Inceste: «Dire “non” au père est encore très difficile»
Alors que la juriste Camille Kouchner sort un livre accusant son beau-père, le politologue Oliver Duhamel, l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu explique que les abus contre les enfants s’inscrivent dans l’autorité paternelle qui structure les familles
Comment s’opposer et dénoncer l’inceste dans une famille aisée, en apparence ouverte et tolérante ? C’est l’histoire édifiante que relate la juriste Camille Kouchner dans la Familia grande (Seuil) qui sort ce jeudi. La fille de Bernard Kouchner a mis plus de trente ans à lever le tabou sur le drame qui a déchiré sa famille, accusant son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’avoir abusé de son frère jumeau. Spécialiste de la pédophilie, l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu montre que le droit a longtemps défendu la puissance du père et de la famille. Elle est l’auteure d’une Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècle (Fayard, 2014). Le pouvoir de l’inceste est-il un pouvoir d’hommes ?
C’est un pouvoir masculin, celui du père, du grand-père, de l’oncle, du grand frère. C’est la figure du dominant. Dans le cas d’Olivier Duhamel contre qui sont portées des accusations d’inceste, c’est même un hyperdominant blanc jouissant d’un capital social, culturel, symbolique et financier. Quand vous êtes sous une telle domination, comment y échapper ? C’est la figure du père, qui incarne la loi, l’autorité, la sévérité. Dire «non» au père est encore extrêmement difficile.
Plus qu’un pouvoir, vous dites que c’est une «domination»…
Autant on peut s’opposer à un pouvoir qui est extérieur, autant la domination est une force insidieuse qui incite à intérioriser les règles, en l’occurrence celles de la famille, et particulièrement le respect paternel. C’est mon père, je lui dois obéissance. Cette domination crée de l’aliénation : l’ordre hiérarchisé de la famille avec ses abus de pouvoir est considéré comme normal, il n’est pas interrogé par ceux qui y sont soumis – les femmes et les enfants– il est dans l’ordre des choses. Or, depuis la fin des années 80, on sait que la majorité des violences sexuelles ont lieu au sein de la famille et qu’elle concerne des milliers d’enfants.
Dans le cadre familial, l’inceste a souvent lieu sans violence physique apparente… Ce pouvoir s’apparente aussi à de l’emprise : il n’a pas forcément besoin de violence, ou de contrainte. L’agresseur jouit d’une telle aura dans sa famille que l’enfant l’admire forcément, ce qui permet de faire passer l’agression. La domination repose sur un lien affectif. S’il n’est pas admiré, le père suscite la peur. On éduque les enfants à obéir, à ne pas dire non aux parents. Le père est le chef de famille incontesté. Le code civil, promulgué en 1804, a mis en place une famille patriarcale dans laquelle la puissance paternelle est centrale. La mère ne commencera d’avoir des droits (de garde, de direction, d’administration des biens, etc.) sur ses enfants qu’à partir de 1945. La loi du 24 juillet 1889 relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés est le premier texte permettant à un tribunal civil de prononcer la déchéance de la puissance paternelle, mais elle n’a pas été votée sans difficulté, tant il est difficile de s’élever contre la toute-puissance paternelle. Et il faut une deuxième loi en 1898 pour que soit facilitée la mise en oeuvre pratique de cette déchéance.
Le pouvoir de l’inceste s’exerce-t-il différemment selon les classes sociales ? C’est au XIXe siècle dans le milieu de la justice que l’on prend conscience qu’il faut lutter contre ce fléau. Mais l’inceste est alors défini, par les médecins comme par les juges, comme «un crime de pauvres», la marque d’un archaïsme souvent rural, d’une promiscuité familiale dans des logements étroits et insalubres, d’un manque d’instruction et d’un défaut de raffinement moral. Ce n’est que plus tard, dans les années 80, qu’il est repéré dans les classes aisées. Il est bien plus facile de dissimuler des actes incestueux dans les familles bourgeoises et de les garder secrets : les appartements sont plus grands, les vacances ont lieu à la campagne, au bord de la mer, et la famille veille à préserver l’apparence de moralité.
De Gabriel Matzneff à Olivier Duhamel, deux affaires concernent des intellectuels accusés de pédocriminalité à une époque marquée par la culture libertaire de Mai 68…
On attribue très excessivement à Mai 68 ce qui s’est passé dans les deux décennies suivantes : le mouvement de Mai n’a pas autorisé davantage de relations illicites. Son apport a surtout été de libérer la parole sur les sexualités, l’occasion de formuler des interrogations et une critique des systèmes de domination sexuelle. Cette remise en cause de l’ordre sexuel et bourgeois, inédite et révolutionnaire a finale
«Autant on peut s’opposer à un pouvoir qui est extérieur, autant la domination est une force insidieuse qui incite à intérioriser les règles, en l’occurrence celles de la famille, et particulièrement le respect paternel.»
ment profité aux victimes parce qu’elle a transporté la question des violences sexuelles dans l’espace public et a déchiré le voile du silence. C’est vrai aussi que ce moment a donné un espace de liberté à des intellectuels qui revendiquaient pour eux et pour leurs jeunes amants et amantes des relations plus libres. Ces intellectuels n’étaient pas tous complètement de mauvaise foi, ils n’avaient pas non plus tous évacué la question du consentement, puisqu’ils affirmaient ne jamais contraindre personne et se laisser séduire par des enfants pour qui ils réclamaient «le droit au désir et au plaisir». L’affaire Duhamel est aussi une histoire de familles où s’affrontent deux générations et où l’engagement politique est omniprésent. Les parents et des amis des parents ont préféré garder le secret, certains, comme Olivier Duhamel et Elisabeth Guigou, ont défendu DSK…
La jeune génération de femmes qui a dénoncé Weinstein est celle qui «l’ouvre». Elle ne veut plus accepter les abus et les silences. La honte a changé de camp : et les prédateurs sexuels sont dénoncés comme tels. La génération des parents de ces femmes avait tendance à dissocier l’engagement politique de ces personnalités en vue, censées oeuvrer pour le bien commun, et ce qui se passait dans la sphère intime des familles. Ils ne voulaient lll
lll pas trop savoir, considérant que c’était une affaire privée. Cette séparation entre privé et public était aussi confirmée par le législateur : l’intimité ne regardait pas l’Etat. Aujourd’hui, on considère que l’Etat doit exercer un contrôle social partout, ce qui n’est pas sans danger en matière de liberté.
Il y a un an sortait le livre de Vanessa Springora, le Consentement (Grasset, 2020). Cette année, celui de Camille Kouchner. Deux femmes dénonçant des actes de pédocriminalité à un an d’intervalle, un hasard ?
Les premiers témoignages publics contre l’inceste datent de la fin des années 80, ils viennent principalement de femmes. La plus célèbre intervention dans les médias est celle d’Eva Thomas en 1986. C’est elle qui lance une dynamique de révélations. Suite à la publication de son livre le Viol du silence, des quantités de témoignages affluent, puis tombent dans l’oubli. Avec #MeToo, une nouvelle dynamique s’est mise en place : les femmes dénoncent la prédation sexuelle. La prise de parole permet de faire changer de camp la culpabilité, de ne plus la porter dans la solitude. Chaque nouvelle révélation rend possible une autre révélation, et elles sont de plus en plus rapprochées. Plus on en parle, plus il est possible d’en parler. •