Cyberharcèlement Une journaliste prise dans la Toile
Julie Hainaut fait face depuis trois ans à une vague de haine en ligne pour avoir publié un article sur un bar qui vantait l’esprit colonial. Malgré une quinzaine de plaintes déposées, seul un homme a été condamné, dont le procès en appel s’ouvre ce mardi
L’article, court et au ton enlevé, n’a pas fait la une. Et n’avait d’autre prétention que de chroniquer l’ouverture d’un bar à cocktails dans le VIe arrondissement de Lyon. Trois ans plus tard, ses 467 mots publiés le 12 septembre 2017 dans le Petit Bulletin, un hebdomadaire culturel de la région Rhône-Alpes, poursuivent encore leur autrice, la journaliste indépendante Julie Hainaut.
Installée à Lyon en 2000, cette grande blonde de 37 ans à l’autodérision caustique, titulaire d’un DEA de droit international public, est venue à la pige après des stages dans l’humanitaire et à l’ONU. «Trop de bureaucratie» pour celle qui «aime écrire» : elle vend d’abord ses textes au quotidien régional le Progrès, avant de multiplier les collaborations avec des magazines et des titres de presse spécialisée. Culture, tourisme, art de vivre, sujets juridiques ou de société: elle fait le job, en vit, s’en amuse. Mais depuis trois ans, elle reconnaît, colère maîtrisée, être «spectatrice de [sa] vie», «anesthésiée» suite à une campagne infernale de cyberharcèlement : «Je subis, alors que ce n’est pas dans ma nature de laisser faire.»
Ses pérégrinations judiciaires en témoignent, emblématiques du fossé entre l’omniprésence de ce sujet dans l’opinion publique et la réponse que la justice lui apporte. «La justice fait ce qu’elle peut avec les moyens qu’elle a», se désole Me Eric Morain, l’avocat de Julie Hainaut. Pour pallier cette faiblesse, le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, a annoncé lundi sur RTL la création d’un pôle spécialisé sur la haine en ligne au parquet de Paris (lire ci-contre).
Prise pour cible par des nervis d’ultradroite suite à la mise en ligne de l’article du Petit Bulletin en 2017, Julie Hainaut a déposé à ce jour une quinzaine de plaintes, dont une seule a abouti à la condamnation par le tribunal correctionnel de Lyon, en décembre 2019, de Sylvain C. à six mois de prison avec sursis pour injures racistes et sexistes. L’homme de 39 ans, qui se revendique d’extrême droite sur Internet, vit dans la région lyonnaise, où la mouvance identitaire étale de longue date son idéologie nauséabonde.
«Comme si c’était banal»
Ce 24 novembre, Sylvain C. va être rejugé, à son initiative, par la cour d’appel de Lyon. Il n’est pas venu à la première audience mais pourrait cette fois-ci honorer la justice de sa présence: il a changé d’avocat et c’est Damien Viguier, figure sulfureuse du barreau de l’Ain, qui assurera sa défense. Parmi ses clients, Viguier compte l’humoriste Dieudonné et l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, avec qui il a été condamné en avril 2019 à 5 000 euros d’amende pour complicité de négationnisme, avant d’être relaxé en appel en juin 2020.
«La menace identitaire et le cyberharcèlement sont peu pris au sérieux par les pouvoirs publics et la justice, estime Julie Hainaut. Comme si c’était banal, sauf que ce n’est pas un fait divers, ça menace la liberté de la presse, la liberté d’expression et les gens aussi.» Comment un article, à l’origine rangé dans la catégorie peu subversive du «lifestyle», est-il devenu une tribune virtuelle pour des milliers d’adeptes de la frange suprémaciste ?
