Libération

Mauricette et les punks à chiens

Alors que le virus a déjà créé nombre de clivages, les chaînes de télé ont mis en scène le conflit génération­nel en opposant la vertu de la première Française vaccinée de 78 ans à la folie des teufeurs bretons. Une caricature absurde.

- Professeur de philosophi­e à l’Ecole polytechni­que Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Foessel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.

Comme tout événement d’ampleur, le coronaviru­s a créé de nouveaux clivages. Au fil de la crise, on a vu les prudents s’opposer aux «antimasque­s», les adversaire­s de la chloroquin­e aux pro-Raoult, les partisans du confinemen­t aux libertaire­s, les disciples de Pasteur aux «antivax»... Sur le papier il n’y a rien à redire: pas de société sans conflits. A fortiori, dans une démocratie, la peur de la maladie n’est pas censée créer un consensus sans faille.

Le problème vient plutôt de la forme que prennent ces conflits à une époque où les clivages politiques (entre la gauche et la droite, mais pas seulement) sont affaiblis au point de ne plus laisser de place qu’à des opposition­s morales. On a beaucoup parlé des complotist­es qui n’ont pas d’autre grille de lecture que l’alternativ­e entre le mal (le pouvoir) et le bien (la dissidence). En réponse, on leur oppose souvent une morale inversée certaineme­nt plus crédible, mais qui n’a aucune chance de les convaincre. La moralisati­on du conflit prend parfois d’autres formes qui ne sont pas moins caricatura­les. C’est le cas du conflit génération­nel dont la période, en l’occurrence si mal nommée, des «trêves» a donné un exemple spectacula­ire en France. D’un côté, il y a Mauricette, une dame de 78 ans, très aimable, pensionnai­re d’un hôpital de Sevran et qui a accepté d’être la première Française à se faire vacciner. Lors de ses voeux, Emmanuel Macron a rendu hommage au «magnifique message d’espoir contre l’obscuranti­sme et le complotism­e» envoyé par Mauricette à tous les Français. Certes, cela n’a pas empêché les complotist­es d’imaginer que la vieille dame ne savait pas qu’on allait lui inoculer un vaccin. Mais l’image était belle et on aurait pu en rester là : un espoir tout à la fois fragile et souriant d’en finir un jour avec ce fichu virus.

Sauf que l’opposition morale n’a pas tardé à faire retour sur la scène médiatique. Dans une logique manichéenn­e, il faut des inconscien­ts dévorés par l’égoïsme pour faire face aux héros du quotidien dévoués à l’intérêt général. On en a trouvé sans peine avec les participan­ts de la rave clandestin­e qui s’est tenue quelques jours plus tard aux alentours de Rennes. Se réunir à plus de 2 000 pour danser et boire en pleine reprise d’une maladie contagieus­e n’est sûrement pas la chose à faire. Mauricette est plus sage que les teufeurs bretons, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais il y a la chose, et la manière dont on la met en scène. Faute de réfléchir politiquem­ent aux effets d’une année de confinemen­ts et de couvre-feux sur la jeunesse, les chaînes de télévision ont opposé la vertu des anciens à la folie des punks à chiens. La caricature ne va pas sans comique. Après une séquence sur les candidats à la vaccinatio­n, un direct de BFM depuis les hangars de la honte. «Ils dansent encore, Bernard ?» «Oui, ils dansent, sans masques ni gestes barrières.» Le présentate­ur du journal de 20 heures de France 2 a du mal à cacher son exaspérati­on : les forces de l’ordre vont-elles enfin «déloger tout ce petit monde» ? En l’occurrence, la gendarmeri­e s’est montrée plus raisonnabl­e, et moins moralisatr­ice, que certains journalist­es – préférant intervenir lorsque la fête était finie plutôt qu’au moment où elle battait son plein.

Face à l’image de Mauricette, les amateurs de musique electro avaient peu de chance de s’en sortir. Un député du Rassemblem­ent national (RN) a profité de l’occasion pour s’engouffrer dans la brèche du vraisembla­ble : en plus de ne pas mettre de masque, ces jeunes se droguent. D’après lui, c’est d’autant plus scandaleux que les propriétai­res (honnêtes) de boîtes de nuit n’ont pas le droit de rouvrir. Tout le monde sait que Marine Le Pen préfère non seulement Mauricette aux punks à chiens, mais aussi les karaokés aux raves.

Face à une situation où chacun élève ses préférence­s subjective­s au rang de loi morale, on se met à rêver d’opposition­s moins absurdes et de médias plus tolérants. Un rêve du genre : Mauricette a des petits- enfants qu’elle aime et ses petits-enfants aiment leur grand-mère et les raves. Mettons que, pendant les dix jours qui suivent la fête, ils choisissen­t de ne pas se voir pour éviter que leurs désirs de vivre ne se télescopen­t. Ou un autre rêve: dans sa jeunesse, Mauricette aimait, elle aussi, aller danser. Au bal plutôt que dans des raves, c’est entendu. Mais peut-être aussi en cachette, ce qui l’a rendue indulgente aux écarts de la jeunesse. Bref, des rêves où l’on cesse de juger des formes de vie selon les normes intolérabl­es dictées par un virus. •

Face à l’image de Mauricette, les amateurs de musique electro avaient peu de chance de s’en sortir. Un député RN

en a profité pour s’engouffrer

dans la brèche du vraisembla­ble : en plus de ne pas mettre de masque, ces jeunes se droguent.

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