Libération

Un corps politique brutalisé, abîmé et divisé

L’invasion du Congrès s’ancre dans des décennies de mobilisati­ons sociales et intellectu­elles chez les conservate­urs.

- Par Romain Huret

Elle s’appelait Ashli Babbitt. Elle a servi pendant quatorze ans dans les forces armées américaine­s. Elle a ensuite ouvert sa petite entreprise à San Diego en Californie. Elle est morte mercredi dans l’exceptionn­elle occupation de l’un des coeurs du pouvoir aux Etats-Unis : le Congrès, où se tenait la cérémonie de certificat­ion des résultats de l’élection présidenti­elle. Très favorable à Trump, elle refusait de le voir quitter le pouvoir car l’élection a été honteuseme­nt «volée» par les médias, les élites et les faiseurs d’opinion. Elle est venue à Washington DC défendre «sa» démocratie. En son nom, elle a transgress­é le rituel, habituelle­ment sacré, de la transition présidenti­elle. Dans ce parcours et cet événement, sur lequel nous avons encore beaucoup à apprendre, il y a comme un condensé des mobilisati­ons sociales, intellectu­elles et politiques ayant conduit à un tel désastre. Depuis de nombreuses décennies, ils sont très nombreux à militer pour mettre un terme à ce qu’ils et elles – le mouvement compte beaucoup de femmes – voient comme la disparitio­n de l’expérience américaine qu’ils vénèrent. Dans leur belle enquête sur le mouvement Tea Party, les chercheuse­s Vanessa Williamson et Theda Skocpol rappelaien­t l’obsession historique de ces militants, hommes et femmes, leur volonté de reproduire la geste des Pères fondateurs en occupant physiqueme­nt l’espace politique. De manière très symbolique mercredi, le bureau de la présidente démocrate de la Chambre des représenta­nts, Nancy Pelosi, a été occupé pour rappeler que la démocratie n’appar

tient pas aux élus, mais au peuple.

Ce «peuple» a été reconstrui­t au fil des ans pour se resserrer autour du «blanc de leurs yeux», pour reprendre la formule de l’historienn­e Jill Lepore. L’Amérique est née blanche, croient-ils, et doit le rester. Dans la pensée conservatr­ice, tout ce qui s’oppose à cette thèse sacrée doit être combattu. La Constituti­on, texte écrit par la main divine, les protège. Dans les années 60, les mères de famille combattaie­nt déjà contre les manuels de classes promouvant une Amérique multicultu­relle. Elles détestaien­t alors Washington, les enseignant­s, l’Unesco, l’ONU, les démocrates, les féministes, autant d’incarnatio­ns d’une trahison des idéaux démocratiq­ues américains. Patriote comme elles, Ashli Babbitt a défendu les mêmes valeurs sur les marches du Congrès occupé. Car cette armature intellectu­elle n’existe que dans la pratique et dans l’action. Il y a cinquante ans, certains conservate­urs se comparaien­t avec humour à «des trotskiste­s de droite» et réfléchiss­aient à la prise du pouvoir à Washington DC. Ronald Reagan, George Bush Jr. puis Donald Trump ont été autant d’étapes réussies dans cette marche vers la capitale fédérale. Des intellectu­els, des think tanks et des millionnai­res, comme les frères Koch, ont aidé à la reconfigur­ation de l’espace démocratiq­ue pour non seulement l’emporter, mais ne plus perdre le pouvoir, brandissan­t à chaque fois la menace d’un retour aux ténèbres laxistes, ruineuses et multicultu­relles. Comme il le fait depuis quatre ans, Trump est allé au bout de cette logique en demandant à ses militants de refuser la transition et d’occuper le Congrès pour rappeler qu’il n’appartient pas aux élus, mais au peuple. La transgress­ion en cours s’est profondéme­nt nourrie de la brutalisat­ion du corps politique américain depuis le 11 septembre 2001. Depuis cette date, l’Amérique est en guerre permanente. Certains élus, ayant eux-mêmes combattu en Irak, ont eu l’impression mercredi d’être plus à Bagdad qu’à Washington. Parmi les manifestan­ts, nombreux semblent être également des anciens combattant­s. Aperçues mercredi, la rhétorique guerrière, les tenues paramilita­ires ou encore la diabolisat­ion de l’ennemi sont autant d’emprunts à leur passé militaire. De retour au pays, ils prétendent sauver la démocratie sur leurs terres, comme ils ont cru le faire à Peshawar ou à Bagdad. C’est de ce corps politique brutalisé, profondéme­nt abîmé, durablemen­t divisé dont va hériter le futur président des Etats-Unis. La tâche de réconcilia­tion s’annonce immense pour Joe Biden. Fort des suffrages populaires et de son incontesta­ble élection, il n’aura néanmoins pas d’autre choix que de regarder droit dans la «blancheur des yeux» de celles et ceux qui ont fait le coup de poing mercredi, afin de refaire l’union de tous les Américains. En cette période de crise sanitaire, politique et économique, il est plus que nécessaire de rétablir la démocratie en Amérique.

Romain Huret a écrit de nombreux ouvrages sur le conservati­sme, dont American

Tax Resisters (Harvard University Press, 2014).

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Photo Agnès Bun. AFP Le vice-président américain Mike Pence et la présidente de la Chambre, la démocrate Nancy Pelosi, présidaien­t la séance.
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Directeur de l’EHESS, spécialist­e des Etats-Unis
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Photo Agnès Bun. AFP Le vice-président a lu le décompte final des votes déclarant Joe Biden prochain président des Etats-Unis et clos la session.

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