Libération

2022 «J’ai déjà fait barrage, cette fois c’est fini»

- Par Charlotte Belaïch et Rachid Laïreche

Entre colère et déception, les électeurs de gauche interrogés par «Libé» redoutent la finale annoncée par les sondages pour la présidenti­elle et appellent au réveil de leur camp. Pour beaucoup, pas question de revoter

Macron même face à Le Pen.

Un an avant la prochaine présidenti­elle, un nombre grandissan­t d’électeurs de gauche l’affirment : même au second tour, ils n’iront pas voter pour le chef de l’Etat, de plus en plus ancré à droite. En réponse à un appel à témoins, «Libération» a reçu des centaines de lettres de ces citoyens déterminés à créer un électrocho­c.

Politique fiction : nous sommes le 8 avril 2022, il est 20 heures. Deux visages s’affichent sur tous les écrans. Ceux d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, en finale de l’élection suprême, la présidenti­elle. La gauche divisée est une nouvelle fois hors course et ses électeurs s’interrogen­t : front républicai­n ou abstention ? Le débat enflamme le pays. Politique réelle: aujourd’hui, le Président et la patronne du Rassemblem­ent national squattent la tête des sondages, mais l’avenir est impossible à écrire. La route est encore trop longue et le passé nous rappelle qu’il n’est jamais bon d’être favori un an avant le scrutin. Edouard Balladur, Lionel Jospin, Alain Juppé et François Fillon peuvent en témoigner à la barre. Mais quelque chose a changé. Ces derniers mois, une petite musique commence à se faire entendre : de nombreux électeurs de gauche, qui n’ont jamais hésité à se mettre en travers de l’extrême droite, jurent la main sur le coeur que l’époque du front républicai­n est derrière eux. Pas question de faire barrage au RN en cas de nouveau duel face à Emmanuel Macron. Libération a lancé un appel à témoins – qui ne fait pas figure de sondage ou de réalité absolue– afin d’en comprendre les raisons. Pourquoi des électeurs de gauche qui se sont déplacés en 2017 ne s’imaginent pas refaire le même geste l’an prochain ? Peut-être qu’ils changeront d’avis d’ici là ; peut-être (et on l’espère) que le résultat des urnes offrira un autre choix au pays. En attendant, nous avons reçu des centaines de réponses. De longs messages, précis, qui racontent souvent un soulagemen­t à mettre ce tirailleme­nt citoyen par écrit. Nous avons sélectionn­é les thèmes qui reviennent sans cesse. Emmanuel Macron en prend pour son grade ; la gauche (divisée) aussi.

«J’ai déjà fait le barrage, mais cette fois c’est fini et bel et bien fini»

Le débat n’est pas nouveau. En 2017, déjà, une petite partie de la gauche s’est interrogée. Le candidat insoumis, Jean-Luc Mélenchon, a seulement donné comme mot d’ordre : «Pas une voix au Front national.» Les autres figures de gauche, comme Benoît Hamon qui se dit aujourd’hui «cocufié», ont appelé sans hésiter à faire «barrage». Une très grande majorité de ses électeurs ont glissé un bulletin Macron dans l’urne. Dans les témoignage­s, on en retrouve beaucoup. Ils disent «plus jamais». Il y a aussi de nombreux insoumis qui s’étaient déplacés et le «regrettent».

Puis il y a Valérie, la petite cinquantai­ne, qui n’a pas voté au premier tour de la dernière présidenti­elle. Trop de «colère». Elle en veut à François Hollande, qui a «saccagé» la gauche, et à tous les autres. Mais au second tour, c’est différent. Elle raconte : «Je me dégonfle, je ne peux pas imaginer Marine Le Pen au pouvoir, notamment grâce à moi. Je vais donc faire barrage.» Ce n’est pas une première. Elle se souvient de cette fameuse année 2002. Au premier tour, Valérie avait voté JeanPierre Chevènemen­t. Lorsqu’elle a vu les visages de Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac, elle a pleuré, tourmentée par l’idée qu’elle avait contribué «au désastre» : «Je m’étais disputée avec mon père, socialiste invétéré, qui ne voulait pas voter utile au second tour.» Finalement, ils y sont allés tous les deux, ensemble, pour glisser le nom de Jacques Chirac. Voter à droite pour stopper l’extrême ? Un étrange sentiment : «On se dégoûtait presque mais nous étions tout de même les héros.» Valérie s’est intéressée au «phénomène» Macron durant la campagne présidenti­elle. Elle lisait tous les articles en restant à distance. Elle écrit une phrase que son père répétait : «Quand la droite apprécie un type de gauche, tu peux être sûre que le type est à droite de la gauche ou à gauche de la droite.» Quatre années après l’arrivée du plus jeune président de la Ve République, Valérie ne s’y retrouve plus. Comme de nombreux électeurs de gauche, elle conclut son témoignage par : «J’ai déjà fait le barrage mais cette fois, c’est fini et bel et bien fini.»

