Mort de Maradona, une triste «telenovela»
La diffusion d’un enregistrement de son neurochirurgien relance la polémique sur les conditions de la mort de l’idole du football et révèle une fin de vie isolée et dégradée. Cinq personnes de son entourage médical proche pourraient prochainement être mises en examen.
«Tu me dis, s’ils sont énervés contre nous ?» Le 25 novembre, alors que Diego Maradona agonise dans une luxueuse villa de location en banlieue nord de Buenos Aires, Leopoldo Luque, son médecin, neurochirurgien et exemple paroxystique du beau gosse latino de 40 ans, roule à toute blinde sur l’autoroute, même s’il sait qu’il n’arrivera pas à
temps: «Je vais arriver et il sera déjà mort, sérieux.» C’est avec la psychiatre Agustina Cosachov, présente sur les lieux et en train de lui relater en direct les derniers moments de l’idole argentine, que Luque correspond par WhatsApp. Elle, la voix blanche : «On est entrés dans sa chambre et il était froid. Froid avec les veines marquées. […] On a passé dix, quinze minutes à lui faire un massage cardiaque, nous [elle, les deux infirmiers et la cuisinière ndlr], parce que l’ambulance n’arrivait pas.» En parallèle et en conduisant toujours, Luque envoie un message audio à Matías Morla, l’avocat du footballeur le plus célèbre au monde, pour le prévenir : «Boludo [interjection familière argentine similaire au “con” marseillais, ndlr], on dirait qu’il a fait un arrêt cardiorespiratoire. Il va crever, le gros.» Quelques minutes plus tard, il reçoit la réponse d’Agustina Cosachov. Maradona est mort. Dans l’intervalle, l’ambulance est arrivée et la discrète psychiatre a parlé à la famille. «Non, non, ils [la famille, ndlr] ne sont pas énervés. Pour le moment, ils n’ont rien dit.» Depuis l’envoi de ces messages WhatsApp et surtout depuis leur récente fuite du dossier d’instruction dans les médias argentins, la situation a évolué. Le qualificatif d’«énervé» est loin de faire le poids pour décrire les sentiments de la famille, notamment celui des filles de Diego Maradona, Dalma et Giannina, envers l’équipe qui devait prendre soin de leur père. A commencer par son avocat, Matías Morla, et son médecin, Leopoldo Luque. «Je viens d’écouter les audios […] et j’en ai vomi, a publié sur ses réseaux sociaux Dalma Maradona. Tout ce que je demande à Dieu, c’est que justice se fasse. […] Je vous jure que je vais aller vous chercher un par un.»
Tatoué sur le coeur
La mort de l’Argentin le plus aimé au monde aurait-elle pu être évitée ? Des négligences ont-elles été commises ? Depuis trois mois, ces questions enfièvrent le pays et grondent dans ses médias, cafés, taxis. Un bruit constant, comme une échappatoire pour repousser l’impossible deuil, que des funérailles précipitées et mal organisées
n’ont pas favorisé. Chaque jour, un nouveau témoignage, une nouvelle révélation complètent le tableau d’une fin de vie à la tristesse insondable, dans la confusion et l’isolement, indigne de lui. Et insoutenable pour beaucoup d’Argentins, à qui il avait donné tant de joies que beaucoup le portent dans la peau, littéralement, comme Walter Rotundo, qui a tatoué sur son coeur l’effigie du joueur magique, hilare et victorieux, brandissant la Coupe du monde. Walter a une passion, Diego, et deux filles, qu’il a nommées respectivement Mara et Dona. «La colère, la bronca sont venues s’ajouter à la tristesse. Je suis au bord des larmes quand je pense à comment il est tombé entre les griffes de cyniques qui l’ont abandonné, alors qu’ils étaient ceux qui auraient dû prendre soin de lui et l’aimer pour nous tous.»
Plaque de contreplaqué
Ce sont sur ses dernières semaines d’hospitalisation à domicile, après son opération d’un hématome au cerveau à la clinique d’Olivos le 3 novembre, que l’enquête judiciaire, ouverte peu après son décès, se concentre. La personnalité de Maradona était hors du commun, alors cette enquête se doit de l’être aussi. Malgré les vacances d’été, qui interrompent normalement tout processus judiciaire, tant le bureau du procureur de San Isidro, en charge de l’instruction, que les avocats des parties civiles ont continué à travailler d’arrache-pied. Quatorze heures par jour, insiste la presse argentine. Les éléments du dossier s’empilent et trouvent parfois le chemin des rédactions. Les fuites sont nombreuses, les lecteurs avides. La presse a ainsi publié des photos de la maison où Maradona a passé ses dernières semaines, supposément en convalescence après son opération du cerveau. Une location dans un des nombreux quartiers privés chic de la banlieue nord de la capitale argentine, au bord d’une lagune. Plutôt confortable sur le papier, sauf que Diego Maradona ne pouvait plus gravir les escaliers et accéder aux chambres à l’étage, à cause de ses genoux fragiles mais surtout d’un état général de faiblesse avancé. Il avait donc dû être installé au rezde-chaussée dans la pièce télé, des toilettes chimiques avaient été improvisées. Pour filtrer la lumière du jour qui l’éblouissait, une plaque de contreplaqué avait été clouée à l’extérieur contre la fenêtre. «Tout était très précaire, pour ne pas dire un désastre», a confié l’une des infirmières au quotidien Clarín. Seule sa cuisinière de toujours, Romina Milagros Rodriguez, surnommée Monona, son neveu Jonathan Esposito, son assistant Maximiliano Pomargo, un garde de sécurité et le personnel infirmier qui se relaye à son chevet partagent son quotidien morose. Parfois aussi apparaissent Leopoldo Luque et Agustina Cosachov, la psychiatre.
