Pour Trump, le résultat de quatre ans à souffler sur les brèches
L’invasion du Capitole mercredi est la suite logique de la façon dont le Président n’a cessé, tout au long de son mandat, de semer l’insurrection, de professer une démagogie conquérante et de fragiliser la démocratie américaine.
On dénombre quatre morts dans la mêlée, dont une femme apparemment abattue par la police. Deux bombes ont été désamorcées dans le Capitole, et plus que les images de la foule des dévots de Trump massée sur les escaliers du Congrès, d’autres souvenirs hanteront longtemps Washington : ceux de ce policier poursuivi dans les escaliers de marbre par une meute aux gueules de lyncheurs, les abrutis des milices brandissant des fusilsmitrailleurs AR-15 aux portes du Sénat et vautrés dans le fauteuil du bureau de Nancy Pelosi, la présidente démocrate de la Chambre des représentants.
Quelques jours plus tôt, Donald Trump avait promis que le 6 janvier, le jour du constat final de sa défaite et de la victoire de Joe Biden par les deux chambres du Congrès, serait «wild», un mot qui veut dire littéralement sauvage, mais évoque plus couramment une fête trop «chaude» ou débridée.
Cette date marque avant tout la fin effective de son règne de caudillo de pacotille, marquée par la débandade de ses thuriféraires du Congrès, privés au même moment de leur majorité après l’élection, par sa faute, de deux sénateurs démocrates en Géorgie, et par la pire punition que pouvait lui infliger la société civile : la suspension de ses comptes Twitter et Facebook.
Les zones d’ombre pullulent encore, après la dispersion mercredi soir des manifestants, sur les circonstances invraisemblables de cette mise à sac du symbole le plus visible de la plus puissante démocratie mondiale. Tucker Carlson, l’animateur phare de Fox News, et l’incendiaire le mieux payé de la chaîne, protégeait son fonds de commerce au soir du chaos, assurant que des Américains égarés avaient pris exemple sur les «casseurs de Black Lives Matter», et tournant avec conviction le miroir vers les élus démocrates coupables d’avoir paru cautionner la colère des manifestants de mai dernier.
Fachos casqués
La vérité, pourtant, est qu’aucun cortège de protestataires noirs, ou simplement de gauche, n’aurait pu approcher du Capitole, tant les forces anti-émeutes auraient été nombreuses. La vérité aussi est que les 20000 manifestants pro-Trump venus l’entendre pérorer une nouvelle fois sur le «vol des élections», n’ont entamé leur marche vers le Congrès qu’à l’instigation du président en place, et de son fils Donald Junior, chaud bouillant, qui tous deux, de la tribune, ont encouragé leurs partisans à aller conspuer les traîtres, avant tout les républicains qui au même moment s’apprêtaient à rejeter les objections des pro-Trump à l’élection de Joe Biden.
Pendant plus de deux heures, Trump, en Néron de seconde zone, a suivi l’insurrection à la télévision avant de poster son premier tweet, mettant mollement en garde contre la violence. La nullité, apparemment involontaire, de la police du
Congrès, occupée d’ordinaire à canaliser les touristes, a fait le reste. Une fois les premières portes fracturées par une avant-garde d’excités, la foule a pénétré sans encombre dans les lieux.
Certes, il y a ces fachos casqués échangeant des coups de poing avec les gardes, mais les images des caméras de sécurité montrent avant tout un peuple trumpien floué par son guide, des gogos à casquette rouge, leurs bannières sur l’épaule, effarés de se trouver si facilement au milieu des statues de la Coupole, avançant entre les cordons de velours réservés aux visites de touristes, sans la moindre idée de la suite à donner à leur transgression. Ils ressemblent à des figurants paumés, découvrant que le film pour lequel ils ont été engagés n’est autre que la réalité.
