«Les institutions américaines ont encore de solides appuis»
Malgré quatre ans de présidence Trump, l’historien Pap Ndiaye pointe le fait que la démocratie a tenu le choc après l’invasion du Capitole, mercredi.
Pour l’historien Pap Ndiaye, professeur à Sciences-Po Paris, les institutions américaines ont tenu bon, malgré tout. Mais sont rongées par le «national-populisme».
Mercredi matin, le premier sénateur noir était élu en Géorgie. Le soir une insurrection éclatait au Capitole. Comment interpréter cette journée si paradoxale pour les Etats-Unis ? L’élection de Raphael Warnock est historique à plus d’un titre : premier sénateur noir et démocrate élu dans le Sud depuis les années 1870, il se situe plutôt sur l’aile gauche du Parti démocrate, tout en s’inscrivant dans une longue lignée, celle de ces pasteurs baptistes afro-américains engagés en politique depuis le début du XXe siècle. A Atlanta, son église était celle de Martin Luther King. A cela s’ajoute l’élection de Jon Ossoff, homme de confession juive, dans un Etat, la Géorgie, place forte du Klu Klux Klan où l’antisémitisme fut longtemps chose presque aussi courante que le racisme anti-noir. Leo Frank, directeur d’usine juif, fut lynché en 1915 près d’Atlanta, après avoir été accusé à tort du viol et du meurtre d’une adolescente. Un Noir et un Juif représentent désormais la Géorgie, voilà un symbole éloquent ! Cet Etat semble aujourd’hui être sur le chemin de la Virginie: celui de changements sociologiques profonds, avec l’essor d’Atlanta et ses banlieues et l’installation d’Américains venus du Nord-Est et de la région des Grands Lacs. Un nouvel électorat urbain, jeune et diplômé, dont l’alliance avec les Noirs, cimentée par le grand mouvement antiraciste de l’été, a fait basculer de justesse la Géorgie dans le camp démocrate. Par contraste, l’insurrection de Washington a démontré que la frange la plus radicalisée et vindicative de l’électorat de Trump n’hésite pas à s’attaquer au principe fondateur de la démocratie : un homme ou une femme égale une voix. En cela, ces émeutiers s’inscrivent aussi dans une longue histoire, celle de la suppression du droit de vote dont les Noirs furent les premières victimes. Hier, chose inouïe, un drapeau confédéré était brandi au sein du Capitole. Bref, les institutions démocratiques sont remises en cause par une frange de l’électorat républicain qui dérive vers un national-populisme à tendance fascisante. Voilà le résultat effroyable de vingt-cinq ans de durcissement droitier du Parti républicain, couronné par quatre ans de trumpisme.
On a beaucoup souligné que la réponse de la police aurait sans doute été bien différente si, au lieu de trumpistes, des militants de Black Lives Matter avaient attaqué le Capitole.
Imaginez la réaction de Trump ! Il aurait alors tempêté contre les «terroristes» et peut-être exigé que les forces de l’ordre tirent à vue. Il l’avait d’ailleurs dit en reprenant un slogan raciste des années 60: «Quand les pillages commencent, les tirs aussi.» Et la police aurait pris moins de gants pour rétablir le calme. Ces événements vont déclencher une enquête fouillée pour comprendre pourquoi le Capitole était si mal protégé d’une manifestation potentiellement violente et prévue de longue date. C’est très surprenant. Mais ces événements invitent aussi à une réflexion sur la puissance des milices fascistes qui tiennent le haut du pavé depuis l’entrée de leur chef à la Maison Blanche. En janvier 2017, tout ce que l’Amérique compte de suprémacistes, néonazis et klanistes s’était rassemblé à Washington pour célébrer l’élection de Trump. Six mois plus tard, les miliciens se donnaient rendez-vous à Charlottesville pour défendre la statue du général Lee en criant des slogans racistes et antisémites. Trump estima qu’il y avait des «gens très bien parmi eux». Les milices étaient de nouveau à l’oeuvre mercredi, charriant avec elles un lot disparate de têtes farcies de slogans et de mensonges.
La démocratie américaine fonctionne-t-elle encore ?
Les institutions ont tenu bon malgré tout : le Congrès a pu certifier l’élection ; l’armée n’a pas bougé (ses chefs avaient signifié à Trump qu’il était hors de question de compter sur elle pour la répression des manifestations antiracistes ou pour un coup d’Etat) ; et la justice ne s’est pas soumise aux diktats de la Maison Blanche. Si les événements d’hier avaient mal tourné, la société américaine se serait aussi mobilisée pour bloquer le coup d’Etat. Bref, la démocratie américaine a encore de solides appuis. Pour autant, elle est rongée par le national-populisme, qui a perdu une bataille mais pas la guerre. Elle se découvre mortelle. D’un point de vue politique, la présidence de Biden est la plus décisive depuis celle de Roosevelt.