Matthew Crawford «Les voitures modernes sont devenues très ennuyeuses à conduire»
Philosophe et mécanicien, le chercheur américain s’intéresse à la conduite en tant qu’expérience sensorielle et à la route comme lieu d’interaction sociale. Selon lui, la tendance à l’automatisation des véhicules nous coupe de nos sensations et nous isole
Un derby de démolition, où des conducteurs survoltés se rentrent les uns dans les autres dans un crissement de tôle déformée, le rugissement des moteurs couvrant celui d’un public chauffé à blanc, a-t-il sa place dans un essai de philosophie? Pour Matthew Crawford, la réponse est toute trouvée : Prendre la route, une philosophie de la conduite (la Découverte) sera rangé sur son étagère entre son premier ouvrage, Eloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail (la Découverte, 2009), et d’authentiques pièces de mécanique. Philosophe et mécanicien à ses heures perdues – ou peut-être est-ce l’inverse –, le chercheur à l’université de Virginie prolonge dans son nouvel essai ses réflexions sur la place de l’individu libre dans une société rationnelle et feutrée. Hostile aux véhicules autonomes qui nous demandent de renoncer à notre liberté de conduire, Matthew Crawford est aussi critique vis-à-vis des voitures modernes qui font tout pour isoler les utilisateurs de leur environnement. Pour lui, éprouver la route est une manière de renouer avec l’élan vital cher à Bergson, mais aussi d’exercer notre intelligence sociale en privilégiant la compréhension tacite entre chauffeurs à une régulation par des algorithmes. Mais si l’on considère la route comme un de nos derniers biens communs, jusqu’où peut-on accepter les libertés que s’octroient les plus téméraires aux dépens de la sécurité de tous ?
La pandémie est-elle un bon moment pour mener une philosophie de la conduite ?
Un des bénéfices paradoxaux du confinement, c’est que les routes sont moins fréquentées. C’était donc pour moi le moment rêvé pour prendre la route et explorer les paysages spectaculaires de Californie où je me suis installé récemment. Par ailleurs, la conduite est une porte d’entrée vers une critique de la technocratie, qui est cette tentative d’étendre le contrôle rationnel à tous les aspects de la vie. La pandémie de Covid-19 nous a amenés à penser ce problème de la technocratie, car tout le monde s’est rendu compte de ce que signifiait être gouverné par des experts. Le transfert de souveraineté des institutions démocratiques vers les institutions technocratiques est devenu flagrant. Etudier l’influence de la technocratie sur la route me permet aussi de regarder son influence dans la société.
Selon vous, nous devenons de moins bons conducteurs. Qu’entendez-vous par là ?
Je souhaite défendre l’idée que la conduite quotidienne peut être vue comme un sport. Ce n’est vrai, bien sûr, que quand conduire implique toute votre attention et met votre corps à contribution – par exemple, quand je conduis ma moto sur une route de montagne sinueuse, j’en ressors lessivé physiquement et mentalement. A l’inverse, quand vous suivez dans votre SUV une route qui file droit à travers le désert pendant des centaines de kilomètres, l’acte de conduire ne vous procure pas beaucoup de sensations – dans ces situations, autant s’asseoir à bord d’un train ! Je voudrais aussi insister sur ce point : les voitures modernes sont devenues très ennuyeuses à conduire. Tout est fait pour nous isoler de la route, pour qu’elle ne devienne qu’une abstraction : la transmission automatique, le régulateur de vitesse, les GPS font le travail à notre place pour nous permettre de nous retirer en nous-même plutôt que nous ouvrir à notre environnement. Le pare-brise devient alors simplement un écran comme un autre sur lequel défile un paysage, qui est d’ailleurs moins captivant que tous les autres écrans qui réclament notre attention. Cette évolution vers une expérience de conduite aseptisée a contribué au problème du manque d’attention des conducteurs, qui est très dangereux.
