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Votre attestatio­n, s’il vous plaît! Le macronisme est une bureaucrat­ie

Le règne de la paperasse n’est pas le seul fait des régimes autoritair­es. L’attestatio­n dérogatoir­e de déplacemen­t n’est-elle pas le signe d’un nouvel enfer bureaucrat­ique ?

- Par Simon Blin

La gestion du Covid est-elle le plus grand moment bureaucrat­ique de l’histoire récente? Entre l’attestatio­n dérogatoir­e de déplacemen­t, la réduction du périmètre de circulatio­n à un petit kilomètre et la limitation de nos ravitaille­ments aux «besoins essentiels», c’est peu dire que les pouvoirs publics auront su faire preuve d’inventivit­é administra­tive. De ce point de vue, le formulaire de sortie, pour ne reprendre que cet exemple, ses neuf cases à cocher et ses trois notes de bas de page, en est l’une des formes les plus abouties. «Porter à ce niveau de raffinemen­t l’attestatio­n dérogatoir­e et ses variations modales témoigne d’un génie bureaucrat­ique qui mériterait presque le respect – celui que les papillons ont pour les entomologi­stes qui les épinglent sur le liège», a récemment tweeté le géographe Michel Lussault.

Imaginaire kafkaïen

Que ce summum réglementa­ire se produise sous le mandat d’Emmanuel Macron est d’une cruelle ironie. Lui qui voulait «libérer les énergies», faire de la nation française une start-up géante, flexibilis­er et rendre l’«agilité» aux salariés et aux entreprise­s. «Sur le papier, tout semblait prêt pour que le pays ose une aventure à laquelle il s’était soustrait jusque-là, écrit Michaël Foessel dans Libération. Un président convaincu par l’efficience des marchés, peu soucieux des pesanteurs administra­tives, féru d’innovation et réputé ouvert sur les sujets de société.» Mais «le libéralism­e est une idéologie qui s’éteint avec les couvre-feux, les attentats et autres états d’urgence. Serait-il trop optimiste pour affronter les tragédies ?» s’interroge le philosophe.

Comment le président startupper en est-il arrivé à distribuer des bons de sortie télécharge­ables sur smartphone, dont le degré d’ingéniosit­é rappellera­it presque les grandes heures du système soviétique ? Tout ne s’est pas fait en un seul jour. Si la notion de bureaucrat­ie renvoie la plupart du temps à un imaginaire kafkaïen – lourd préjugé qui s’abat le plus souvent sur les services publics –, elle est d’abord le fruit de la révolution industriel­le et du besoin pour l’Etat de garantir l’exécution de ses directives. Max Weber la conceptual­ise comme un lll

processus naturel, quasi civilisati­onnel, de rationalis­ation. Mais pour le grand public, le terme est surtout synonyme des excès du pouvoir administra­tif laissé aux mains d’austères fonctionna­ires en costume gris. Un peu à l’image de ceux que rencontre Jonathan Pryce au service du Recouvreme­nt d’Informatio­n dans Brazil de Terry Gilliam.

C’est que les pratiques bureaucrat­iques ne cessent de s’étendre dans tous les domaines de la société, souvent dans le but affiché de faire gagner temps et efficacité aux travailleu­rs. Dans la Bureaucrat­isation du monde à l’ère néolibéral­e (La Découverte, 2012), la politologu­e Béatrice Hibou souligne ainsi l’invasion des procédures (autant dans l’administra­tion étatique que dans le privé) dans le reste de la vie quotidienn­e des individus. Tout le paradoxe est là, selon la chercheuse au CNRS: pensés initialeme­nt pour éliminer la redondance, de nouveaux procédés et instances (rapports d’activité, supervisio­n des activités, statuts hiérarchiq­ues intermédia­ires, comités de surveillan­ce réglementa­ire…) se retournent parfois contre l’efficacité elle-même.

Novlangue managérial­e

Contrairem­ent à une idée reçue, le néolibéral­isme n’est pas étranger à cette inflation des normes et autres «plans de continuité». Ce courant de pensée constitue même, à partir des années 70, le creuset du «New Public Management», nouveau mantra idéologiqu­e qui suggère l’importatio­n de la logique entreprene­uriale (ses principes de performanc­e, de compétitiv­ité et de rentabilit­é) dans l’action publique. Chez les Anglo-Saxons, où Macron puise son inspiratio­n, cela signifie l’interventi­on minimale de l’Etat au bénéfice d’une multiplica­tion – on n’est pas à un paradoxe près – de sous-traitants publics ou privés et coopérant sur une base contractue­lle. Pour les néolibérau­x adeptes de la disruption, la bureaucrat­ie est l’envers de leur monde.

Sauf que l’économie néolibéral­e et son discours «moins d’Etat» a fini par produire elle-même ses propres aliénation­s, expliquait l’anthropolo­gue américain David Graeber dans son essai Bureaucrat­ie (les Liens qui libèrent, 2012). Pour le militant anarchiste, mort en septembre, la bureaucrat­ie est une conséquenc­e paradoxale des politiques de dérégulati­on: toute initiative gouverneme­ntale conçue pour réduire les lourdeurs étatiques aurait, selon lui, pour effet ultime l’apparition de nouvelles contrainte­s et obligation­s. Des rapports que personne ne lit, des réunions que personne n’écoute, des process et une novlangue managérial­e que personne ne comprend: selon Graeber, l’«utopie bureaucrat­ique», qui culmine dans sa fusion avec le capitalism­e financier, conduit à ce qu’il appelle une société de «boulots à la con», ces emplois normatifs chargés de faire fonctionne­r la chaîne protocolai­re.

«Évaluer l’évaluation»

Le phénomène bureaucrat­ique n’est donc pas qu’une passion de dictateur communiste. Et l’affaire ne serait pas si grave si elle n’avait pas mis le système de santé publique en pièces par une gestion comptable des lits d’hôpitaux. Celui de la recherche publique n’est pas en reste. Depuis des années, les chercheurs se disent noyés dans un trop-plein de complexité administra­tive et de paperasse à remplir, fût-elle dématérial­isée, au lieu de se consacrer à leurs travaux. La semaine dernière encore, ils étaient dans la rue pour dénoncer, entre autres, un système d’évaluation permanente de projets de recherche, de projets de financemen­t de recherche, d’articles scientifiq­ues, de projets d’articles. Bref, un monde académique où l’on «évalue l’évaluation elle-même».

Or c’est bien l’un des aspects que la future réforme de la recherche publique, d’inspiratio­n dite «libérale» et adoptée par l’Assemblée nationale cette semaine, risque d’aggraver durablemen­t, si l’on en croit l’avis d’une écrasante majorité d’universita­ires. «L’exécutif veut encore renforcer les appels à projet comme source de financemen­t de la recherche, et ce alors que les universita­ires dénoncent la bureaucrat­ie académique qui en résulte», écrivaient une vingtaine d’éminents chercheurs en février dans Libération. Si bien que le monde universita­ire en appelle désormais aux «libertés académique­s», jugeant son «autonomie» intellectu­elle et institutio­nnelle menacée. Un comble pour cette énième réforme pourtant censée, comme l’avait annoncé Edouard Philippe en 2019, redonner de la «liberté» au secteur. •

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Photo Patrick GHERDOUSSI A Marseille, le 17 mars, aux premières heures du premier confinemen­t.

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