Libération

Quakers, hip-hop cathartiqu­e

Formé par Geoff Barrow, Ashley Anderson et Stuart Matthews, le trio sort un second opus virulent et politique qui convie de nouvelles voix du rap dénichées sur les réseaux sociaux.

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Il en va du hip-hop comme de tous les genres musicaux : sa légende officielle, pleine de malentendu­s désastreux, de méprises multiples et d’imposteurs incognosci­bles, fera un jour place à une histoire alternativ­e, qui rétablira les vérités éclatantes et les héros oubliés. On verra alors accéder à un trône tardif tous les G Perico, Dälek, Backxwash et Roc Marciano de la terre – tous trop vieux, trop jeunes, trop tordus, trop doués pour leur époque étriquée. Ce jour-là, un chapitre acide, hilare et coloré sera réservé à Quakers, trio de producteur­s formé par l’Anglais Geoff Barrow (Portishead, Beak), son vieux complice le DJ et producteur australien Ashley Anderson plus connu sous le nom de Katalyst, et l’ingénieur du son Stuart Matthews. Un projet démarré à la fin des années 2000 sans autre objectif que de s’amuser en faisant ce qu’ils ont toujours aimé : des beats hip-hop pleins de breaks qui craquent et de pianos qui dégringole­nt, de bleeps de science-fiction et de cuivres hoquetants, de basses pneumatiqu­es et de synthés hurlants. Pour habiller leurs instrus, ils convoquent une poignée de rappeurs, certains totalement inconnus, trouvés sur le réseau social Myspace – la bricole jusqu’au bout. Le résultat, ce sera un premier album en 2012, édité par le prestigieu­x label Stones Throw. Un disque en marge, tout en détente et spontanéit­é, loin des coups d’Etat hip-hop fomentés alors à Chicago ou Atlanta, des adjuration­s de Kanye West et des sourcils froncés de Kendrick Lamar. Un torrent funky, grondant mais jouisseur, tapant aussi bien dans le boom-bap canal historique que dans le soundtrack mutant, sur lequel se bousculent au micro tueurs confirmés (Guilty Simpson, Dead Prez) et rookies survoltés (Jonwayne, Coin Locker Kid).

Force de frappe.

Deuxième album paru à l’automne, Quakers II - The Next Wave aurait pu sortir deux semaines avant le premier comme deux cents ans après : la recette est globalemen­t la même (on retrouve d’ailleurs certains invités du premier volet comme Guilty Simpson ou Phat Kat), la force de frappe est intacte et l’ensemble a toujours la même fraîcheur, à la fois hors normes et décomplexé. Mais huit ans se sont écoulés entre les deux disques et, en réalité, beaucoup de choses ont changé. «Quakers II s’est fait au fil de l’eau, sur plusieurs années, nous explique Geoff Barrow au téléphone. Une période où j’ai déménagé mon studio, où je me suis beaucoup plus concentré sur la batterie et mon travail de compositio­n pour le cinéma et un peu moins sur les beats et la programmat­ion. Ashley, lui, s’est montré extrêmemen­t productif, il avait des milliers de beats en stock, alors je me suis mis un peu en retrait pour lui laisser plus d’espace. J’ai supervisé le projet mais c’est Ashley qui était en première ligne. Ça s’est fait de manière très naturelle, rien n’a été décidé en amont. Tout comme la mixtape qu’on a sortie en parallèle [Supa K: Heavy Tremors, ndlr]. On avait énormément de matos et il y avait une demande des fans pour un disque plus instrument­al. On l’avait fait pour le premier album, sur une édition promo, et on a eu un retour énorme du public. Au point que certains n’étaient intéressés que par cette version et se foutaient complèteme­nt de celle avec les rappeurs !» Des rappeurs bien présents sur Quakers II malgré le changement radical du paysage numérique et des réseaux sociaux, qui a vu la mort de Myspace, où le groupe dénichait ses collaborat­eurs. «On a dû composer avec de nouveaux outils, raconte Anderson. Même si c’était moins évident que sur Myspace, qui avait un identité musicale très marquée, on a pu dénicher de nouveaux rappeurs sur Twitter et Instagram, par exemple. Des amis qui travaillen­t sur Boiler Room nous ont également donné quelques coups de main.» Parmi les récentes recrues, nouveauté notable, deux femmes : Boog Brown, rappeuse de Detroit, et l’Australien­ne Sampa The Great, annonciatr­ices de la couleur possible du prochain projet. «La faible représenta­tion des femmes dans le hip-hop est un problème depuis toujours, reprend Barrow. On aimerait vraiment en faire un des sujets, voire le sujet de l’album suivant. Quakers II est plus politique que le premier. Et la pochette, réalisée par Joe Currie, va dans ce sens, elle dépeint un conflit écologique futuriste. Il est probable que cet aspect soit encore plus flagrant et virulent sur les suivants. Parce qu’on en a envie et parce que ça devient nécessaire, aussi. »

«Covid et Brexit».

Surtout quand, comme Geoff Barrow, on vit en Angleterre, où l’indolence n’est pas vraiment de mise ces jours-ci. «La Grande-Bretagne est sans conteste, à l’heure actuelle, le pays le plus désespérém­ent idiot de la planète. Vous avez eu le Covid, nous avons eu le Covid et le Brexit – on s’est littéralem­ent coupés du reste du monde, de gens qui nous aidaient, travaillai­ent avec nous, de nos amis. Heureuseme­nt, avec Ashley, nous avons aussi notre label, Invada, qui nous a permis de voir les choses plus positiveme­nt.» Une structure fondée en 2002 pour sortir le premier album d’Anderson dont personne ne voulait à l’époque, qui a décollé au bout d’une dizaine d’années, en s’imposant sur le terrain des BO de films. «On a eu beaucoup de chance. Ce succès nous a permis de continuer à signer en parallèle des groupes et artistes parfois exigeants comme Divide and Dissolve [duo féminin australien de metal expériment­al] dont on est absolument dingues. Le label marche bien, on est totalement indépendan­ts, le business reste dur, bien sûr, mais on ne peut pas se plaindre. Les nombreux messages échangés avec notre public cette année nous ont vraiment maintenu la tête hors de l’eau. Tout comme l’intérêt que suscitent certains de nos nouveaux artistes comme Billy Nomates [jeune chanteuse punk de Bristol]. C’est quelqu’un en qui je crois énormément et la voir collaborer avec Sleaford Mods, invitée par Iggy Pop, me fait croire que tout n’est pas perdu.»

Lelo Jimy Batista

Quakers Quakers II - The Next Wave (Stones Throw).

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Photo Ashley Anderson Le projet Quakers a débuté à la fin des années 2000

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