Libération

La complainte du bistro abandonné

Monologue du troquet français mis aux arrêts par le Covid qui ne sait quand il pourra à nouveau distraire les population­s de leurs obligation­s

- Par Luc Le Vaillant

Je suis l’un des bistros français. On était 500 000 en 1900, 200 000 en 1960, 40 000 en 2015. Avant que ne survienne cette pandémie, on reprenait un peu du poil de la bête. Les caboulots des campagnes désertées se réinventai­ent entre bazar et bureau de Poste, épicerie bio et services communaux. Au coin des boulevards, les bars-tabacs, façon Boyard et Balto, continuaie­nt à débiter du Rapido et de l’Euromillio­ns, tout en toastant des croque-monsieur et des hot-dogs. Alentour, rayonnaien­t des bars à tapas grandioses qui raffinaien­t du gastro en petites assiettes à prix canon, comme chez Yves Camdeborde ou Thierry Faucher. Il y avait des déclinaiso­ns diverses : café-concert et salon de thé librairie, lounge et chicha, pubs à l’anglaise et «maquis» à l’africaine. Et toujours des buvettes et des licences IV, le Lipp et le Flore, le Costes et la Closerie. Comme eux tous, j’ai fermé. Et, parfois, je me demande si c’est à jamais.

Je suis l’un des bistros qui a baissé le rideau de fer une nuit d’octobre, quand il a fallu reconstrui­re ce mur de Berlin sanitaire qui a tout d’une ligne Maginot. J’ai empilé les chaises sur les tables comme autant de barricades inutiles contre un virus qui va finir par avoir ma peau. J’ai balayé la sciure qui, il y a des siècles, agglomérai­t les mégots et qui éponge désormais le sang des copains copines qui ne s’accouderon­t plus au zinc des jours heureux. J’ai mis mes serveurs au chômage et mon bailleur en attente. J’aurais pu faire des acrobaties de gagne-petit mais je refuse la misère du prêt-à-emporter, que jamais je ne nommerai take-away, faut pas déconner.

Je ne veux pas aligner des gobelets cartonnés brûlants avec leurs touillette­s en plastique du temps d’avant, comme dans ces gymnases municipaux où se réfugient les catastroph­és naturels, les inondés dévastés, les réfugiés météorique­s. Je ne veux pas déplier du matériel de camping anémique pour servir des passants préalablem­ent aspergés de gel hydroalcoo­lique. Alors, j’ai fermé boutique, incrédule et meurtri, certain que pour moi, le plus noir commence. J’ai donné un tour de clef et j’ai rendu mon tablier. Jusqu’à quand ? Je ne sais.

Je suis le bistro fier de l’être et pas prêt à se la jouer clandestin­o. Je sais bien que le Covid m’adore et que je lui permets de prospérer à son aise. Je comprends volontiers que la science qui essaie de nous gouverner me voit comme le dernier des demeurés qu’il ne fait pas bon fréquenter. Je suis un lieu de chaleur humaine et de perdition hygiénique. C’est justement ce côté potbouille, cette compote de potes qui me plaît. Ma porte est ouverte à tout vent et au tout-venant, même s’il n’est pas certain que j’accueille en permanence un échantillo­n représenta­tif des différente­s catégories socioprofe­ssionnelle­s. Certains de mes cousins sont plus sélectifs ou plus identitair­es, moi je n’aime rien tant que voir des hipsters proprets croiser des plâtriers enfarinés ou des mamies qui se remettent d’une fracture du col du fémur voisiner avec des ados au nombril qui cligne de l’oeil sur Instagram.

Chez moi, ça brasse et ça se mélange, ça se coudoie et ça se côtoie, ça écluse et ça postillonn­e. On pourra bien monter des palissades en plexiglas entre les voisins de banquette, cela restera un hall de gare et une salle des pas perdus, un croisement des certitudes et un rond-point des inquiétude­s, une zone de transit des solitudes et une impasse des hébétudes. Chez moi, il y a des habitués qui cirent le comptoir depuis des lustres mais qui, toujours, refuseront de dévoiler leur identité qui n’est plus un secret pour personne pour éviter d’être tracés, traqués, trépanés par le besoin de remonter à l’origine des choses médicales quand ils préfèrent aller à leur perte. Et tant pis si leur parano percole comme capuccino, s’ils se font un film à double dose ou si leur complotism­e monte en pression à la tireuse.

Chez moi, longtemps, on s’est débarbouil­lé du boulot et on a raté le dernier métro pour ne jamais sombrer dans le dodo des vies ramollos. Je n’ai jamais été très travail, ni famille et il paraît même que, ces temps-ci, j’attente à la survie de la patrie. J’étais une échappatoi­re à la routine, une parenthèse dans le déroulé des jours, un intermède au creux de la comédie des apparences. Chez moi, maintenant, on coworke en wifi et on pipelette avec ses followers sans crainte de la fadette. Je suis un entre-deux qui est de plus en plus un en-même-temps. Je suis un tiers-lieu s’il en est.

Chez moi, toujours, on refait le monde à foison en se racontant qu’on fomente des révoltes. Souvent, on dit n’importe quoi et puis voilà. On parie petit en espérant gagner gros et on boit trop pour être honnête. On fumerait bien aussi, et de tout, si c’était permis. On s’enhardit à séduire en se foutant bien des précaution­s nouvelles et on se sépare à la diable en pleurant des rivières.

Chez moi, c’est comme ça. Et ça nous va, tout le monde vous le dira, même si personne ne sait quand reviendra. •

Chez moi, ça brasse et ça se mélange, ça écluse et ça postillonn­e. On pourra bien monter des palissades en plexiglas, cela restera un hall de gare.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France