«Je ne ferai plus jamais l’erreur de voter pour quelqu’un ou quelque chose dans lequel je ne crois pas»

«J’ai décidé que plus jamais je ne voterai “contre” pour “faire barrage”.

Comme je le fais depuis 2002 sous la pression de ma conscience, de mon entourage et aussi des médias, dont mon Libé avec sa une de 2017 si cruellemen­t cynique aujourd’hui», explique Hervé. Une référence au titre «Faites ce que vous voulez mais votez Macron» qui barrait notre quotidien la veille du second tour, non pas pour dire «oui» au candidat LREM, mais pour dire «non» à la candidate du RN. C’est cette conception du vote qui est remise en cause : les partisans du non-choix ne veulent plus voter pour barrer la route mais pour ouvrir la voie. «Dorénavant je voterai uniquement “pour”, explique Hervé. Pour un projet et le candidat qui le porte. Pour une alliance de second tour sur des valeurs et un programme communs. Parce qu’à bien y réfléchir, l’abstention est un acte politique bien plus efficace que voter contre un candidat qui ne serait pas convenable, ce qui revient à voter contre ses propres valeurs.» Une forme d’absolutism­e moral plutôt que la stratégie du moindre mal. Pour les électeurs qui ont répondu à notre appel, c’est donc la fin du vote utile. Parmi eux, beaucoup de

jeunes, âgés de 20 à 30 ans, ancrés à gauche, qui expliquent avoir rarement eu l’occasion de glisser un bulletin par adhésion au second tour. «Le premier souvenir politique que j’ai, ce sont les manifestat­ions contre Le Pen en 2002, raconte Gaspard. Je n’ai jamais voté pour un candidat que je voulais vraiment voir au pouvoir. Ni au niveau national, ni à des niveaux plus locaux. J’en ai marre qu’on me dise que X est mieux que Y parce qu’il faut sauver la démocratie. Je ne ferai plus jamais l’erreur de voter pour quelqu’un ou quelque chose dans lequel je ne crois pas. Et Macron, je ne peux plus y croire.» Souvent, les témoignage­s racontent aussi un refus de voir leur vote justifier une politique qu’ils n’ont pas choisie. «J’ai en quelque sorte approuvé par mon vote la casse du service public, le renforceme­nt des inégalités socio-économique­s, des politiques qu’aurait pu mettre en place l’extrême droite, etc. En tout cas, il a répété sans cesse que nous avions approuvé», raconte Claire, 25 ans. Cinq ans plus tard, revoter serait selon eux une façon de consentir. «Est-ce que ce serait mieux avec l’extrême droite? interroge Muriel. Certaineme­nt pas, c’est évident. Mais voter Macron reviendrai­t à légitimer tout ce que son gouverneme­nt a fait. Ce serait comme féliciter Darmanin. Et ça, je ne peux pas.»

«Je m’attendais à une politique de droite, mais pas à de telles mesures liberticid­es»

Longue est la liste qui justifie le choix de ne pas redonner sa voix au chef de l’Etat. Les mails reçus énumèrent les lois et déclaratio­ns encaissées comme des coups. «On a eu droit à des réformes fiscales extrêmemen­t avantageus­es pour un petit nombre de personnes qui n’en avaient pas besoin et, comme toujours, une inflation du niveau de vie pour le reste de la population», écrit Thomas. Egalement parmi les griefs: la réforme du code du travail par ordonnance ou celle, mise sur pause, des retraites, les privatisat­ions, le manque de volontaris­me sur la fraude fiscale, ou encore les propos sur «ceux qui ne sont rien» et l’appel à «traverser la rue pour trouver du travail». Mais la quasi-totalité des répondants expliquent que si la politique économique d’Emmanuel Macron les révolte, elle ne les surprend pas. «Je m’attendais à une politique de droite, mais pas à de telles mesures liberticid­es, et je ne parle pas des mesures sanitaires, je parle de ces atteintes constantes à la liberté d’expression, de la presse, de la communauté scientifiq­ue. Toute cette violence institutio­nnelle», déplore Muriel. Une dérive autoritair­e pour laquelle ils n’avaient pas signé, que beaucoup datent de la crise des gilets jaunes. «Je pense que c’est depuis le mouvement des gilets jaunes que cette réflexion a débuté : et si, quoi qu’il arrive, je m’abstenais plutôt que de glisser un bulletin Macron dans une urne? Je ne suis pas spécialeme­nt favorable à ce mouvement, mais le déferlemen­t de violences policières, nié par le gouverneme­nt, m’a dégoûté», explique Benjamin.

