MAPUCHES Au Chili, les Amérindiens se rappellent à la loi
Spoliés lors de l’indépendance puis de la dictature de Pinochet, ces autochtones essaient de faire valoir leur droit à la terre. Ils espèrent faire avancer leur combat en obtenant des sièges réservés dans l’Assemblée constituante en gestation.
Alberto Curamil, 46 ans, observe avec fierté le champ d’avoine qui s’étale à flanc de colline, juste à côté de sa maison. De jeunes pousses vertes d’une vingtaine de centimètres de haut, entourées de hêtre austral et de chênes endémiques du sud du Chili. «On nous traite d’alcooliques, de paresseux. On dit que, quand l’Etat nous rend nos terres, on ne les exploite pas, mais voici devant vous le résultat de nos efforts», lance-t-il. Quelques porcelets en liberté paissent en bordure de champ. En contrebas, une soixantaine de veaux et de vaches goûtent l’herbe du printemps chilien. Le chef mapuche Alberto Curamil s’est installé ici, à Radalco, en 2007, avec plusieurs autres familles. A l’époque, l’Etat chilien leur a remis environ 10 hectares par famille dans la commune de Curacautín, à 800 km au sud de Santiago.
«Nos conditions de vie se sont améliorées depuis que nous sommes ici», explique Alberto Curamil en allumant une cigarette. Il a grandi dans cette même région de l’Araucanie, la plus pauvre du Chili. «Nous vivions entassés, se souvient-il. J’ai dû commencer à travailler dans des fermes alors que j’étais encore enfant. Nous n’avions pas de quoi vivre dignement.» Au Chili, près de 10 % de la population se considère mapuche, ce qui en fait de loin le principal peuple indigène du pays. Invaincus par les Espagnols, les Mapuches ont été colonisés par le Chili (une fois devenu indépendant), au XIXe siècle. Leurs terres ont été alors largement usurpées, données ou vendues à bas prix, notamment à des colons européens. Les Mapuches ont été cantonnés à des terrains exigus et souvent peu fertiles. Plongés dans la pauvreté, beaucoup ont été forcés de migrer vers les villes. Au début des années 70, la réforme agraire menée par le président socialiste Salvador Allende leur a permis de récupérer une partie de leur territoire ancestral. Mais sous la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990), près de la moitié de ces terrains ont été bradés à des entreprises forestières, contrôlées en majorité par de riches familles chiliennes.
Depuis les terres d’Alberto Curamil, on aperçoit ainsi des étendues brunes et vert sombre, dans un paysage vallonné : de grandes plantations de pins et d’eucalyptus. Le bois et la pâte à papier représentent 9 % des exportations du pays. Une puissante industrie, peu appréciée par les Mapuches. «Ce sont des entreprises prédatrices, qui détruisent tout», tranche Alberto Curamil, qui dénonce les conséquences pour l’environnement des monocultures de pins et d’eucalyptus. Il prend l’exemple de la plantation installée en bordure de ses champs. «Avant, il y avait un ruisseau ici, expliquet-il. Mais depuis que l’entreprise a planté des eucalyptus à côté de chez nous, il n’y a plus d’eau en surface», ce qui l’empêche d’abreuver ses animaux facilement, en particulier en été.
Territoire ancestral
De nombreuses familles mapuches exigent de récupérer les terres aujourd’hui exploitées par de grandes entreprises forestières. Des groupuscules mapuches radicaux minoritaires ont, depuis la fin des années 90, appelé à frapper le grand capital. Ils sont accusés de mener des blocages de routes, des incendies de camions transportant du bois, et d’autres faits de violence qui font régulièrement les titres des médias chiliens (sans que les auteurs soient forcément identifiés).
Si les différentes organisations politiques mapuches divergent sur les méthodes à adopter, la récupération du territoire ancestral est l’une de leurs revendications majeures. La montée en puissance du mouvement mapuche depuis le retour à la démocratie en 1990 et la violente répression contre ses militants, à l’aide d’une loi antiterroriste héritée de la dictature, ont généré un mouvement de soutien de la part des Chiliens. Depuis le début du mouvement social historique lancé
en octobre 2019, on peut ainsi observer dans toutes les manifestations la Wenüfoye, le drapeau mapuche, toujours en bonne place. Pour Fernando Pairican, historien mapuche et professeur à l’université de Santiago, «ce drapeau est perçu comme un emblème de résistance, hors des partis», qui sont eux rejetés par une grande partie de la population. «C’est une fierté de voir que le peuple chilien s’est soulevé ainsi», assure Alberto Curamil, soulignant que les manifestants ont vécu «la violence de l’Etat contre son propre peuple», avec plus de 3 800 blessés (notamment aux yeux), et au moins cinq personnes tuées par les forces de l’ordre. Une violence que l’Etat chilien «exerce contre nous, le peuple mapuche, depuis près de deux siècles», explique-t-il.