Son état psychologique est détérioré. «Certains jours il était très dépressif, il refusait de s’alimenter, et d’autres c’était tout le contraire, il voulait voir tous ses enfants», aurait déclaré aux procureurs sa cuisinière, Monona. Mais selon ses filles Dalma et Giannina, elles ont été tenues à l’écart de leur père par son avocat, Matías Morla, avec qui elles sont en conflit depuis longtemps. «Il lui changeait son numéro de téléphone tout le temps, il leur interdisait l’entrée au quartier privé, […] certifie leur représentant, Juan Manuel Dragani. Par tous les moyens, même par la cuisinière, elles ont tenté de se rapprocher de leur père. Mais l’entourage de Diego les a empêchées d’accéder à lui.» L’enquête révèle aussi de sévères manquements relatifs à l’aspect strictement médical. Alors qu’il souffrait de problèmes cardiaques chroniques ayant entraîné deux hospitalisations majeures, en 2000 en Uruguay et en 2004 à la clinique suisse de Buenos Aires, il n’y avait ni défibrillateur, ni oxygène dans cette maison supposément médicalisée. Pourtant, l’un des
«Je viens d’écouter les audios […] et j’en ai vomi. Tout ce que je demande à Dieu, c’est que justice se fasse. […] Je vous jure que je vais aller vous chercher un par un.»
Dalma Maradona fille de Diego Maradona
effets d’un médicament qui lui était prescrit par Agustina Cosachov, un psychoactif nommé Quétiapine, est contre-indiqué en cas d’insuffisance cardiaque. «J’ai peur qu’ils s’en prennent à moi pour les médicaments», s’inquiète-t-elle d’ailleurs dans un des enregistrements WhatsApp portés au dossier. Interrogé sur ces points, le Dr Luque a répondu par le biais de son représentant que «les dernières analyses [quand il était encore] en vie ne laissaient pas apparaître [de problèmes cardiaques]. Aucun traitement n’a donc été requis».
Psychiatre et
cuisinière
Lors de l’arrivée de Maradona dans la résidence, début novembre, les voisins avaient été avertis de la présence d’une ambulance, qui aurait dû stationner vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant la maison, et ce pour toute la durée de son séjour. Mais le 25 novembre, lorsqu’il a souffert de son arrêt cardiovasculaire, aucune ambulance n’est présente. Ce sont entre autres sa psychiatre et sa cuisinière qui ont dû se relayer pour lui pratiquer un massage cardiaque durant dix à quinze minutes, en attendant qu’elle arrive. C’est bien, entre autres organes à bout, le coeur du pibe de oro (le «gamin en or» en espagnol, surnom de Maradona en Argentine), qui pesait 503 grammes à sa mort (soit près du double d’un coeur sain), qui a fini par lâcher. D’après l’autopsie préliminaire, il est décédé des suites d’un «oedème pulmonaire aigu», mais aussi d’une «insuffisance cardiaque chronique», et d’une «myocardiopathie». Les examens complémentaires rapportent également une cirrhose, une insuffisance rénale et d’autres troubles cardiaques et artériels.
L’enquête progresse sous une pression considérable. Les fans réclament des responsables à cette mort inadmissible. Walter Rotundo, le tatoué père de Mara et Dona, nuance: «Je prie pour la justice, bien sûr. Pas forcément pour la prison, mais surtout pour que la condamnation sociale soit sans appel. Que jusqu’à leur mort, on ne leur laisse pas oublier, où qu’ils aillent, qu’ils ont abandonné comme un chien l’homme qui a rendu heureux des millions de personnes.»
Cinq personnes de l’entourage médical proche de Maradona pourraient prochainement être mises en examen. Tout d’abord, le neurochirurgien Leopoldo Luque, qui suivait le pibe de oro depuis quatre ans. Il se défend d’avoir été le médecin en charge, mais les conversations relevées confirmeraient sa prépondérance dans toutes les prises de décisions médicales. Il pourrait être poursuivi pour «homicide involontaire par négligence ou omission», et «faux et usage de faux». Luque concentre aujourd’hui, avec l’avocat Morla, l’acrimonie des cinq enfants reconnus de Diego Maradona ainsi que de l’opinion publique. Pourtant, à peine plus de deux semaines avant le décès, c’était sous les vivas des médias et de la foule massée devant la clinique d’Olivos qu’il communiquait l’issue victorieuse de l’opération du cerveau de son patient, dont il annonçait la sortie. Une décision précipitée ? Il argumente: elle a été prise «en commun et en accord avec la famille». La psychiatre Agustina Cosachov pourrait également être poursuivie pour les mêmes motifs. Le psychologue Carlos Diaz ainsi que deux infirmiers pourraient aussi être inquiétés. Un nouveau conseil médical doit avoir lieu le 8 mars pour déterminer si négligence il y a eu. Les téléphones portables retrouvés sur la table de nuit de Maradona devraient aussi être examinés prochainement.
En attendant l’issue de cette enquête, que les médias argentins ont transformée en telenovela, les Argentins continuent de voir des signes de leur idole décédée partout. Les réseaux sociaux regorgent de photos de sa silhouette indéniablement reconnaissable (pour ceux qui les publient) dans un nuage, au coeur d’une tomate coupée en deux ou, dernière en date, de son profil sur la brûlure au mollet d’une adolescente. Le mythe maradonien continue de s’écrire, entre pathos et fantaisie. Avec bientôt, un prochain chapitre: la répartition de son héritage. •