Pendant quatre ans, Trump a usé et abusé de son théâtre insurrectionnel, encourageant la violence contre les immigrants en les désignant comme des criminels, cautionnant la haine des médias ennemis du peuple, singeant sur la scène d’un de ses meetings le passage par les armes d’un lanceur d’alerte pendant l’épisode de son impeachment, ou vouant Hillary Clinton à la mort sous les balles des militants pour le droit au port d’arme.
Il a surtout poursuivi, à la Maison Blanche, sa campagne victimaire contre le prétendu complot de l’élite, de l’ennemi occulte, et, on l’a vu durant la pandémie, les détenteurs du savoir scientifique ou tout comptable de réalités dérangeantes. Fox News, et maintenant ses concurrents extrémistes Newsmax et One America News Network, ont poussé à l’extrême leur logique commerciale, rivalisant d’outrances pour capter le marché des conservateurs. Leurs recettes ont inspiré en retour Donald Trump, qui tirait ses argumentations politiques des talk-shows de Tucker Carlson ou de Sean Hannity, rhéteurs belliqueux de Fox News.
Le twitto en chef a su exploiter et attiser le feu des réseaux sociaux, offrant sur son fil Twitter fort de 80 millions d’abonnés une tribune permanente aux complotistes. En cautionnant, après les délires des Proud Boys, la nouvelle mouvance facho et le réseau complotiste QAnon.
Ce dernier, focalisé sur la lutte secrète de Donald Trump contre un «Deep State» (Etat profond) réputé complice d’un trafic d’enfants destiné aux bacchanales pédophiles voire aux sacrifices humains de la nomenklatura démocrate, constitue le vecteur extrémiste mais parfaitement efficace de la doxa du Président, et, a fortiori, de sa campagne délirante contre la prétendue fraude aux élections. La première étape, selon QAnon, d’un coup d’Etat des forces du mal.
Dans la nuit suivant l’insurrection, six sénateurs républicains sur les douze censés présenter des objections ont maintenu leur position, réclamée par leurs électeurs mais assurée depuis le début d’un rejet par la majorité du Congrès. Le reste des élus conservateurs, consternés et penauds, ont poursuivi les procédures avec une solennité presque comique, destinée à rétablir l’apparat d’une institution bafouée. Politiquement, leur confusion est totale. Le Parti républicain, otage mais aussi bénéficiaire pendant quatre ans de la démagogie conquérante de Trump, a vu son leader se retourner contre lui depuis l’annonce de la victoire de Biden. Les «traîtres», tous ceux qui dans le parti osent reconnaître la légitimité des élections, sont voués à la vindicte du chef jusqu’alors incontesté du parti, qui n’a pas hésité à saboter la participation à l’élection des deux sénateurs républicains de Géorgie en exacerbant les soupçons sur la régularité du système électoral, avant d’envoyer son peuple à l’assaut du Capitole.
Alliance avec le diable
Sa crédibilité est-elle encore suffisante pour garantir, une fois parti de la Maison Blanche, la carrière politique de ses alliés les plus loyaux? Ted Cruz, le sénateur du Texas, leader de la contestation des élections, semble le croire. Le parti, pour sa part, médite sur les conséquences de son alliance avec le diable. Privé d’une majorité au Congrès, désossé idéologiquement par sa caution du protectionnisme, de l’isolationnisme, du racisme de Trump, il réalise aussi les conséquences dramatiques de sa dérive populiste.
Elle avait commencé sous Nixon, quand ce président, soucieux de l’atrophie de l’électorat du Parti républicain, une mouvance de notables pro-business, avait lancé sa stratégie de recrutement des ouvriers catholiques du Michigan et de l’Illinois au nom des valeurs morales. La révolution conservatrice lancée en 1995 au Congrès contre Clinton, suivi par l’irruption du fameux Tea Party anti-élitiste lors de la grande crise de 2008, savamment exploité par les élus républicains pour tenter de saboter la réforme de l’assurance santé de Barack Obama, a fait le lit d’un ténor de reality show comme Donald Trump. Le fantoche était utile. S’il survit politiquement à l’insurrection du 6 janvier, il sera son pire cauchemar, mais aussi, à première vue, son seul avenir. •