«On me demande de passer une vie à être postulante»
Selon la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, les mesures de revalorisation des primes des enseignants-chercheurs vont permettre de redonner envie aux jeunes de s’engager dans une telle carrière. Mais une enquête de la revue britannique Nature indique que plus de la moitié des jeunes chercheurs dans le monde ont une vision négative de leur avenir professionnel. Libération donne la parole à des chercheurs en début de carrière qui racontent leur précarité.
Pierre, 36 ans
«Dix ans de jobs universitaires»
«Quand j’entends Frédérique Vidal prétendre que les universités françaises ne sont pas assez attractives, je suis en colère», lâche Pierre (1). Ce sociologue de 36 ans, père de trois jeunes enfants, se démultiplie entre cours, publications et enquêtes de terrain, sans oublier le montage de dossiers pour obtenir des financements… et tenter in fine de décrocher le graal : une titularisation. Sélectionné et auditionné à deux reprises par des universités l’an dernier, mais pas retenu, il est actuellement ingénieur de recherche en post-doc financé par la Mutualité sociale agricole (MSA), au sein d’une unité de recherche mixte de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
«Je reste motivé, mais d’autres collègues vivent mal ces refus répétés qui peuvent finir par miner la confiance en soi», souligne Pierre. Son CV universitaire détaillé est lourd de plus de 20 pages, mais il y avait seulement trois postes à pourvoir dans sa spécialité à l’Inrae, et à peine plus (sept à huit) au CNRS. «Tous les candidats sont surqualifiés, le problème c’est qu’il n’y a pas de budget», résume-t-il.
Retiré avec femme et enfants dans le Tarn-etGaronne, le sociologue a passé sa thèse consacrée aux agriculteurs bio à l’Université de Bourgogne. Après plus de dix années de contrats précaires dans différentes universités, en France et à l’étranger, il se voit en «éternel candidat» bringuebalé dans une spirale de précarité. «J’ai financé ma thèse en multipliant les jobs universitaires», raconte-t-il. Un premier poste d’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (Ater) à Sciences-Po Toulouse pendant deux ans, de vacataire pendant un an Nice, puis trois ans d’enseignant contractuel à Limoges… Mais toujours pas de graal.
Emma, 33 ans «J’ai envie d’y être»
Sa thèse en sociologie politique des migrations, Emma (1) l’a démarrée en 2013 à Marseille avec une «excellente nouvelle»: un financement sur trois ans, de quoi se lancer sereinement «dans un domaine où le bénévolat est la norme». De quoi aussi affronter le lot de pressions ordinaires du jeune doctorant: «Travailler gratuitement, corriger des copies de professeurs, les remplacer au pied levé…» Au bout de trois ans, faute de financement, c’est grâce aux indemnités de Pôle Emploi –«le plus grand financeur de thèses en France !» – que la doctorante achève ses travaux.
Elle soutient finalement en novembre 2018, juste après son recrutement comme Ater. Un an de sursis pour la désormais docteure en socio qui n’en a pas fini avec les batailles. Il faut à présent obtenir sa qualification, sésame nécessaire pour prétendre postuler à des postes de maître de conférences, mis en jeu une seule fois par an. Emma, pourtant arrivée troisième en 2019, devra attendre encore un an pour se présenter à nouveau. «Mais ça fait deux ans qu’en France, il n’y a presque plus de poste, souffle-t-elle. Ma thématique, la sociologie des migrations, n’est plus à la mode. Je suis périmée…»
De retour à Pôle Emploi, c’est sans rémunération que la Marseillaise produit des articles pour rester «concurrentielle»: «Depuis que j’ai fini ma thèse, j’ai déjà passé plus de temps à refaire mon CV et à déposer des demandes de financements qu’à valoriser mes recherches. Avec le système d’appels à projets imposé par la nouvelle loi, on me demande de passer une vie à être postulante.» Emma veut encore y croire, même si «la colère» gagne du terrain. «J’ai coûté treize ans de formation à la société, je suis énervée de ne pas pouvoir lui rendre. Quand j’ai eu mon bac pro, j’étais déjà la plus diplômée de ma famille, alors un doctorat… La fac, ça a été une bouffée d’air. On m’a donné les clés, je ne peux pas les garder pour moi. C’est pour ça que j’ai envie d’y être.»
Clara, 26 ans
«C’est trop de sacrifices»
«Avant, je pensais que les chercheurs bénéficiaient de moyens pour travailler, ainsi qu’une grande liberté intellectuelle. Mais en arrivant à l’ENS, j’ai vite déchanté.» Clara (1), jeune doctorante en chimie de 26 ans en troisième année de thèse à l’ENS, jette aujourd’hui l’éponge. Suite au vote de la loi de programmation de la recherche (LPR), elle a pris la décision d’arrêter la recherche une fois son doctorat en poche, et ce malgré sa passion pour son travail. «Je ne suis pas prête à risquer de m’investir pendant dix ans dans des postdoc à l’étranger dans des conditions précaires et difficiles sans avoir aucune certitude d’obtenir un poste de titulaire au bout. C’est trop de sacrifices», explique celle qui a toujours rêvé de travailler au CNRS.
«Attristée» par ce qu’elle appelle «un enterrement de la recherche», Clara dénonce les conditions dans lesquelles les chercheurs doivent aujourd’hui évoluer. Le salaire peu élevé au vu des études requises, les difficultés à trouver des financements pour les projets de recherche, ou encore le «copinage» nécessaire selon elle pour obtenir des bourses, des primes ou même un poste, ont eu raison des aspirations de la jeune femme. «Dans ce contexte, la LPR est un coup de massue, raconte Clara, dépitée. Avec l’effacement progressif du recrutement par concours des maîtres de conférences, qui était pourtant une des rares voies objectives, ainsi que la création du statut de professeur junior, les chances d’être un jour titularisé s’amenuisent de plus en plus.» Elle n’avait pas prévu de changer maintenant de voie mais la doctorante compte bien retomber sur ses pattes en passant des concours de la Fonction publique, pour soit «travailler au ministère» soit «entrer dans l’éducation nationale». «Mais il est également possible que je me tourne vers le secteur privé», conclut-elle.
(1) Le prénom a été modifié.