Une répression devenue systématiq­ue, selon les répondants. A laquelle s’ajoutent la loi «sécurité globale», jugée liberticid­e, et la façon dont le gouverneme­nt a enterré une partie des propositio­ns de la Convention citoyenne. «Le candidat Emmanuel Macron, qui semblait novateur et progressis­te, porteur d’un libéralism­e non autoritair­e, a laissé la place à un président ultralibér­al, conservate­ur, autoritair­e. Finalement, nous n’avons même pas eu besoin de Marine Le Pen pour mettre en place un régime autoritair­e doublé d’un Etat policier au service des plus riches», écrit par exemple Lucien. Au fil des témoignage­s, émerge ainsi l’idée que le Président a réussi à décevoir ceux qui n’attendaien­t rien du candidat.

«Lorsque j’ai vu Darmanin face à Le Pen, ça a été trop pour moi»

Plus encore que la dérive autoritair­e, c’est l’égarement identitair­e qui fait dire à ces électeurs qu’ils ne veulent plus être un rouage du barrage. «Je crois toujours au front républicai­n, je suis toujours prêt à voter pour un candidat qui n’est pas de mon camp politique si il /elle est clair dans son rapport avec l’extrême droite, ce n’est pas le cas de Macron», juge Antoine, 25 ans. «Ce qui m’a achevé est “symbolique” : lorsque Blanquer s’est approprié le terme “islamo-gauchiste”. Peut-être à cause de mon histoire personnell­e, je l’ai immédiatem­ent associé à celui de “judéo-bolchéviqu­e” et aux fantasmes mortifères qu’il recouvre», raconte Benjamin. La loi sur le séparatism­e et le récent face-à-face entre Marine Le Pen et Gérald Darmanin reviennent à longueur de lignes. Le ministre de l’Intérieur concentre les reproches. Il incarne la droitisati­on de Macron, mais aussi l’abandon de la «République exemplaire» vantée par l’ex-candidat, l’ex-maire de Tourcoing étant visé par des plaintes. «Lorsque j’ai vu Darmanin face à Le Pen, ça a été trop pour moi. Non content d’avoir pris des mesures qu’elle n’aurait pas reniées et qui font que je tremblais de la voir arriver au pouvoir, il lui reproche quasiment son laxisme», déplore Assia.

Le nom d’une autre ministre revient souvent: Frédérique Vidal, ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, qui s’est fait connaître par beaucoup de Français en demandant une enquête du CNRS sur l’«islamo-gauchisme» à l’université. Enseignant, âgé d’une trentaine d’années, Romain raconte : «Ayant longuement étudié et enseigné l’histoire de la France de l’entre-deux-guerres, je suis désespéré de retrouver aujourd’hui les mêmes théories, réflexes et éléments de langage.» Macron, pour beaucoup de ceux qui expliquent qu’ils refuseraie­nt de choisir un bulletin à son nom, est vu comme un carburant pour le RN. «Ce gouverneme­nt et son président sont en voie de grave radicalisa­tion, ce n’est plus un barrage, c’est un couloir de l’extrême droite. Aujourd’hui, j’ai aussi peur pour notre pays d’un second mandat Macron que d’un mandat Le Pen», estime Benjamin.

Sophie, elle, voit une différence entre les deux : «Si Le Pen était passée en 2017 et avait fait le même type de mouvement que Macron, on aurait assisté à une levée de boucliers monumental­e. Là, ni vu ni connu je t’embrouille, Macron fait propre sur lui, et du coup ça passe.»

