Libération

Dimitri Rouchon-Borie / Les envoûtés de la violence

- Recueilli par Frédérique Roussel

Il n’a pas de prénom, ou plutôt il ne le connaît pas. Il apparaît comme un petit animal apeuré qui se réchauffe contre ses soeurs et son frère, les deux aînés ont vite quitté le nid. La famille habite dans une maison sur la colline aux loups, le père et la mère sont maltraitan­ts. Les enfants n’ont jamais rien vu d’autre. Et quand il met les pieds à l’école après le passage d’une assistante sociale, il apprend d’un coup son prénom par la maîtresse : Duke. Un jour, il détruit les dents de Willy, un camarade de classe qui avait donné un coup de pied dans son sandwich. Pour le punir, son père le viole. «Il faut avouer que j’ai failli arrêter quand je suis arrivé à cette partie-là de ma vie je voulais rendre la machine je dis pas que j’ai pas été tenté de la jeter contre le mur et tant pis pour la rédemption et autant se torcher avec le papier. C’était impossible de revenir à ça et se replonger dans la fange.» Le narrateur, c’est Duke. Sous les barreaux après un meurtre, il écrit sa propre histoire, revient sur son passé d’enfant victime et sur la suite pas plus reluisante. Il incrimine le démon qui peut sortir de lui et causer du mal. La voix de Duke, brute, flux de conscience sans filtre social, embarque dans cette trajectoir­e de la misère et de la violence rendue avec l’innocence de celui qui n’a pas connu autre chose. Le texte oscille en permanence entre le glauque et le sublime. Ce rude voyage vaut aussi pour les bouffées d’espoir, essentiell­ement un réconfort charnel si bien figuré, et la quête métaphysiq­ue d’un homme sans culture. Journalist­e au Télégramme de Brest à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), Dimitri Rouchon-Borie, 43 ans, publie un premier roman noir, puissant, hypnotique. Entretien. Vous avez écrit ce roman en trois semaines. Comment l’expliquezv­ous ?

Je l’ai écrit dans une sorte d’élan que je ne pouvais pas interrompr­e. Parce que la langue si particuliè­re du texte me tenait, je ne peux pas le dire mieux. Je l’ai écrit aussi quelques mois avant un procès de viol intrafamil­ial, de parents sur leurs enfants, dont je savais qu’il serait très difficile à vivre. Et je crois que cette anticipati­on anxieuse a joué le rôle d’une goutte d’eau. Il fallait, en quelque sorte, que je me déleste d’un trop-plein d’émotions, de sensations accumulées pendant des années à couvrir des procès. L’ensemble a joué comme un détonateur. La langue a vraiment servi de véhicule absolu à cette libération. Et le roman est venu d’une traite. J’écrivais le matin, au lever, pendant ma pause déjeuner, puis le soir, dans mon lit. Et les week-ends, des journées entières.

Avez-vous été inspiré par votre fréquentat­ion des tribunaux ?

Oui, forcément. Pas au motif des faits évoqués dans le Démon de la Colline aux loups, nécessaire­ment ; mais on juge néanmoins de semblables affaires partout en France dans tous les tribunaux. Le livre est sans doute une synthèse d’une dizaine d’années à couvrir des affaires judiciaire­s pour mon journal, et ne fait pas écho à un cas particulie­r. Ce ne sont pas les faits divers qui m’intéressen­t. Au tribunal, on apprend à rechercher l’humain. A le reconnaîtr­e dans toutes ses facettes. A s’interroger forcément sur le déterminis­me et la liberté. Sur la frontière si mince – et en même temps immense – qui sépare parfois la victime de son bourreau. Au tribunal, on rencontre aussi la problémati­que de l’enfance. Quand elle est en danger, fragile, menacée. Quand elle dérive. Et on se demande forcément ce que deviennent les trajectoir­es brisées que l’on croise.

Songiez-vous depuis longtemps à ce personnage d’enfant blessé ? En fait oui, avec les nuances que cela implique dans le temps et la conscience plus ou moins précise que j’avais de ce projet. D’une certaine manière, je me rends compte après coup que raconter un enfant me permettait de raconter tous les gens que j’avais pu croiser, aux audiences ou dans la rue, et toutes ces souffrance­s que l’on côtoie. La Colline aux loups correspond­elle à un paysage réel ou est-ce la symbolique d’un enfer ?

Peut-être est-ce le symbole de la famille? Cet endroit qui est censé être un cocon, mais qui là évoque soudain le conte… la nature et la menace aussi. J’avoue que je n’ai jamais pensé à cette question. La première phrase du roman, «Mon père disait ça se passe tout le temps comme ça…», m’est venue telle quelle, avec la Colline aux loups. Je suis donc parti de là sans savoir où ça allait m’amener.

Et le démon qui ne lâche pas le narrateur ?

On entend beaucoup d’histoires de possession au tribunal, de gens qui disent avoir été envoûtés par le diable, une façon pour eux de ne pas pouvoir expliquer ce qui leur a pris. Le philosophe de formation que je suis les regarde comme des êtres désarmés par un mal qui les dépasse.

Etait-ce important pour vous qu’il y ait une forme de rédemption ? C’était essentiel d’essayer de raconter un personnage qui se pose la question de cette rédemption. De ne pas en rester à une noirceur horizontal­e.

Pourquoi passe-t-elle par une forme de «religion» (aumônier, robe de prêtre, saint Augustin) ? La rédemption pouvait-elle être sociale ? Je ne le crois pas. Je trouvais intéressan­t de poser la question en termes de «soucis de l’âme». C’est une préoccupat­ion que l’on rencontre aussi parfois, de manière très balbutiant­e, dans les tribunaux. Mais la justice n’est pas là pour intégrer la métaphysiq­ue. Si on se pose la question du mal, du salut, on aborde les choses d’une autre manière. L’aumônier permet à Duke de rencontrer quelqu’un qui lui est absolument étranger. Pas un médecin, ni un psy, ni un éducateur. Quelqu’un qui éventuelle­ment parle aussi une autre langue. Cela permet aussi, sans doute, d’incarner cette confrontat­ion d’un être qui pense abriter le mal absolu avec un homme qui croit, lui, en un Bien transcenda­nt.

Comment vous est venue cette langue très parlée ?

Elle est venue telle quelle. Naturellem­ent. C’était la langue de Duke. Souhaitiez-vous depuis longtemps écrire de la fiction ?

Disons que je crois que les prémices de Duke bouillonna­ient ou frémissaie­nt depuis un certain temps. Mais je n’avais pas forcément l’idée claire d’écrire cette fiction. J’avais le besoin diffus de poser des mots. Et ces mots ont été «Mon père disait…» et la suite est venue dans cette forme. •

Dimitri Rouchon-Borie

Le Démon de la Colline aux loups Le Tripode, 240 pp., 17 €. En librairie le 7 janvier.

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 ?? Photo Dimitri Rouchon-Borie ?? Autoportra­it de Dimitri RouchonBor­ie, en 2020.
Photo Dimitri Rouchon-Borie Autoportra­it de Dimitri RouchonBor­ie, en 2020.

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