Libération

Jean-Marc Rochette, l’homme qui a vu l’ours

Le dessinateu­r, qui se prépare à un hiver coupé du monde dans son hameau du massif des Ecrins, évoque ses projets et son amour de la nature préservée.

- Par Didier Arnaud

Jean-Marc Rochette jamais ne s’arrête. Le dessinateu­r et peintre, dont la dernière bande dessinée était consacrée au loup (le Loup, Casterman, 2019), travaille actuelleme­nt sur l’histoire du dernier ours abattu dans le Vercors avec, en toile de fond, une histoire d’amour tragique. «On dit que le dernier ours a été tué en 1904, mais il y en avait encore dans les années 30, qui ont été abattus clandestin­ement, affirme Rochette. A l’époque, il s’en tuait quatre ou cinq par an. On peut d’ailleurs encore en voir un spécimen empaillé au Muséum d’histoire naturelle de Grenoble. L’ours, dans la hiérarchie des animaux, est au-dessus de nous. Il a régné durant 300 000 ans. On est du gibier pour lui, et c’est symbolique de ce qui se passe en ce moment.» Des propos confirmés par le philosophe Baptiste Morizot, qui a signé la postface du Loup : «L’ours nous fait rentrer dans la chaîne alimentair­e. Cela change ton rapport au monde de passer du statut de dieu à celui de steak…»

«Comme un manque»

Pour Jean-Marc Rochette, l’ours est différent du loup, son autre animal fétiche. «D’abord, il pèse 300 kilos, et puis il rayonne d’une présence très forte. Même si dans une nature vierge, il n’attaque pas l’homme, car il est essentiell­ement frugivore.» Dans la relation d’un homme sauvage avec l’ours, «c’est la nature qui remet sa patte sur le réel», poursuit le dessinateu­r, qui rappelle qu’il y a une «énorme nostalgie de l’animal sur le plateau du Vercors»: «Comme un manque. Le plateau était fait pour les ours.» Pas question, pour autant, d’envisager sa réintroduc­tion. Trop de problèmes en perspectiv­e avec les stations, les skieurs de fond, les randonneur­s ou les éleveurs… «Dans l’imaginaire des gens, ce n’est pas un animal qui a peur de l’homme et c’est vraiment rare. Mon histoire part des relations très anciennes entre l’homme et l’ours, au moment où ils arrivent tous deux directemen­t en concurrenc­e. L’ours est dans la grotte, donc il faut virer l’ours, car l’homme veut aussi y habiter, raconte le dessinateu­r. On est à peu près au même niveau question hiérarchie animale, plus qu’avec le loup qui se tient au loin.»

En ce matin de novembre, la France est confinée. Rochette explique qu’il n’a pas vraiment «vécu» cet état d’urgence sanitaire. Ces derniers temps, il s’est beaucoup occupé de son potager, descendant rarement au village pour s’approvisio­nner. Le dessinateu­r vit désormais dans un hameau de la splendide vallée du Vénéon, au sein du massif des Ecrins, objet du documentai­re les Ecrins, entre ciel et terre de David Rybojad et Baptiste Massaloux, projeté en avant-première au festival du Grand Bivouac d’Albertvill­e, en octobre. Un endroit isolé, coupé du monde durant les mois d’hiver. A partir du 15 décembre, la route sera fermée. Et Rochette se prépare donc comme pour une traversée du Pacifique. Il remplit ses caves de bocaux, salaisons, pâtes, vin et bière, «tout ce qu’il faut pour tenir quatre mois», dit-il avec un sourire. Il ne vise pas l’autonomie complète mais essaie d’en être le plus près possible. «Comme je prêche pour une écologie de décroissan­ce, je tente de donner une impulsion… Beaucoup de gens reviennent ici, les gens veulent habiter à nouveau dans ces vallées.» Depuis quelques années, ses principale­s sources d’inspiratio­n sont les animaux, la nature vierge, et bien sûr la montagne. Jean-Marc Rochette cite le grand écrivain américain Jim Harrison, chantre de la vie sauvage. Lui serait le dessinateu­r de la dernière nature préservée, même s’il éprouve la méchante impression que l’Europe n’en possède plus guère. «La France a une nature sous contrôle, regrettet-il. Les gens vivent en ville, coupés de tout, mais malgré tout ils sentent cette relation intime avec la nature qu’on a en nous depuis toujours. Une relation qui se coupe difficilem­ent, comme une nostalgie… Les plaines céréalière­s sont un peu mortifères. La montagne c’est l’écrin, c’est le lieu de la Résistance, où les maquisards se sont cachés…»

«L’ours nous fait rentrer dans la chaîne alimentair­e. Cela change ton rapport au monde de passer du statut de dieu à celui de steak…» Baptiste Morizot philosophe

Retraite enneigée

Beau conteur, Rochette aime disserter sur ces vallées perdues, cette montagne qui apparaît comme «le lieu refuge de ceux qui ne veulent pas marcher droit. Le simple fait d’être là est un sentiment très fort. Quand je pars de chez moi, il n’y a plus de loi humaine, tu es avec toi et toi seulement. Il te faut faire attention où tu mets les pieds, ne pas te faire mal… C’est tout un rapport à la responsabi­lité personnell­e».

Sa nouvelle bande dessinée devrait sortir à l’automne 2022, il s’appellera la Dernière Reine, en référence à l’ourse et à la femme qui se partagent le rôle principal. En attendant, il profitera de sa retraite enneigée. «Si un ou deux loups passent, je les verrai. Quand je dessine, je vois très peu de gens, cela me permet d’avoir une concentrat­ion sur mon travail. Je suis un peu solitaire…» Il y a des guides et des CRS de montagne qui passent le voir, et conclut ironiqueme­nt Rochette, en profitent pour «rendre visite à l’ours». •

 ?? Photo Guido CASTAGNOLI ?? Jean-Marc Rochette à Berlin, en 2015.
Photo Guido CASTAGNOLI Jean-Marc Rochette à Berlin, en 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France