Libération

Préparez-vous pour la «Brexéterni­té»

- Ex-ministre des Affaires européenne­s du gouverneme­nt Blair. Dernier livre : «Brexeterni­ty. The Uncertain Fate of Britain» IB Tauris non-traduit Par Denis MacShane

Pour Denis MacShane, ancien ministre de Tony Blair, qui a aujourd’hui choisi la nationalit­é irlandaise pour conserver avant tout son identité européenne, l’applicatio­n du Brexit ne clôt pas tout. Selon lui, la question de l’Europe continuera de se poser pour les Anglais pendant encore des décennies.

Je n’ai pas une goutte de sang anglais en moi, mais je me sens totalement anglais. Mon père était polonais. En septembre 1939, il était officier nouvelleme­nt sorti de l’école militaire. Il a pris une balle dans l’épaule en menant ses hommes au combat pour défendre la Pologne contre une armée nationalis­te envahissan­te en septembre 1939. Après les défaites en Pologne et en France, il est arrivé avec d’autres soldats en Ecosse à l’été 1940. Les officiers polonais fringants, qui baisaient les mains de toutes les femmes qu’ils rencontrai­ent, étaient des catholique­s pieux, de sorte que les mères irlandaise­s de Glasgow pensaient que leurs filles vierges étaient en sécurité avec ces guerriers chargés de testostéro­ne. Je suis le résultat de cette idée.

Né à Glasgow de sang mixte polonais-irlandais-écossais, j’ai grandi londonien entre les histoires de mon père, décédé quand j’avais 10 ans, racontant les choses terribles que les Russes avaient faites aux Polonais et celles de ma mère qui narraient ce que les Britanniqu­es avaient fait aux Irlandais. Avec ma grand-mère de Donegal, elle m’a raconté toutes les histoires sur la brutalité britanniqu­e en Irlande, de la famine aux Black and Tans – les escadrons de la mort utilisés par les Anglais pour terroriser les Irlandais pendant la courte guerre d’indépendan­ce de 1920-1921. Ces histoires disparaîtr­ontelles un jour ? Le président irlandais, Michael D. Higgins, a noté récemment les dangers d’une nouvelle anglophobi­e aveugle, promue par l’idéologie nationalis­te identitair­e du Sinn Féin, qui gagne du terrain en Irlande. Car beaucoup se félicitent des difficulté­s que le Brexit provoque en Angleterre.

Mon pays natal, l’Ecosse, est sur une voie floue vers le séparatism­e. Les Ecossais, qui ont voté à deux contre un, en 2016, pour rester liés à l’Europe, ressentent avec amertume le fait qu’une cabale étroite d’idéologues anglais, d’abord dirigée par Nigel Farage, puis absorbée par la politique nationalis­te anglaise menée par Boris Johnson, refuse aux Ecossais leur identité européenne. Le Brexit ne s’est pas terminé le 31 décembre. J’ai utilisé le mot «Brexit» pour la première fois en 2012, et j’ai maintenant inventé un terme de suivi, «Brexéterni­té», car la question de l’Europe continuera à se poser pour les Anglais pendant des décennies, tout comme ce fut le cas pour la «question irlandaise». Cette formule a été utilisée pour la première fois par Benjamin Disraeli à la Chambre des communes en 1844. Il a fallu attendre plus d’un siècle pour obtenir une réponse ! Le président Higgins a déclaré que «le peuple irlandais, objet de stéréotype­s depuis si longtemps, ne devrait pas faire de même avec le peuple britanniqu­e parce qu’une majorité n’est pas d’accord avec le Brexit».

Il y a, en effet, un sentiment de «schadenfre­ude» [la joie mauvaise à l’idée du malheur d’autrui, ndlr] visible dans les sourires satisfaits des amis irlandais face aux problèmes que vivent aujourd’hui les élites londonienn­es. C’est une vue à courtterme, car les îles à l’ouest de l’Europe font partie d’un tout, et si l’Angleterre ou la Grande-Bretagne perdent, l’Irlande sera aussi perdante.

Je me sens parfois écossais, ou irlandais, voire un peu polonais, toujours européen, et j’ai vécu et travaillé dans différents pays. Pourtant, même si je tourne et tourne, je reste un Londonien, et plus que cela selon les mots du poète Rupert Brooke, «un corps de l’Angleterre qui respire l’air anglais». J’ai grandi avec une éducation bénédictin­e anglaise de la classe moyenne, jouant à l’école le Henry V de Shakespear­e, j’ai étudié l’histoire à l’université d’Oxford, je suis rentré à la BBC comme jeune journalist­e. Puis, en temps voulu, j’ai été élu député à la Chambre des communes, je suis entré au Foreign Office en tant que ministre, au Conseil privé de sa majesté, à genoux devant elle pour jurer loyauté et allégeance au monarque. J’ai vécu une vie de lecture de romans, d’histoires et de poèmes anglais. Dans tous les sens, l’Angleterre m’a fait. Pourtant, aujourd’hui, j’ai le passeport d’une république étrangère, l’Irlande. Grâce à la naissance de ma grand-mère à Donegal, je suis éligible à la citoyennet­é irlandaise. L’Irlande était l’endroit où je passais, enfant, les vacances d’été, près de l’endroit où la rivière Boyne se jette dans la mer, à Drogheda, où vivaient un oncle, lui-même un adolescent vétéran des combats après

1920, et sa femme écossaise-irlandaise. Bien sûr, être formé par la littératur­e anglaise implique aussi d’avoir lu les grands Irlandais qui ont écrit le meilleur anglais de tous les temps, de Swift à Wilde en passant par Yeats et Seamus Heaney. Je suis aujourd’hui profondéme­nt reconnaiss­ant à l’Irlande de m’avoir permis de conserver les droits que la Grande-Bretagne souhaite supprimer. La plupart des progrès démocratiq­ues se préocupent, aujourd’hui, d’étendre les droits dont jouissent les individus à mener leur propre vie. Or, à Londres, un gouverneme­nt cherche à réduire les droits dont jouissent les Anglaises et les Anglais libres. A savoir voyager, vivre, travailler ou prendre leur retraite dans d’autres pays du continent. Heureuseme­nt, mes enfants ont eu la bonne idée de naître d’une mère française et n’auront donc aucun problème avec leur carte d’identité française et leur passeport britanniqu­e pour voyager ou vivre n’importe où en Europe. Maintenant, je peux les rejoindre.

Je remercie l’Irlande d’avoir rendu cela possible. Mais j’aurais préféré vivre jusqu’à ma mort comme sujet de Sa Majesté d’un Royaume-Uni qui aurait pu choisir d’étendre les droits de son peuple plutôt que de les réduire. Etre accueilli si tard dans ma vie en tant que citoyen irlandais ne fait que renforcer ma déterminat­ion à lutter contre la montée de cette idéologie identitair­e nationalis­te, revenue comme un

virus menaçant partout la politique démocratiq­ue. •

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le Parlement d’Edimbourg, le 31 décembre.
Photo AFP Des militants indépendan­tistes écossais manifestan­t contre le Brexit devant le Parlement d’Edimbourg, le 31 décembre.
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