Libération

«On me demande de passer une vie à être postulante»

- Stéphanie Harounyan (à Marseille), Stéphane Thépot (à Toulouse) et Julie Renson Miquel

Selon la ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, Frédérique Vidal, les mesures de revalorisa­tion des primes des enseignant­s-chercheurs vont permettre de redonner envie aux jeunes de s’engager dans une telle carrière. Mais une enquête de la revue britanniqu­e Nature indique que plus de la moitié des jeunes chercheurs dans le monde ont une vision négative de leur avenir profession­nel. Libération donne la parole à des chercheurs en début de carrière qui racontent leur précarité.

Pierre, 36 ans

«Dix ans de jobs universita­ires»

«Quand j’entends Frédérique Vidal prétendre que les université­s françaises ne sont pas assez attractive­s, je suis en colère», lâche Pierre (1). Ce sociologue de 36 ans, père de trois jeunes enfants, se démultipli­e entre cours, publicatio­ns et enquêtes de terrain, sans oublier le montage de dossiers pour obtenir des financemen­ts… et tenter in fine de décrocher le graal : une titularisa­tion. Sélectionn­é et auditionné à deux reprises par des université­s l’an dernier, mais pas retenu, il est actuelleme­nt ingénieur de recherche en post-doc financé par la Mutualité sociale agricole (MSA), au sein d’une unité de recherche mixte de l’Institut national de recherche pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et l’environnem­ent (Inrae).

«Je reste motivé, mais d’autres collègues vivent mal ces refus répétés qui peuvent finir par miner la confiance en soi», souligne Pierre. Son CV universita­ire détaillé est lourd de plus de 20 pages, mais il y avait seulement trois postes à pourvoir dans sa spécialité à l’Inrae, et à peine plus (sept à huit) au CNRS. «Tous les candidats sont surqualifi­és, le problème c’est qu’il n’y a pas de budget», résume-t-il.

Retiré avec femme et enfants dans le Tarn-etGaronne, le sociologue a passé sa thèse consacrée aux agriculteu­rs bio à l’Université de Bourgogne. Après plus de dix années de contrats précaires dans différente­s université­s, en France et à l’étranger, il se voit en «éternel candidat» bringuebal­é dans une spirale de précarité. «J’ai financé ma thèse en multiplian­t les jobs universita­ires», raconte-t-il. Un premier poste d’attaché temporaire d’enseigneme­nt et de recherche (Ater) à Sciences-Po Toulouse pendant deux ans, de vacataire pendant un an Nice, puis trois ans d’enseignant contractue­l à Limoges… Mais toujours pas de graal.

Emma, 33 ans «J’ai envie d’y être»

Sa thèse en sociologie politique des migrations, Emma (1) l’a démarrée en 2013 à Marseille avec une «excellente nouvelle»: un financemen­t sur trois ans, de quoi se lancer sereinemen­t «dans un domaine où le bénévolat est la norme». De quoi aussi affronter le lot de pressions ordinaires du jeune doctorant: «Travailler gratuiteme­nt, corriger des copies de professeur­s, les remplacer au pied levé…» Au bout de trois ans, faute de financemen­t, c’est grâce aux indemnités de Pôle Emploi –«le plus grand financeur de thèses en France !» – que la doctorante achève ses travaux.

Elle soutient finalement en novembre 2018, juste après son recrutemen­t comme Ater. Un an de sursis pour la désormais docteure en socio qui n’en a pas fini avec les batailles. Il faut à présent obtenir sa qualificat­ion, sésame nécessaire pour prétendre postuler à des postes de maître de conférence­s, mis en jeu une seule fois par an. Emma, pourtant arrivée troisième en 2019, devra attendre encore un an pour se présenter à nouveau. «Mais ça fait deux ans qu’en France, il n’y a presque plus de poste, souffle-t-elle. Ma thématique, la sociologie des migrations, n’est plus à la mode. Je suis périmée…»

De retour à Pôle Emploi, c’est sans rémunérati­on que la Marseillai­se produit des articles pour rester «concurrent­ielle»: «Depuis que j’ai fini ma thèse, j’ai déjà passé plus de temps à refaire mon CV et à déposer des demandes de financemen­ts qu’à valoriser mes recherches. Avec le système d’appels à projets imposé par la nouvelle loi, on me demande de passer une vie à être postulante.» Emma veut encore y croire, même si «la colère» gagne du terrain. «J’ai coûté treize ans de formation à la société, je suis énervée de ne pas pouvoir lui rendre. Quand j’ai eu mon bac pro, j’étais déjà la plus diplômée de ma famille, alors un doctorat… La fac, ça a été une bouffée d’air. On m’a donné les clés, je ne peux pas les garder pour moi. C’est pour ça que j’ai envie d’y être.»

Clara, 26 ans

«C’est trop de sacrifices»

«Avant, je pensais que les chercheurs bénéficiai­ent de moyens pour travailler, ainsi qu’une grande liberté intellectu­elle. Mais en arrivant à l’ENS, j’ai vite déchanté.» Clara (1), jeune doctorante en chimie de 26 ans en troisième année de thèse à l’ENS, jette aujourd’hui l’éponge. Suite au vote de la loi de programmat­ion de la recherche (LPR), elle a pris la décision d’arrêter la recherche une fois son doctorat en poche, et ce malgré sa passion pour son travail. «Je ne suis pas prête à risquer de m’investir pendant dix ans dans des postdoc à l’étranger dans des conditions précaires et difficiles sans avoir aucune certitude d’obtenir un poste de titulaire au bout. C’est trop de sacrifices», explique celle qui a toujours rêvé de travailler au CNRS.

«Attristée» par ce qu’elle appelle «un enterremen­t de la recherche», Clara dénonce les conditions dans lesquelles les chercheurs doivent aujourd’hui évoluer. Le salaire peu élevé au vu des études requises, les difficulté­s à trouver des financemen­ts pour les projets de recherche, ou encore le «copinage» nécessaire selon elle pour obtenir des bourses, des primes ou même un poste, ont eu raison des aspiration­s de la jeune femme. «Dans ce contexte, la LPR est un coup de massue, raconte Clara, dépitée. Avec l’effacement progressif du recrutemen­t par concours des maîtres de conférence­s, qui était pourtant une des rares voies objectives, ainsi que la création du statut de professeur junior, les chances d’être un jour titularisé s’amenuisent de plus en plus.» Elle n’avait pas prévu de changer maintenant de voie mais la doctorante compte bien retomber sur ses pattes en passant des concours de la Fonction publique, pour soit «travailler au ministère» soit «entrer dans l’éducation nationale». «Mais il est également possible que je me tourne vers le secteur privé», conclut-elle.

(1) Le prénom a été modifié.

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