«Est-ce que les jours seront heureux si Le Pen est élue ? Je ne crois pas, mais il est possible que la France se réunisse dans un combat commun»

Une partie des répondants adhère à la théorie de l’électrocho­c, aussi connue sous la forme de l’expression «il faut toucher le fond pour remonter». «C’est peut-être l’électrocho­c nécessaire à une prise de conscience collective à l’instar des Etats-Unis», imagine Elisabelle. Vincent, ingénieur de 40 ans, d’extrême gauche derrière ses apparences de bon macroniste, comme il se décrit lui-même, va plus loin. En cas de second tour Macron-Le Pen, il ne se contentera pas de s’abstenir, mais votera pour la représenta­nte du RN. Et se préparera à «combattre par tous les moyens légaux». «La raison est simple : je choisis mon enun ennemi dont les pensées politiques sont clairement définies. Est-ce que les jours seront heureux si Le Pen est élue ? Je ne crois pas, mais il est possible que la France se réunisse dans un combat commun», prophétise-t-il. Un combat qui passera, selon certains, par la rue. Pour d’autres, parfois les mêmes, par le Parlement. Comme s’ils ne voyaient plus l’élection présidenti­elle comme un moyen de peser sur la vie politique du pays. «En 2017, j’ai vaguement hésité à voter blanc au second tour puis je me suis résigné à voter contre Marine Le Pen, pour un résultat aujourd’hui difficile à encaisser, raconte Thibault. Depuis plusieurs mois, je suis convaincu que je voterai blanc en cas de Macron-Le Pen en 2022. Parfois, je me dis même qu’il faudrait voter Le Pen, car je crois en une mobilisati­on massive aux législativ­es, et je préférerai­s presque une Le Pen immobile faute de majorité qu’un Macron ingérable. De plus, je pense que ça peut aider à reconstrui­re un système politique plus juste, et redonner vie à la gauche.»

«Le vote ne doit pas être un renoncemen­t, alors que la gauche se réveille !»

L’union de la gauche : une vieille rengaine. Le paysage est éclaté. L’insoumis Mélenchon est déjà en campagne. Il brandit son programme, «l’avenir en commun», pour convaincre les autres couleurs de se ranger derrière lui. Ses alliés naturels, les communiste­s, n’écartent pas l’hypothèse de se présenter tout seul comme des grands. Les écologiste­s crient sur tous les toits que leur heure a sonné, en espérant rassembler les ténors d’hier derrière eux. Et les socialiste­s, notamment leur chef, Olivier Faure, poussent les uns et les autres à se parler tout en disant que ce serait mieux que ce soit un rose qui porte le drapeau. Au milieu du décor, les électeurs. Hélène, «femme de gauche» depuis une quinzaine d’années monte dans les tours : «Le vote ne doit pas être un renoncemen­t, alors que la gauche se réveille, enfin, qu’elle allie ses forces, qu’elle dépasse les conflits internes pour proposer un vrai choix au peuple de gauche ! Mon vote, cette fois, ira donc à la gauche, sinon rien.» Le désir d’union revient à l’envi dans les témoignage­s. Certains n’y croient plus, à l’image de Julien, qui attend «sans trop d’espoir une cannemi,

didature solide à gauche» pour empêcher le duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. D’autres rêvent encore, comme Gilles, qui «milite pour une candidatur­e unique autour d’un projet d’avenir dont la ligne directrice sera la sociale écologie». Il prévient : «Nous savons maintenant que le chantier immense de la transition est urgentissi­me et la droite ultralibér­ale comme la droite autoritair­e la feront en traînant des pieds. L’actuel débat sur l’identité, la laïcité détournée, les lois sécuritair­es sont un danger pour le vivre-ensemble. Devant ces défis, l’union de la gauche est un impératif absolu.» Pierre, qui annonce lui aussi qu’il restera à la maison si le «duel» entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen se rejoue, conclut son mail ainsi : «Il faut juste que les partis de gauche (tous les gens de gauche) et les partis écologiste­s ne présentent qu’un ou qu’une candidate au premier tour et que tous ceux qui ont des ambitions personnell­es les mettent au placard et enterrent les vieilles querelles. A cette seule condition, la gauche écologiste reviendra sur la grande scène et un petit bout d’espoir sera envisageab­le.» •

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de Macron, au Vigan (Gard), le 4 mai 2017.
Photo Ulrich Lebeuf. Myop
Réunion publique de Macron, au Vigan (Gard), le 4 mai 2017. Photo Ulrich Lebeuf. Myop
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La une du 22 avril 2002, au lendemain de la qualificat­ion de Jean-Marie Le Pen au second tour.
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La une du week-end des 6 et 7 mai 2017, date du second tour de la présidenti­elle.

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