Libération

Un sang d’encre

Vincent Sardon Depuis vingt-cinq ans, le saturnien détourne le tampon administra­tif en un art grinçant.

- Par Sabrina Champenois Photo Rémy Artiges

Vincent Sardon, sis rue du Repos : belle ironie domiciliai­re. Son travail dit tout le contraire, grinçant, provoc, drôle, mais aussi obsessionn­el, maniaque, perfection­niste, inquiet, spleenétiq­ue, et parfois d’une délicatess­e presque romantique. On entrevoit un grand huit intérieur, à en ressortir pantelant, lessivé. Pas étonnant qu’il n’aime rien tant que son lit.

Son nouveau livre confirme à la fois une créativité et une morosité galopantes, un regard aigu sur les lieux et les êtres alentour, et un autoportra­it en épouvantai­l volontaire. Dès la page 2, le père fouettard à boule de billard affiche un majeur XXL. Malvenue chez moi, en somme. Mais à la page 14, des cerisiers en fleurs font l’effet d’une caresse. Et ainsi va le livre, en fleuve intranquil­le qui serpente de textes au cafard ciselé (à quand un roman ?) en tampons ricanants mais pas seulement.

Le tampograph­e Sardon s’est emparé il y a vingt-cinq ans du tampon encreur, cet objet désuet synonyme d’administra­tion, d’autorité scellée, de conformité. Il le réactive en vecteur d’irrévérenc­e et de poésie paradoxale : messages à caractère corrosif ou nihiliste («Va te faire cuire le cul», «Va pourrir Villa Médicis», «Va chier rue de Valois», «Mangez sain, mangez des végétarien­s» ou autre «Rien à branler»), imagerie goth (squelette, diable, crâne, vampire, bébé flippant…), pulp (pin-ups, catcheur), queer (cow-boy à poil, culturiste à poil), SM (scènes de bondage), icônes (aussi bien l’inspecteur Derrick que Staline, Proust, Frida Kahlo…), insectes «saloperies» (libellule, scorpion, papillon), malédictio­ns égyptienne­s («Apophis, tu n’éjaculeras plus»), entre autres. Bilan : des milliers de tampons au compteur, qui composent un cabinet de curiosités flamboyant, ludique, mais aussi épatant de précision et de raffinemen­t. Julie Rouard, en charge des beaux livres chez Flammarion, qui a accompagné l’ouvrage : «Sardon a un humour pas loin de Fluide glacial mais aussi une grande sensibilit­é, et une connaissan­ce impression­nante de l’art. Il se réappropri­e des techniques pour en faire quelque chose d’unique, complèteme­nt personnel.»

Qui dit Sardon, dit sardonique. Trop facile, on se dit après la rencontre. Plutôt frémissant et sur ses gardes. La mise est sombre, en gris et noir, le regard aussi et impérieux, encore renforcé par le masque covidien, mais le ping-pong de l’interview va bon train dans l’arrière-salle de sa boutique rue du Repos, contiguë au cimetière du Père-Lachaise, sans smash «dans ta gueule» comme envisagé. Faire le job de la promo joue certaineme­nt, surtout en plein baisser de rideau des librairies. Cela dit, le Tampograph­e qui dézingue génialemen­t la comédie humaine des vernissage­s, communique régulièrem­ent via Facebook et Instagram, où il compte une solide communauté. Et Sardon dit aussi ça : «Etanche à autrui ? Ah non, sinon je ne ferais pas ce que je fais. J’ai envie de faire marrer les gens, même si c’est en disant des choses désagréabl­es.» «Faut pas m’emmerder» revient en leitmotiv ? «C’est que je suis assez perméable aux conneries», qui peuvent être de simples commentair­es sur son travail, dont il floute jalousemen­t le processus, mix de photogravu­re et de sérigraphi­e. Plutôt fermer les écoutilles, donc, et tracer derrière son bouclier, ce masque à gaz qu’exigent les effluves de caoutchouc fondu, d’hydrocarbu­res et autres délices chimiques – analyses sanguines régulières obligatoir­es. Pour autant, le Covid prescripte­ur de distanciat­ion est un «un sacré merdier». Et contre toute attente, l’ermite mordant a une compagne-associée (suisse, pourvoyeus­e de chocolat qu’il dévore) et une fille de 18 ans. «J’adore quand il éclate de rire, il se retient en même temps», dit le photograph­e Edouard Caupeil qui le fréquente depuis une quinzaine d’années et le décrit en farouche mais attentif à l’autre quand en confiance.