Nobel de l’environnement
«Littéralement, Mapuche signifie “les gens de la Terre”, explique Alberto Curamil, au milieu de son champ d’avoine où l’on entend chanter quelques oiseaux. Nous nous considérons comme un élément parmi d’autres de la Terre, nous faisons partie intégrante de la Terre.» La culture et la langue mapuches sont ainsi intimement liées à la nature. Les sommets et les sources d’eau sont perçus comme sacrés. «Si on entend la musique du fleuve et de l’eau qui coule, cela veut dire qu’il y a de la vie. C’est aussi un message qui nous est transmis», assure le chef mapuche en contemplant les méandres du Cautín depuis une falaise recouverte de végétation, non loin de chez lui.
Ces dernières années, le lonko (chef mapuche) a mobilisé les familles des environs contre deux grands projets de centrales hydroélectriques sur le fleuve. La construction de ces barrages aurait inondé des milliers d’hectares. Les projets ont finalement été abandonnés. Un combat qui a valu au militant mapuche de recevoir en 2019 un prix Goldman, souvent présenté comme le Nobel des défenseurs de l’environnement. Mais le militant mapuche n’a pas pu aller chercher sa récompense en personne car il était alors en prison. Accusé de braquage à main armée, il a passé seize mois en détention préventive, avant d’être innocenté.
«Nous dérangeons les entreprises qui ont de grands investissements dans le Wallmapu [territoire ancestral des Mapuches, à cheval sur le Chili et l’Argentine, ndlr], c’est pour ça qu’on essaye de nous intimider», e stime Alberto Curamil, qui était considéré par les militants mapuches comme l’un des “prisonniers politiques” de leur peuple.
«Ils pensent qu’en nous incarcérant, cela va nous arrêter. Mais cela nous donne davantage de force. Nous allons continuer à nous battre, malgré la prison et la mort», assure Belén Curamil, sa fille de 20 ans, en référence notamment au décès en novembre 2018 d’un jeune Mapuche. Camilo Catrillanca, 24 ans, a été tué par un commando de la police, de plusieurs balles dans le dos, alors qu’il rentrait chez lui en tracteur.
Autonomie politique
Le 25 octobre 2020, presque un an après le début du mouvement social contre les inégalités, les Chiliens ont voté à 78% en faveur de la rédaction d’une nouvelle Constitution, pour remplacer le texte actuel, hérité de la dictature. En avril, ils devront élire une Assemblée constituante, dont certains sièges pourraient être réservés aux membres des peuples autochtones. Le sujet est débattu en ce moment au Congrès, où la députée socialiste Emilia Nuyado soutient fermement l’idée de permettre aux peuples premiers d’élire leurs propres représentants au sein de la Constituante.
«Nous avons été invisibilisés par l’Etat, on a usurpé notre territoire. Et dans certains cas, nous avons aussi perdu notre culture, énumère celle qui est considérée comme la première femme mapuche jamais élue au Congrès. Alors maintenant, nous qui étions présents ici avant la création de l’Etat chilien, exigeons de participer à la rédaction de la Constitution, d’avoir notre mot à dire.» Elle voit dans ce processus l’opportunité de mieux protéger l’environnement, de garantir l’accès à l’eau –privatisée sous la dictature –, et surtout la possibilité que les peuples autochtones soient reconnus dans la Constitution. En Amérique latine, «le Chili est l’un des pays les plus en retard concernant les droits des peuples indigènes, souligne l’historien Fernando Pairican. S’il est inscrit dans la nouvelle Constitution que le Chili est un Etat unitaire mais plurinational, cela permettrait à la fois la cohabitation avec les non-indigènes et la récupération des terres usurpées.»
Pour autant, depuis ses terres dans le sud du Chili, Alberto Curamil voit avec méfiance et une certaine distance l’élection de l’Assemblée constituante. Il assure, certes, que ce moment est une occasion historique de changement pour les Chiliens et il dit espérer que les demandes de son peuple seront entendues. Mais, «en tant que Mapuches, nous n’attendons pas grand-chose de l’Etat», ajoute-t-il, peu intéressé par l’idée que certains sièges soient réservés aux peuples indigènes. Il perçoit cette proposition comme une forme d’intégration aux institutions chiliennes. Lui préfère la voie de l’autonomie politique.
«Certains ne négocient pas avec l’Etat car ils ne croient plus au dialogue», précise la députée Emilia Nuyado, qui dit respecter cette position. Elle craint toutefois que le gouvernement de droite au pouvoir utilise ces divergences pour refuser une participation réelle des peuples indigènes à ce processus inédit en démocratie au Chili.
«Le mouvement mapuche n’a jamais été uni» politiquement, relativise Fernando Pairican. Les différentes positions au sein de son peuple sont complémentaires à ses yeux. Emilia Nuyado, pour sa part, est déterminée à ne pas laisser passer cette opportunité. Elle est convaincue que ce processus constituant pourrait permettre des avancées historiques pour les droits des peuples indigènes. •
«Nous avons été invisibilisés
par l’Etat, on a usurpé notre territoire.»
Emilia Nuyado
députée mapuche