Sans les anciens, les associations en quête de moyens
Alors que la précarité explose, de nombreux seniors, acteurs habituels des distributions de produits essentiels, évitent d’y participer, à cause du risque sanitaire. A la différence du printemps, les ONG s’adaptent.
Pour la première fois depuis vingt ans, elle ne reviendra pas. Il y a quelques semaines pourtant, Monica s’activait encore au milieu des cartons. Comme chaque mercredi, la bénévole avait distribué colis sur colis toute la matinée durant, dans son centre des Restos du coeur du sud de Paris. Sans se douter qu’un reconfinement obligerait de nouveau son association à fermer ses portes jusqu’à ce lundi, jour de lancement de sa 36e campagne d’hiver. «Ma fille m’a pratiquement interdit de reprendre aujourd’hui, elle trouve que ce n’est pas raisonnable», assène l’octogénaire, par peur de contracter la Covid-19.
Jacky, lui, sera bien là. Il est même revenu dès la semaine dernière pour chapeauter les inscriptions et fournir «quelques colis de dépannage», en compagnie d’une dizaine d’autres volontaires. Il confesse que sa femme a essayé de l’en empêcher, «sous les avertissements de [son] médecin». Mais la mission de son autre «famille» était trop importante : ici, les Restos viennent chaque semaine en aide à plus d’un millier de personnes frappées par la précarité.
Depuis le confinement du printemps et le déclenchement de l’épidémie de Covid-19 en France, les bras ont pourtant menacé de manquer dans les associations caritatives, qui reposent exclusivement sur leurs bénévoles dans neuf cas sur dix. Jugés à risques en raison de leur âge avancé pour une majorité d’entre eux, beaucoup ont décidé de se mettre en retrait. Et ont tardé à revenir après la rentrée de septembre et la reprise de l’épidémie. Cette inquiétude s’est imposée de nouveau avec ce deuxième confinement, face à l’inquiétude de leurs proches.
Avec un peu de diabète et un peu de cholestérol – «comme tout le monde à mon âge» –, Marie-Thérèse, arrière-grand-mère, s’est même découvert une importance jusqu’ici insoupçonnée aux yeux de ses deux fils : «Je n’ai jamais eu autant de messages de leur part. Ça m’a étonnée. En ce moment, ils m’envoient des SMS tous les jours pour me demander si je suis vraiment obligée d’y aller, ou pour me dire de faire attention.» En septembre, rien n’y a fait pour la retraitée, dix ans de Restos au compteur. La septuagénaire assume son retour – «On est suffisamment grands pour savoir ce qu’on a à faire» –, bien qu’elle ne vienne qu’une journée par semaine au lieu de trois, «pour ne pas trop jouer avec le feu». Et souffle, l’allure débonnaire, que cette décision lui a permis de surmonter cette période : «On vient ici pour aider les autres, mais ça nous aide aussi nous-mêmes. Sinon, je serais toute seule chez moi.» Dans son centre, fermé seulement l’espace d’un mois entre mars et avril, une dizaine de bénévoles sur 65 manquaient pourtant toujours à l’appel depuis la reprise des activités.
La peur au ventre
Chez Emmaüs, à la Fondation abbéPierre, au Secours populaire ou dans les «vestiboutiques» de la CroixRouge… c’est le même constat: près de deux bénévoles sur dix continuent de rester à l’écart de leur association par crainte du virus. Si le chiffre précis reste difficile à évaluer, en particulier lors du confinement automnal, la tendance, elle, n’en demeure pas moins préoccupante. Car près de 20 millions de Français ont pratiqué du bénévolat en 2019, dont une majorité de plus de 65 ans, particulièrement engagés dans les 60000 structures d’actions sociales et caritatives, selon les derniers chiffres de France Bénévolat.
«Les retours que nous donnent nos établissements nous indiquent que les plus de 70 ans ont cessé presque toute activité, relève Etienne Mangeard, directeur du service bénévolat de l’Armée du salut dont les 4 500 membres – 2 500 permanents – dépassent pour certains les 85 ans. C’est soit par obligation, pour les bénévoles les plus âgés qui intervenaient en Ehpad à cause du confinement, soit à cause de leurs propres pathologies.»
La peur au ventre, «certains ont vraiment du mal à s’en remettre», confie-t-on au Secours catholique de Rosny-sous-Bois, déserté par une trentaine de bénévoles sur une cinquantaine depuis la rentrée. Un phénomène qui crée aussi de sérieux problèmes d’organisation à Houria Tareb, membre du bureau national du Secours populaire français, chez qui la «très grande majorité» des 80 000 bénévoles dépassent les 60 ans : «Etant donné qu’ils sont à la retraite, ces bénévoles
étaient généralement les plus impliqués, parce qu’ils avaient plus de temps à donner. Un nombre important était même à la tête de nos structures. Ça a été compliqué de faire sans eux.»
