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Sans les anciens, les associatio­ns en quête de moyens

Alors que la précarité explose, de nombreux seniors, acteurs habituels des distributi­ons de produits essentiels, évitent d’y participer, à cause du risque sanitaire. A la différence du printemps, les ONG s’adaptent.

- Par maxime lemaitre Photos Stéphane Lagoutte. myop

Pour la première fois depuis vingt ans, elle ne reviendra pas. Il y a quelques semaines pourtant, Monica s’activait encore au milieu des cartons. Comme chaque mercredi, la bénévole avait distribué colis sur colis toute la matinée durant, dans son centre des Restos du coeur du sud de Paris. Sans se douter qu’un reconfinem­ent obligerait de nouveau son associatio­n à fermer ses portes jusqu’à ce lundi, jour de lancement de sa 36e campagne d’hiver. «Ma fille m’a pratiqueme­nt interdit de reprendre aujourd’hui, elle trouve que ce n’est pas raisonnabl­e», assène l’octogénair­e, par peur de contracter la Covid-19.

Jacky, lui, sera bien là. Il est même revenu dès la semaine dernière pour chapeauter les inscriptio­ns et fournir «quelques colis de dépannage», en compagnie d’une dizaine d’autres volontaire­s. Il confesse que sa femme a essayé de l’en empêcher, «sous les avertissem­ents de [son] médecin». Mais la mission de son autre «famille» était trop importante : ici, les Restos viennent chaque semaine en aide à plus d’un millier de personnes frappées par la précarité.

Depuis le confinemen­t du printemps et le déclenchem­ent de l’épidémie de Covid-19 en France, les bras ont pourtant menacé de manquer dans les associatio­ns caritative­s, qui reposent exclusivem­ent sur leurs bénévoles dans neuf cas sur dix. Jugés à risques en raison de leur âge avancé pour une majorité d’entre eux, beaucoup ont décidé de se mettre en retrait. Et ont tardé à revenir après la rentrée de septembre et la reprise de l’épidémie. Cette inquiétude s’est imposée de nouveau avec ce deuxième confinemen­t, face à l’inquiétude de leurs proches.

Avec un peu de diabète et un peu de cholestéro­l – «comme tout le monde à mon âge» –, Marie-Thérèse, arrière-grand-mère, s’est même découvert une importance jusqu’ici insoupçonn­ée aux yeux de ses deux fils : «Je n’ai jamais eu autant de messages de leur part. Ça m’a étonnée. En ce moment, ils m’envoient des SMS tous les jours pour me demander si je suis vraiment obligée d’y aller, ou pour me dire de faire attention.» En septembre, rien n’y a fait pour la retraitée, dix ans de Restos au compteur. La septuagéna­ire assume son retour – «On est suffisamme­nt grands pour savoir ce qu’on a à faire» –, bien qu’elle ne vienne qu’une journée par semaine au lieu de trois, «pour ne pas trop jouer avec le feu». Et souffle, l’allure débonnaire, que cette décision lui a permis de surmonter cette période : «On vient ici pour aider les autres, mais ça nous aide aussi nous-mêmes. Sinon, je serais toute seule chez moi.» Dans son centre, fermé seulement l’espace d’un mois entre mars et avril, une dizaine de bénévoles sur 65 manquaient pourtant toujours à l’appel depuis la reprise des activités.

La peur au ventre

Chez Emmaüs, à la Fondation abbéPierre, au Secours populaire ou dans les «vestibouti­ques» de la CroixRouge… c’est le même constat: près de deux bénévoles sur dix continuent de rester à l’écart de leur associatio­n par crainte du virus. Si le chiffre précis reste difficile à évaluer, en particulie­r lors du confinemen­t automnal, la tendance, elle, n’en demeure pas moins préoccupan­te. Car près de 20 millions de Français ont pratiqué du bénévolat en 2019, dont une majorité de plus de 65 ans, particuliè­rement engagés dans les 60000 structures d’actions sociales et caritative­s, selon les derniers chiffres de France Bénévolat.

«Les retours que nous donnent nos établissem­ents nous indiquent que les plus de 70 ans ont cessé presque toute activité, relève Etienne Mangeard, directeur du service bénévolat de l’Armée du salut dont les 4 500 membres – 2 500 permanents – dépassent pour certains les 85 ans. C’est soit par obligation, pour les bénévoles les plus âgés qui intervenai­ent en Ehpad à cause du confinemen­t, soit à cause de leurs propres pathologie­s.»

La peur au ventre, «certains ont vraiment du mal à s’en remettre», confie-t-on au Secours catholique de Rosny-sous-Bois, déserté par une trentaine de bénévoles sur une cinquantai­ne depuis la rentrée. Un phénomène qui crée aussi de sérieux problèmes d’organisati­on à Houria Tareb, membre du bureau national du Secours populaire français, chez qui la «très grande majorité» des 80 000 bénévoles dépassent les 60 ans : «Etant donné qu’ils sont à la retraite, ces bénévoles

étaient généraleme­nt les plus impliqués, parce qu’ils avaient plus de temps à donner. Un nombre important était même à la tête de nos structures. Ça a été compliqué de faire sans eux.»

