croque-monsieur, les commandes, les conseils, le ménage, la comptabili­té. Et je louais mon appartemen­t pour amortir les frais car je ne me versais pas de salaire. C’était rock n’ roll et compliqué.» Les festivalie­rs s’y pressent, séduits par la déco vintage et la proximité des marches. Les Cannois y retournent à la recherche de bons conseils. L’année suivante, elle rencontre son compagnon, toujours à la librairie, toujours pendant le Festival. Ensemble, ils déménagent dans 180 m². Elle vend sa voiture et un appartemen­t. Ils embauchent deux salariés, animent des brunchs littéraire­s dominicaux, organisent des rencontres avec Amélie Nothomb et Nicolas Sarkozy, meilleure vente de sa boutique cannoise. Il y a des choses qui ne changent pas : les croque-monsieur et le sacrifice des salaires.

Aujourd’hui, la librairie est un condensé de ses «petits bonheurs»: l’odeur des livres neufs qui embaume, les Post-it collés sur les couverture­s en guise de recommanda­tion, les petits mots de la libraire pour les coups de coeur. Et si elle n’aime pas un livre ? «J’ai une règle : je m’oblige à aller jusqu’à la page 100.»

Pendant le premier confinemen­t, la librairie a «bien évidemment» fermé. Des clients ont insisté pour venir récupérer des ouvrages. «Dans les premiers jours, je vendais des livres comme de la contreband­e. Ils arrivaient à la porte de derrière et, avec des gants, on leur remettait des livres. Ils repartaien­t avec un sac de courses Monoprix pour que ce soit discret, en rigole après coup Florence. Ça ne pouvait pas durer car c’était stressant.» Pour le second confinemen­t, la situation se complique. Les économies sont déjà parties dans le paiement du loyer. Les 1 500 euros d’aide de l’Etat ne suffisent pas, les 7 000 euros promis tardent à arriver. La livraison ? Pas rentable. Le click and collect ? Impossible sans site marchand. «J’ai désobéi et je le revendique, assume la libraire soutenue par le maire LR de Cannes, David Lisnard, et les écrivains Didier Van Cauwelaert et Alexandre Jardin. Comment justifiez-vous que les librairies demeurent fermées alors qu’elles ne sont pas des clusters ? Il y aura une faillite des métiers du livre, des auteurs. Certains ouvrages risquent de partir au pilon.»

Sa porte reste donc ouverte, et les clients rivalisent d’imaginatio­n pour les attestatio­ns. On vient acheter ses kakis au marché et on repart avec un livre. On fait ses courses à Naturalia et on flâne dans les rayons. Avec masques, gel et distanciat­ion. Ce jour-là, il y a une mère venue chercher Alcools d’Apollinair­e pour le bac de son fils, ce monsieur qui achète un livre par jour «en soutien» et une grand-mère qui repart avec des comptines de Noël. Les clients passent, les forces de l’ordre suivent. Depuis deux semaines, les policiers nationaux ont toqué à quatre reprises : évacuation, contrôle d’identité et d’attestatio­n, procès-verbaux. C’est quand elle a entendu les mots «fermeture administra­tive» et «garde à vue» que Florence Kammermann a pris peur. Lasse des sollicitat­ions des journalist­es – «même la BBC a appelé»– et des réunions avec son avocat, la Cannoise a décidé de stopper le militantis­me, de fermer et de «passer le relais» à un collègue libraire de Paris qui poursuivra l’action. «Il y a un drame : cela fait six jours que je n’ai pas lu. D’habitude le matin, je suis dans mon lit et je lis. Le dimanche, je suis affalée dans mon canapé et je lis. C’est grave, c’est mon oxygène.» Et son métier. Si elle n’a pas pu plonger dans l’odeur envoutante des livres, ses doigts ont glissé sur le clavier. Florence Kammermann rédige son quatrième ouvrage,commencé en mars et continué en novembre. Elle a déjà trouvé le titre : ce sera «Journal d’une libraire confinée… et résistante». •

Janvier 1968 Naissance au Liban.

1999 Quitte le Liban pour la Côte d’Azur.

Mai 2017 Ouverture d’une librairie à Cannes. Juillet 2019 Nouveaux locaux.

Novembre 2020 Refus de fermer.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France