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Le cinéaste et plasticien Steve McQueen signe une collection passionnante de cinq films dans lesquels il expose les mécaniques de racisme et d’exclusion dont a été victime la communauté afro-caribéenne britannique des années 60 aux années 80. Une saga qu
Une image revient à plusieurs reprises. Le portrait de la reine Elisabeth II à divers âges de sa vie, veillant depuis son cadre en bois sur les institutions que traversent les personnages de Small Axe – tribunaux, commissariats, école publique… Sous son nez, de la décennie 1960 jusqu’aux années 80, le racisme institutionnel violente la communauté afro-caribéenne avec une même banalité, sans altérer l’air d’indifférence de l’immuable monarchie. C’est accablant, c’est éloquent, c’est du Steve McQueen. Emerge l’impression de découvrir le contrechamp de fictions haut de gamme dont The Crown serait le parangon absolu. Soit un drame sur les états d’âme de la couronne britannique, racontant ce qui s’est déjà maintes fois raconté, à côté duquel Small Axe s’offre comme une collection de récits qu’il fallut aller chercher dans ses plis, arracher aux angles morts de la représentation. Plasticien dans une autre vie, Steve McQueen, 51 ans, a fondé l’ambition de son cinéma autour de récits de martyres, de Hunger, sur la grève de la faim du nationaliste irlandais Bobby Sands, au chemin de croix d’un esclave dans 12 Years a Slave (oscar du meilleur film en 2014, sacrant pour la première fois un cinéaste noir). Qui s’attendrait à ce que le cinéaste déroge avec Small Axe au ton de magistère qu’on prête à sa filmographie serait déçu en partie, mais s’exposerait à d’autres belles surprises. L’anthologie déplie une tapisserie de motifs qui se répondent d’un film à l’autre. Certains volets seraient branlants s’ils devaient tenir tous seuls. Tous trouvent leur justification au regard du geste de McQueen: pousser les meubles pour accueillir les expériences d’une communauté culturelle de Londres à travers les époques. Elle naquit après la Seconde Guerre mondiale, quand l’Empire recruta aux Antilles britanniques(notamment en Jamaïque) sa main-d’oeuvre bon marché.
Système de sape
McQueen est ferme sur ce point : Small Axe n’est pas une série, mais une collection de cinq films (deux ont reçu le label Cannes 2020) qui s’est toujours destinée à la BBC, véhicule idéal d’une «histoire nationale» qui ne figure pas dans les manuels. Certains de ses chapitres attestent que le destin d’un Noir britannique d’alors est de finir dans les prétoires, ou les odeurs excrémentielles des prisons qui empois
saient déjà Hunger, et ce en s’appuyant sur des personnages réels. Le romancier Alex Wheatle, incarcéré après l’épisode méconnu des émeutes de Brixton en 1981, ou encore les «Mangrove Nine», poursuivis pour s’être rebellés contre les raids policiers qui visaient arbitrairement leur restaurant à Notting Hill – Small Axe s’ouvre sur leur procès.
Dans Education, se dévoile en outre le système de sape concerté de l’égalité des chances aux dépens des écoliers noirs, ghettoïsés dans des écoles bidon pour esprits simples. Qui tomberait de sa chaise confirme la réussite indéniable de Small Axe : démentir l’idée d’un racisme britannique propre sur soi, supposément plus prévenant que la guerre des races américaine en vertu d’un proverbial flegme local – «Vous prendrez bien un peu de thé avec votre bastonnade ?» McQueen est né à Londres d’une mère originaire de Trinité-et-Tobago (Caraïbes) et d’un père venu de la Grenade (Antilles). De son entreprise, travaillée par la question de la transmission entre les générations, émane une connaissance intime et affective du sujet. Il s’agit d’approcher la vérité d’un groupe culturel par le détail, avec une attention d’ethnologue – sa nourriture, ses danses, ses argots, les lieux où les minoritaires sont entre eux et chez eux…
Sas de respiration
Si Small Axe pourrait être un musical et que sa bande-son l’irrigue comme un poumon [lire interview page suivante], c’est que la musique, notamment le reggae, s’affirme comme l’alphabet de leur rapport au monde, une clé d’appartenance et de spiritualité. Puisqu’un Noir est persona non grata en tout lieu, la possibilité de l’harmonie se joue derrière les portes closes, et la communauté est l’autre nom du refuge. Elle restaure l’identité mutilée de l’orphelin Alex Wheatle, qui gomme son accent posh pour s’épanouir parmi les siens. Elle revêt surtout une dimension merveilleuse – d’où la coloration chaude et sensorielle des témoignages dont McQueen se fait le passeur. Lovers Rock, film le moins narratif de la collection, est une pierre de touche à cet égard, le sas de respiration où le cinéaste se laisse enfin kidnapper par son sujet. Le temps d’une fête privée dans le Londres des années 80, où l’on suit une Cendrillon moderne depuis les préparatifs de la soirée jusqu’à l’aube, McQueen regarde une maison s’emplir de liesse et de tensions langoureuses, dans un film immersif en forme de digression, perlé de chants a capella qui tiennent chaud. Il filme les noceurs comme on danserait un slow collé-serré, prolongeant les plans quand ils devraient s’arrêter, tout comme l’état de communion perdure bien après que la musique s’arrête. Le sortilège s’enroule alors sur lui-même jusqu’à ce que transe s’ensuive. •