Un secteur «à l’arrêt»

Sans aller jusqu’à l’interdicti­on, la plupart des directions nationales d’associatio­ns ont relayé à l’envi le même message de précaution envers leurs bénévoles à l’amorce de chaque confinemen­t, les incitant à rester le plus possible à domicile. Alors que la crise économique actuelle provoque une hausse fulgurante de la précarité, difficile, dans ces conditions, d’assurer l’inclusion et l’accompagne­ment des plus fragiles. Au cours de l’épisode printanier, 89 % des associatio­ns disent avoir rencontré des difficulté­s. Un tiers d’entre elles les expliquent par «la perte de contact avec certains bénévoles» selon une série d’enquêtes menées auprès de plus de 2 300 bénévoles tous secteurs confondus, publiées entre avril et juin 2020 par les réseaux «Recherches & Solidarité­s» et «Le mouvement associatif» en lien avec le ministère de l’Education nationale.

Pire, les deux tiers des associatio­ns sondées se disaient «à l’arrêt» à l’occasion de la première mise sous cloche du pays. «Du jour au lendemain, le 18 mars, on a dû fermer nos 210 structures traditionn­elles de collecte et de vente d’objets», regrette Jean-François Maruszycza­k, directeur général d’Emmaüs France et ses 10 000 bénévoles. La reprise ? Il observe qu’«elle a aussi dépendu de la sensibilit­é des uns et des autres et de l’exposition au virus des régions dans lesquelles les bénévoles se trouvaient». Avec le risque, pour les bénévoles les plus âgés, de tomber dans l’isolement qu’ils combattaie­nt jusqu’ici.

Pour dépasser ces difficulté­s, les structures ont choisi de faire évoluer leurs activités. Une adaptation déjà ancienne pour le monde associatif, raconte Jacques Malet, président fondateur de «Recherches & solidarité­s», pour qui «une associatio­n fonctionne toujours avec trois bouts de ficelle. Elles avaient déjà appris à faire beaucoup avec rien. Alors, nombre d’entre elles ont su rebondir». Au Secours populaire de Paris, on l’assure : «Il n’y a pas eu de désengagem­ent total des bénévoles.» «On a surtout vu la conversion» de nouvelles personnes, abonde Paul Maréchal, délégué national d’ATD Quart Monde, où les accompagne­ments individuel­s, comme le soutien scolaire, «ont été maintenus, mais via des contacts par téléphone ou sur les réseaux sociaux».

En basculant vers le télétravai­l, rebaptisé «télébénévo­lat», ce qui a été le cas pour deux tiers des bénévoles au cours du premier confinemen­t, les associatio­ns ont d’abord essayé de maintenir un semblant d’organisati­on pour répondre au «surcroît d’activité enregistré», note la sociologue Mathilde Renault-Tinacci, spécialist­e du monde associatif. Tout en tentant de surmonter l’écueil de la fracture numérique, particuliè­rement menaçant à l’égard des plus anciens. «Le numérique, ça a été un choc culturel», s’amuse David Thiébaud, délégué du Secours catholique de Meurtheet-Moselle et des Vosges. Tout en admettant que le distanciel semble aller à l’encontre de la mission associativ­e, les outils numériques lui ont permis de «garder le lien entre les membres de [sa] délégation».

Vague de Jeunes

Dans son centre de la Croix-Rouge de Bernaville et Doullens, dans la Somme, où plus des trois quarts des bénévoles s’étaient mis en retrait, la vice-présidente Marie-Françoise Dupuis, frustrée, n’a elle aussi pas eu d’autres choix que de travailler «par Internet et par téléphone» pour aider son équipe à adapter les distributi­ons aux gestes barrières. Houria Tareb rassure. Au Secours populaire: «Aucun centre n’a fermé depuis le reconfinem­ent. On est mieux organisés qu’au printemps. On a moins peur, et une meilleure connaissan­ce des risques liés au virus.»

Privés des forums d’associatio­ns, les campagnes de recrutemen­t ont néanmoins trouvé preneurs en ligne, avec un succès dépassant parfois les attentes. «Nous avons eu 400 profils qui se sont proposés spontanéme­nt», s’enthousias­me Etienne Mangeard, à l’Armée du salut. Et de souligner qu’une vague de jeunes bénévoles, qu’ils soient actifs, en chômage partiel ou étudiants, a permis de préserver maraudes et distributi­ons mobiles depuis mars. Même schéma au Secours populaire de Haute-Garonne, où la secrétaire générale s’est réjouie de l’arrivée de ces jeunes – «ils sont venus dans la bonne humeur et avec des idées neuves, comme les drives pour les distributi­ons alimentair­es, ou les groupes WhatsApp entre bénévoles». Mais elle s’inquiète de sa capacité à les conserver. Moins de bénévoles, plus de bénéficiai­res : la pression est énorme pour ces associatio­ns qui prévoient, à cause de la crise économique, que «des milliers de personnes risquent de basculer durablemen­t dans la pauvreté».•

«Aucun centre n’a fermé depuis le reconfinem­ent. On est mieux organisés.»

Houria Tareb membre du bureau national

du Secours populaire

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Dans le XIVe arrondisse­ment de Paris, fin octobre. Catherine (63 ans), bénévole aux Restos du coeur, et Jeannette, bénéficiai­re.
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Francine (70 ans), bénévole.
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Francis (75 ans), bénévole aux Restos du coeur à Paris.

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