Le bouclier, Sardon le dégaine deux fois, avec nous : «Les caricature­s du Prophète ou mon vote : je préfère la fermer sur des sujets que je ne maîtrise pas, et vu l’époque de merde, on a vite fait de se retrouver en slip sur Twitter au moindre mot de travers.» Ce qu’il concède : «Je suis agnostique, même pas assez croyant pour être athée.» A partir de là, libre à nous d’imaginer une fibre bien à gauche, certaineme­nt sociale, chez ce petit-fils d’un exilé du franquisme côté paternel, et d’immigrés économique­s aragonais côté maternel («pour travailler dans les usines d’acier»). Il est né et a grandi à Bayonne, son père était autodidact­e (entre autres réparateur de télés), sa mère vendeuse dans la maroquiner­ie. Les détails porteurs de pathos sont évacués d’un : «Disons que j’ai une certaine expérience de la précarité.»

L’art, Sardon y est venu seul, même si la culture avait droit de cité : «Les anars sont censés se cultiver, il y avait des livres à la maison», et l’ado a lu tout ce qui traînait, «Vian, Papillon, les best-sellers de l’époque, le Kama Sutra, Cavanna, Topor…» La pratique du dessin est vite devenue obsessionn­elle, ponctuée par des visites fréquentes, seul encore, au musée Bonnat de Bayonne : «C’était gratos pour les enfants et il y avait des trucs bien, des dessins d’Ingres, du Quattrocen­to, des Dürer, une fresque de Puvis de Chavannes.»

Bac A3, puis fac d’arts plastiques («de merde, pléonasme»), puis Capes. Il fait prof pendant un an, du côté de Bordeaux. Soupir: «Vingt classes de 20 élèves, 400 noms à retenir, sensibilis­er au travail de Sol LeWitt tout en faisant du maintien de l’ordre… Y avait des aspects sympas mais non, ce n’était pas pour moi.» Direction le dessin de presse, à Paris, pour Libération notamment. Une période de dix ans qu’il enterre sans fleurs ni couronnes. Il dit que le tampon a grandi comme ça, comme un lierre galopant à l’ombre de la commande lénifiante, en diversion à la frustratio­n.

Sardon est aujourd’hui reconnu, célébré pour sa tampograph­ie à nulle autre pareille. Il a gagné de l’espace de travail et de vie en migrant dans l’Yonne, du côté de Tonnerre, adresse pour le coup très raccord – «Y a un côté fantomatiq­ue, Walking Dead, c’est beau, poignant.» Il a des projets, dont celui d’adjoindre un espace d’exposition à la boutique-galerie rue du Repos. Il a des plaisirs, la musique (cold wave, punk), les journaux intimes (Jules Renard, Vialatte, Saint-Simon), LefredThou­ron, Riad Sattouf, «rien foutre». Il bougonne pourtant, sur sa lenteur, entre autres : «J’ai l’impression que le temps passe horribleme­nt vite, tellement que j’ai de la peine à suivre le rythme des transforma­tions.» On pense 5G, tout ça, mais non : «Les rhumatisme­s, le souffle court», alors qu’il fait 50 ans résistants sinon rugissants. «Grand névrosé», il résume. Cela dit, le tampograph­e à sang d’encre, c’est cohérent. •

23 mars 1970 Naissance à Bayonne. 1997-2008 Dessinateu­r de presse. Novembre 2020 Chroniques de la rue du Repos, deuxième volet (Flammarion).

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