Le 12 septembre 2017, le bar que découvre Julie Hainaut l’a «séduite» par sa «déco brute esprit récup» et ses «mixtures improbables», écrit-elle alors. Mais les propos des deux tenanciers s’avèrent, eux, peu digestes. Le nom du lieu, la Première Plantation, est une référence à «l’esprit colonial, un esprit à la cool, une époque où l’on savait recevoir», «une période sympathique [où] il y avait du travail», expliquent les entrepreneurs. Julie Hainaut s’en offusque dans son article. A sa publication, les réseaux sociaux se mettent à crépiter. Le bad buzz vise d’abord les barmen, qui ont depuis changé la fameuse déco et le nom de leur rade. Rapidement, c’est la messagère qui en fait les frais : le site néonazi
Le dépôt de plainte
lui a parfois été refusé au sujet des hommes qui la suivaient ou des coups de sonnette
nocturnes : «La police m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire tant que je ne m’étais pas fait agresser physiquement.»
Démocratie participative repère son article et y répond par trois publications (dont deux sont toujours en ligne, signées du pseudonyme «Heinrich») déversant sa haine sur celle qu’il traite de «vermine gauchiste», «putain à nègre hystérique», «serpillière à foutre africain». A l’appui, une photo d’Hitler et d’une vidéo de Goebbels. Chaque message se termine par des appels au harcèlement, livrant en pâture l’adresse mail de la journaliste, dont le lieu de résidence se met aussi à circuler. Sur les réseaux sociaux, les comptes de Julie Hainaut sont submergés de menaces de mort et de viol. «Des milliers de messages que j’ai tous lus et auxquels je n’ai jamais répondu… J’ai été suivie à plusieurs reprises depuis chez moi dans la rue, on a sonné à ma porte dans la nuit», retrace celle qui a arrêté, par «peur», de donner des cours à l’université et qui espère que ce procès en appel laissera «toute cette histoire derrière [elle]».
«Message terrible»
Elle restera un cas d’école des «dysfonctionnements de la chaîne pénale», considère Julie Hainaut : «Quand tu débarques dans un commissariat, il y a une sorte de mise en doute de ta parole.» Le terme de «cyberharcèlement» n’est retenu qu’à sa cinquième plainte, classée sans suite. Depuis 2019, le dépôt de plainte lui a parfois été refusé au sujet des hommes qui la suivaient ou des coups de sonnette nocturnes : «La police m’a dit qu’elle ne pouvait rien faire tant que je ne m’étais pas fait agresser physiquement.» Le juge d’instruction, qui ne l’a pas reçue malgré ses multiples demandes, assure curieusement dans une ordonnance d’octobre 2019 l’avoir «entendue lors de l’enquête». Et rejette la demande d’audition de l’homme qui se trouve derrière le site Démocratie participative, le blogueur ultranationaliste Boris Le Lay. Plusieurs fois condamné par contumace, notamment pour incitation à la haine, faisant l’objet d’une fiche S («sûreté de l’Etat») et d’une notice Interpol, l’extrémiste vivrait au Japon. Sa convocation «s’avère aussi vaine qu’impossible», argue le juge. «C’est un message terrible envoyé aux victimes, et comme aucun politique ne bouge sur le sujet, cette violence est complètement occultée», souligne Julie Hainaut.
L’autre absent de cette bataille judiciaire, pour laquelle seuls se sont portés partie civile l’association Reporters sans frontières et le Syndicat national des journalistes, c’est son employeur, le Petit Bulletin. Dans un article publié deux jours après la chronique de Julie Hainaut, son rédacteur en chef, Sébastien Broquet, a d’abord volé au secours des barmen, affirmant qu’«aucun d’eux n’est raciste ou soupçonné de complaisance envers l’esclavage». La semaine suivante, un édito de la rédaction a fini par dire sa «pleine et entière solidarité à [sa] consoeur». Joint par Libération, Marc Renau, le directeur de la publication du Petit Bulletin, «en proie à beaucoup de difficultés économiques», a indiqué ne pas avoir eu «les moyens juridiques de suivre cette affaire» : «Ça nous a dépassés, on n’était pas prêts, pas équipés pour gérer ça.» Ni lui ni Sébastien Broquet n’ont prévu d’assister à l’audience ce mardi. •