Un secteur «à l’arrêt»
Sans aller jusqu’à l’interdiction, la plupart des directions nationales d’associations ont relayé à l’envi le même message de précaution envers leurs bénévoles à l’amorce de chaque confinement, les incitant à rester le plus possible à domicile. Alors que la crise économique actuelle provoque une hausse fulgurante de la précarité, difficile, dans ces conditions, d’assurer l’inclusion et l’accompagnement des plus fragiles. Au cours de l’épisode printanier, 89 % des associations disent avoir rencontré des difficultés. Un tiers d’entre elles les expliquent par «la perte de contact avec certains bénévoles» selon une série d’enquêtes menées auprès de plus de 2 300 bénévoles tous secteurs confondus, publiées entre avril et juin 2020 par les réseaux «Recherches & Solidarités» et «Le mouvement associatif» en lien avec le ministère de l’Education nationale.
Pire, les deux tiers des associations sondées se disaient «à l’arrêt» à l’occasion de la première mise sous cloche du pays. «Du jour au lendemain, le 18 mars, on a dû fermer nos 210 structures traditionnelles de collecte et de vente d’objets», regrette Jean-François Maruszyczak, directeur général d’Emmaüs France et ses 10 000 bénévoles. La reprise ? Il observe qu’«elle a aussi dépendu de la sensibilité des uns et des autres et de l’exposition au virus des régions dans lesquelles les bénévoles se trouvaient». Avec le risque, pour les bénévoles les plus âgés, de tomber dans l’isolement qu’ils combattaient jusqu’ici.
Pour dépasser ces difficultés, les structures ont choisi de faire évoluer leurs activités. Une adaptation déjà ancienne pour le monde associatif, raconte Jacques Malet, président fondateur de «Recherches & solidarités», pour qui «une association fonctionne toujours avec trois bouts de ficelle. Elles avaient déjà appris à faire beaucoup avec rien. Alors, nombre d’entre elles ont su rebondir». Au Secours populaire de Paris, on l’assure : «Il n’y a pas eu de désengagement total des bénévoles.» «On a surtout vu la conversion» de nouvelles personnes, abonde Paul Maréchal, délégué national d’ATD Quart Monde, où les accompagnements individuels, comme le soutien scolaire, «ont été maintenus, mais via des contacts par téléphone ou sur les réseaux sociaux».
En basculant vers le télétravail, rebaptisé «télébénévolat», ce qui a été le cas pour deux tiers des bénévoles au cours du premier confinement, les associations ont d’abord essayé de maintenir un semblant d’organisation pour répondre au «surcroît d’activité enregistré», note la sociologue Mathilde Renault-Tinacci, spécialiste du monde associatif. Tout en tentant de surmonter l’écueil de la fracture numérique, particulièrement menaçant à l’égard des plus anciens. «Le numérique, ça a été un choc culturel», s’amuse David Thiébaud, délégué du Secours catholique de Meurtheet-Moselle et des Vosges. Tout en admettant que le distanciel semble aller à l’encontre de la mission associative, les outils numériques lui ont permis de «garder le lien entre les membres de [sa] délégation».
Vague de Jeunes
Dans son centre de la Croix-Rouge de Bernaville et Doullens, dans la Somme, où plus des trois quarts des bénévoles s’étaient mis en retrait, la vice-présidente Marie-Françoise Dupuis, frustrée, n’a elle aussi pas eu d’autres choix que de travailler «par Internet et par téléphone» pour aider son équipe à adapter les distributions aux gestes barrières. Houria Tareb rassure. Au Secours populaire: «Aucun centre n’a fermé depuis le reconfinement. On est mieux organisés qu’au printemps. On a moins peur, et une meilleure connaissance des risques liés au virus.»
Privés des forums d’associations, les campagnes de recrutement ont néanmoins trouvé preneurs en ligne, avec un succès dépassant parfois les attentes. «Nous avons eu 400 profils qui se sont proposés spontanément», s’enthousiasme Etienne Mangeard, à l’Armée du salut. Et de souligner qu’une vague de jeunes bénévoles, qu’ils soient actifs, en chômage partiel ou étudiants, a permis de préserver maraudes et distributions mobiles depuis mars. Même schéma au Secours populaire de Haute-Garonne, où la secrétaire générale s’est réjouie de l’arrivée de ces jeunes – «ils sont venus dans la bonne humeur et avec des idées neuves, comme les drives pour les distributions alimentaires, ou les groupes WhatsApp entre bénévoles». Mais elle s’inquiète de sa capacité à les conserver. Moins de bénévoles, plus de bénéficiaires : la pression est énorme pour ces associations qui prévoient, à cause de la crise économique, que «des milliers de personnes risquent de basculer durablement dans la pauvreté».•
«Aucun centre n’a fermé depuis le reconfinement. On est mieux organisés.»
Houria Tareb membre du bureau national
du Secours populaire