Vous-même prenez plaisir à conduire des vieilles voitures, comme une Coccinelle de 1963. Je retrouve alors des sensations très différentes. Cette Coccinelle, qui était ma première voiture, avait une suspension arrière à «essieu oscillant» : quand vous prenez un virage, le pneu arrière perd une partie de son adhérence. Alors, en relâchant la pression sur l’accélérateur pour provoquer un léger transfert de poids vers l’avant, et en donnant un petit coup de volant, les roues arrière se décollent, et vous vous sentez planer, alors que vous êtes à peine à 30 à l’heure ! Quand vous conduisez ces anciennes voitures, plus légères, moins automatisées, vous absorbez beaucoup plus d’informations – l’état de la route, le crissement des freins, la température du moteur. Le véhicule devient presque prothétique, vous commencez à le ressentir comme une extension de votre corps.
Une autre qualité de ces voitures plus anciennes est que vous pouvez les bricoler.
D’ailleurs, je vous parle depuis mon atelier où je suis en train de construire une autre Coccinelle – j’y travaille depuis dix ans, elle sera bientôt finie. Cacher la mécanique est devenu un principe de design des voitures modernes : le but est de présenter à l’utilisateur une surface sans coutures, sans friction, qui ne le dérange pas en lui demandant de comprendre quoi que ce soit au fonctionnement du véhicule. Je pense que vous interagissez avec votre voiture d’une tout autre manière quand vous avez passé du temps à la réparer. Vous développez une forme de sympathie pour elle, de sorte que vous pouvez visualiser la mécanique en fonctionnement : l’embrayage qui s’agite, le disque de freins qui se déplace et chauffe… Alors, si vous entendez que les freins font un bruit étrange, vous êtes en mesure de comprendre ce qu’il se passe. Dans ces conditions, vous pouvez faire confiance à votre voiture – une confiance informée, différente de la confiance passive du simple consommateur. On en revient à une vieille théorie formulée par Karl Marx mais aussi John Locke : c’est en investissant votre travail dans quelque chose que vous en devenez réellement propriétaire. Vous êtes très critique vis-à-vis d’une forme aboutie de passivité : les voitures autonomes. Pourquoi sont-elles une question philosophique, selon vous? C’est un nouvel exemple d’une tendance qui vise à atrophier nos capacités, ce qui nous conduit à demander plus d’automatisation parce que l’on est devenus incompétents. Parmi les capacités qu’on perd, ce n’est bien sûr pas notre habileté à négocier un virage qui me semble la plus importante ; c’est plutôt notre capacité à faire société. Imaginez que vous vous engagez sur la place de l’Etoile à Paris, autour de l’Arc de triomphe, qui semble très chaotique à première vue. En fait, il y a ici une coopération qui se joue entre les individus : chacun accorde son attention aux autres pour régler ensemble ce problème collectif qu’est la circulation. C’est un bel exemple de confiance sociale où l’on est obligés d’évaluer la compétence et l’attention des autres conducteurs. Tocqueville pensait que c’est au travers de ces activités quotidiennes qui demandent de la coopération que certaines habitudes d’autogouvernement se créent et s’entretiennent. A l’inverse, plus les problèmes seront réglés à notre place par la bureaucratie et la technologie, plus on risque d’atrophier notre intelligence sociale et notre capacité à faire société.
