Connaissance et confiance, piliers de la santé
Pour les spécialistes du secteur, la stratégie française pèche par un manque chronique de formation et une infantilisation de la population.
«La politique actuelle ? Les bonnes décisions ont été prises, mais comment dire… l’ambiance est peutêtre un peu trop infantilisante», nous confiait la semaine dernière le Pr Didier Pittet, qui dirige la mission d’évaluation de la politique française sur la gestion du Covid. «Elle a été déresponsabilisante pour le moins», poursuit François Bourdillon, ancien président de l’agence Santé publique France. «Nous avons connu une série de ratés», tranche le Pr Bernard Bégaud, spécialiste des vaccins. De fait, le constat autour des décisions passées reste critique. Et brouille l’avenir, alors que vont se poser des questions terriblement délicates autour de la sortie de ce second confinement, mais aussi de la stratégie vaccinale à mettre en place. Comment peut-on expliquer ces faux pas à la française? Le pays restet-il malade de la pauvreté de sa santé publique? Et comment s’accommoder de cette ambiance de méfiance qui fragilise toute politique sanitaire ?
Injonctions. Lorsque l’on pose ces questions aux spécialistes de santé publique, une même réponse fuse aussitôt pour expliquer ces loupés: l’absence chronique de formation, à tous les niveaux. Le Pr Bernard Bégaud est sévère : «Aujourd’hui, en matière de santé publique, c’est l’ignorance qui prévaut. Tous les professionnels de santé devraient être nourris de principes de bases de la santé publique, or même les médecins n’ont pas ces notions.» Il poursuit : «Qu’est-ce qu’une décision de santé publique ? C’est quoi la prévention ? Cela n’a en tout cas rien à voir avec le dépistage. Jamais il n’y a de raisonnement de ce type. Jamais on ne s’interroge sur les conséquences d’une décision individuelle. On ne pense pas global. Les politiques ne voient que le détail.» Le Pr François Bourdillon dresse le même constat : «Pour la plupart des experts, la santé publique se borne à l’épidémiologie. Que savent-ils de la santé au travail, de la santé environnementale, de la santé scolaire? A l’université, il n’y a aucun master sérieux sur ces sujets.» En plus, poursuit l’ancien directeur de Santé publique France, «nous devons supporter le poids des grands corps de la fonction publique. Les polytechniciens, les ingénieurs de l’Insee qui revendiquent le fait de faire de l’épidémiologie. C’est une catastrophe, car la santé publique est une culture, pas simplement une technique».
Seconde faiblesse récurrente, une communication des pouvoirs publics qui se trompe de méthode, paternaliste quand elle n’est pas purement anxiogène. «La communication des autorités a été descendante, contradictoire, et remplie d’injonctions, analyse François Bourdillon, qui invite à regarder ce qui se passe en Suède ou en Finlande. «Les autorités disent en substance à leurs citoyens : si vous voulez vous protéger, essayez de comprendre votre situation, vos risques. Il faut renvoyer chacun à sa situation et à ses possibilités d’actions.» «On ne doit pas se cantonner à des ordres avec à la clé des punitions. Il faut avoir des objectifs et des explications», renchérit Bernard Bégaud. François Bourdillon reprend: «Le problème est que la responsabilisation de chacun doit se faire en amont, et non pas en urgence. Or, de fait, nous avons toujours été en retard.»
Expertise. Dans ces conditions, comment faire passer au mieux des messages autour du déconfinement à venir, puis de la question de la vaccination ? «D’abord regarder précisément ce qui s’est passé», fait remarquer le Pr Didier Houssin, qui dirige le groupe des experts de l’OMS sur le Covid et qui a travaillé avec Jean Castex sur le déconfinement en avril. «Ce n’est pas le déconfinement à proprement parler en mai et juin qui s’est mal passé, c’est après. C’est le suivi. En juillet et août, on a laissé faire, cela ne bougeait pas trop, puis en septembre les priorités ont été plutôt tournées vers l’économie.» Aurait-il fallu alors prendre des mesures plus contraignantes ? «Ce n’est jamais souhaitable, note François Bourdillon. Pour autant, lorsqu’Agnès Buzyn a décidé l’obligation vaccinale en 2018, cela a plutôt bien fonctionné car elle a pris une position claire et transparente, avec une expertise incontestée.» Et de citer un autre exemple. «On nous dit que l’isolement des personnes infectées aurait dû être plus contraignant cet été, mais on oublie de rappeler qu’il y avait un problème d’accès aux tests aussi. En plus, le traçage est un vrai métier.»
«Sur le vaccin, on nous promet la transparence, s’inquiète pour sa part Bernard Bégaud, mais où est-elle actuellement ? On ne sait toujours rien sur les conditions de pré-achat, sur le prix, sur les conditions de prescription, voire sur les effets secondaires.» Didier Houssin se montre plus pragmatique : «En matière de stratégie vaccinale, il faut envisager tous les aspects, y compris techniques. Comment le vaccin va-t-il être présenté, en individuel ou en vaccination collective ? On nous a accusés pour la grippe H1N1 en 2009 de ne pas avoir fait appel aux médecins de ville. Mais les vaccins en seringue individuelle n’allaient arriver qu’un mois après les vaccins collectifs. D’où le choix de ces centres collectifs. Organiser une campagne de vaccination ne se résume pas à une problématique d’obligation.» Le Comité d’éthique va d’ailleurs se pencher sur cette question.
On le voit bien, l’équation à résoudre dans les jours à venir est à multiples inconnues, qui plus est dans un pays qui reste fortement individualiste. «La santé publique, c’est penser aux autres», nous fait joliment remarquer Didier Sicard, ex-président du Comité d’éthique. «C’est une affaire de démocratie sanitaire, poursuit dans la même veine un ancien directeur général de la santé. Tous les acteurs sont interdépendants. Or un fonctionnement jupitérien, avec des décisions prises sans débat public autour d’un Conseil de défense dont rien ne filtre, n’est peut-être pas la meilleure des stratégies pour emporter l’adhésion de tous.»