Mauricette et les punks à chiens
Alors que le virus a déjà créé nombre de clivages, les chaînes de télé ont mis en scène le conflit générationnel en opposant la vertu de la première Française vaccinée de 78 ans à la folie des teufeurs bretons. Une caricature absurde.
Comme tout événement d’ampleur, le coronavirus a créé de nouveaux clivages. Au fil de la crise, on a vu les prudents s’opposer aux «antimasques», les adversaires de la chloroquine aux pro-Raoult, les partisans du confinement aux libertaires, les disciples de Pasteur aux «antivax»... Sur le papier il n’y a rien à redire: pas de société sans conflits. A fortiori, dans une démocratie, la peur de la maladie n’est pas censée créer un consensus sans faille.
Le problème vient plutôt de la forme que prennent ces conflits à une époque où les clivages politiques (entre la gauche et la droite, mais pas seulement) sont affaiblis au point de ne plus laisser de place qu’à des oppositions morales. On a beaucoup parlé des complotistes qui n’ont pas d’autre grille de lecture que l’alternative entre le mal (le pouvoir) et le bien (la dissidence). En réponse, on leur oppose souvent une morale inversée certainement plus crédible, mais qui n’a aucune chance de les convaincre. La moralisation du conflit prend parfois d’autres formes qui ne sont pas moins caricaturales. C’est le cas du conflit générationnel dont la période, en l’occurrence si mal nommée, des «trêves» a donné un exemple spectaculaire en France. D’un côté, il y a Mauricette, une dame de 78 ans, très aimable, pensionnaire d’un hôpital de Sevran et qui a accepté d’être la première Française à se faire vacciner. Lors de ses voeux, Emmanuel Macron a rendu hommage au «magnifique message d’espoir contre l’obscurantisme et le complotisme» envoyé par Mauricette à tous les Français. Certes, cela n’a pas empêché les complotistes d’imaginer que la vieille dame ne savait pas qu’on allait lui inoculer un vaccin. Mais l’image était belle et on aurait pu en rester là : un espoir tout à la fois fragile et souriant d’en finir un jour avec ce fichu virus.
Sauf que l’opposition morale n’a pas tardé à faire retour sur la scène médiatique. Dans une logique manichéenne, il faut des inconscients dévorés par l’égoïsme pour faire face aux héros du quotidien dévoués à l’intérêt général. On en a trouvé sans peine avec les participants de la rave clandestine qui s’est tenue quelques jours plus tard aux alentours de Rennes. Se réunir à plus de 2 000 pour danser et boire en pleine reprise d’une maladie contagieuse n’est sûrement pas la chose à faire. Mauricette est plus sage que les teufeurs bretons, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais il y a la chose, et la manière dont on la met en scène. Faute de réfléchir politiquement aux effets d’une année de confinements et de couvre-feux sur la jeunesse, les chaînes de télévision ont opposé la vertu des anciens à la folie des punks à chiens. La caricature ne va pas sans comique. Après une séquence sur les candidats à la vaccination, un direct de BFM depuis les hangars de la honte. «Ils dansent encore, Bernard ?» «Oui, ils dansent, sans masques ni gestes barrières.» Le présentateur du journal de 20 heures de France 2 a du mal à cacher son exaspération : les forces de l’ordre vont-elles enfin «déloger tout ce petit monde» ? En l’occurrence, la gendarmerie s’est montrée plus raisonnable, et moins moralisatrice, que certains journalistes – préférant intervenir lorsque la fête était finie plutôt qu’au moment où elle battait son plein.
Face à l’image de Mauricette, les amateurs de musique electro avaient peu de chance de s’en sortir. Un député du Rassemblement national (RN) a profité de l’occasion pour s’engouffrer dans la brèche du vraisemblable : en plus de ne pas mettre de masque, ces jeunes se droguent. D’après lui, c’est d’autant plus scandaleux que les propriétaires (honnêtes) de boîtes de nuit n’ont pas le droit de rouvrir. Tout le monde sait que Marine Le Pen préfère non seulement Mauricette aux punks à chiens, mais aussi les karaokés aux raves.
Face à une situation où chacun élève ses préférences subjectives au rang de loi morale, on se met à rêver d’oppositions moins absurdes et de médias plus tolérants. Un rêve du genre : Mauricette a des petits- enfants qu’elle aime et ses petits-enfants aiment leur grand-mère et les raves. Mettons que, pendant les dix jours qui suivent la fête, ils choisissent de ne pas se voir pour éviter que leurs désirs de vivre ne se télescopent. Ou un autre rêve: dans sa jeunesse, Mauricette aimait, elle aussi, aller danser. Au bal plutôt que dans des raves, c’est entendu. Mais peut-être aussi en cachette, ce qui l’a rendue indulgente aux écarts de la jeunesse. Bref, des rêves où l’on cesse de juger des formes de vie selon les normes intolérables dictées par un virus. •
Face à l’image de Mauricette, les amateurs de musique electro avaient peu de chance de s’en sortir. Un député RN
en a profité pour s’engouffrer
dans la brèche du vraisemblable : en plus de ne pas mettre de masque, ces jeunes se droguent.