Vous prenez l’exemple d’une voiture sans conducteur de Google qui ne parvenait pas à franchir un stop, parce qu’elle attendait que les automobilistes s’immo
bilisent complètement pour la laisser passer – ce qui se fait en théorie, mais pas en pratique. On apprend aux voitures autonomes à respecter le code de la route à la lettre, mais les conducteurs humains sont plutôt dans un arrangement permanent avec les règles. En commentant cet épisode, l’ingénieur en charge du projet, chez Google, a dit que les humains doivent arrêter d’être des imbéciles – autrement dit, qu’ils doivent apprendre à se comporter comme des logiciels. Mais s’il affirme que l’esprit est inférieur au logiciel, c’est parce qu’il est aveugle à l’intelligence sociale qui se joue à cette intersection – on évalue la vitesse de l’autre, on croise son regard pour voir s’il va passer ou non, etc. Ce genre d’incompatibilité fait d’ailleurs dire à certains qu’humains et logiciels ne pourront pas cohabiter sur la route, et on a pu entendre des industriels dans le secteur de la voiture autonome dire que la conduite humaine devra à terme devenir illégale. Comme à chaque fois que l’on met en avant l’automatisation, ce que l’on cherche à retirer, c’est en fait l’élément humain.
Comment expliquez-vous alors le développement des voitures autonomes ?
L’essor des véhicules autonomes n’est pas une réponse à une demande des consommateurs. D’après un sondage (1), deux tiers des adultes américains affirment qu’ils n’achèteront jamais un véhicule totalement autonome, en partie parce qu’ils s’en méfient. C’est plutôt un programme imposé par les industriels, porté par une certaine idée de ce que devrait être le progrès. C’est par exemple pour cette raison qu’Uber –une entreprise qui a toujours été déficitaire et qui doit sa survie à l’argent d’investisseurs séduits par sa capacité de storytelling – investit tant dans la conduite autonome, qui lui donne une image d’entreprise innovante. Pour comprendre pourquoi Google investit autant dans le domaine, il faut avoir en tête que c’est la plus grande entreprise publicitaire du monde. Son but est à présent de transformer la voiture en un nouveau support commercial. On peut penser aux écrans de la voiture qui pourront afficher des publicités. Mais c’est surtout une forme de capitalisme de surveillance qui se développe et s’immisce jusque dans vos déplacements, et on sait que les déplacements sont des données comportementales particulièrement valorisées. La vraie logique économique derrière les voitures autonomes tient dans le capitalisme de surveillance, selon moi.
La sécurité ne vous semble-t-il pas un argument suffisant pour développer les voitures autonomes ?
Je me méfie beaucoup du précautionnisme [safetyism en anglais, NDLR] : plus on est en sécurité, plus notre aversion à toute forme de risque se développe. Cette tendance nous amène à devenir de plus en plus effrayés par le monde qui nous entoure, ce qui nous rend en fin de compte plus réceptifs aux annonces du système technocratique qui se développe en prétendant nous offrir toujours plus de sécurité. Nietzsche tempêtait déjà contre le «dernier homme», ce bourgeois qui vit dans le confort et qui n’a pour préoccupation que sa propre sécurité. Bien sûr, ces réflexions ne peuvent servir de base pour établir le code de la route, les routes ne doivent pas devenir plus dangereuses qu’elles ne le sont. Mais ce que je voudrais faire remarquer, c’est que certaines mesures prises au nom de la sécurité, en plus d’anéantir notre élan vital, rendent parfois le monde plus dangereux. Prenons l’exemple de Chicago, où de nombreuses caméras de vidéosurveillance ont été installées aux feux de signalisation. L’argument pour les déployer était qu’en verbalisant les conducteurs qui ne respectent pas le feu rouge, elles réduiraient les comportements à risque, et donc les risques d’accidents. Mais les journalistes du Chicago Tribune ont remarqué que les caméras ont été postées aux intersections les plus passantes, pas les plus accidentogènes, et que la durée des feux orange a été raccourcie pour des raisons douteuses. Résultat : le système a rapporté à la ville environ 600 millions de dollars en 2016, sans réduire significativement les accidents aux intersections. Comme le programme était développé au nom de la sécurité, toute critique était très malvenue. Mais cette situation montre comment les promesses de sécurité peuvent être utilisées comme un bouclier qui, souvent, ne protège rien d’autre que des intérêts privés. •
(1) Enquête réalisée par Reuters-Ipsos sur 2 592 participants, en janvier 2018.