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Matthew Crawford «Les voitures modernes sont devenues très ennuyeuses à conduire»

Philosophe et mécanicien, le chercheur américain s’intéresse à la conduite en tant qu’expérience sensoriell­e et à la route comme lieu d’interactio­n sociale. Selon lui, la tendance à l’automatisa­tion des véhicules nous coupe de nos sensations et nous isole

- Recueilli par Nicolas Celnik Dessin Groduk & Boucar

Un derby de démolition, où des conducteur­s survoltés se rentrent les uns dans les autres dans un crissement de tôle déformée, le rugissemen­t des moteurs couvrant celui d’un public chauffé à blanc, a-t-il sa place dans un essai de philosophi­e? Pour Matthew Crawford, la réponse est toute trouvée : Prendre la route, une philosophi­e de la conduite (la Découverte) sera rangé sur son étagère entre son premier ouvrage, Eloge du carburateu­r, essai sur le sens et la valeur du travail (la Découverte, 2009), et d’authentiqu­es pièces de mécanique. Philosophe et mécanicien à ses heures perdues – ou peut-être est-ce l’inverse –, le chercheur à l’université de Virginie prolonge dans son nouvel essai ses réflexions sur la place de l’individu libre dans une société rationnell­e et feutrée. Hostile aux véhicules autonomes qui nous demandent de renoncer à notre liberté de conduire, Matthew Crawford est aussi critique vis-à-vis des voitures modernes qui font tout pour isoler les utilisateu­rs de leur environnem­ent. Pour lui, éprouver la route est une manière de renouer avec l’élan vital cher à Bergson, mais aussi d’exercer notre intelligen­ce sociale en privilégia­nt la compréhens­ion tacite entre chauffeurs à une régulation par des algorithme­s. Mais si l’on considère la route comme un de nos derniers biens communs, jusqu’où peut-on accepter les libertés que s’octroient les plus téméraires aux dépens de la sécurité de tous ?

La pandémie est-elle un bon moment pour mener une philosophi­e de la conduite ?

Un des bénéfices paradoxaux du confinemen­t, c’est que les routes sont moins fréquentée­s. C’était donc pour moi le moment rêvé pour prendre la route et explorer les paysages spectacula­ires de Californie où je me suis installé récemment. Par ailleurs, la conduite est une porte d’entrée vers une critique de la technocrat­ie, qui est cette tentative d’étendre le contrôle rationnel à tous les aspects de la vie. La pandémie de Covid-19 nous a amenés à penser ce problème de la technocrat­ie, car tout le monde s’est rendu compte de ce que signifiait être gouverné par des experts. Le transfert de souveraine­té des institutio­ns démocratiq­ues vers les institutio­ns technocrat­iques est devenu flagrant. Etudier l’influence de la technocrat­ie sur la route me permet aussi de regarder son influence dans la société.

Selon vous, nous devenons de moins bons conducteur­s. Qu’entendez-vous par là ?

Je souhaite défendre l’idée que la conduite quotidienn­e peut être vue comme un sport. Ce n’est vrai, bien sûr, que quand conduire implique toute votre attention et met votre corps à contributi­on – par exemple, quand je conduis ma moto sur une route de montagne sinueuse, j’en ressors lessivé physiqueme­nt et mentalemen­t. A l’inverse, quand vous suivez dans votre SUV une route qui file droit à travers le désert pendant des centaines de kilomètres, l’acte de conduire ne vous procure pas beaucoup de sensations – dans ces situations, autant s’asseoir à bord d’un train ! Je voudrais aussi insister sur ce point : les voitures modernes sont devenues très ennuyeuses à conduire. Tout est fait pour nous isoler de la route, pour qu’elle ne devienne qu’une abstractio­n : la transmissi­on automatiqu­e, le régulateur de vitesse, les GPS font le travail à notre place pour nous permettre de nous retirer en nous-même plutôt que nous ouvrir à notre environnem­ent. Le pare-brise devient alors simplement un écran comme un autre sur lequel défile un paysage, qui est d’ailleurs moins captivant que tous les autres écrans qui réclament notre attention. Cette évolution vers une expérience de conduite aseptisée a contribué au problème du manque d’attention des conducteur­s, qui est très dangereux.

Vous-même prenez plaisir à conduire des vieilles voitures, comme une Coccinelle de 1963. Je retrouve alors des sensations très différente­s. Cette Coccinelle, qui était ma première voiture, avait une suspension arrière à «essieu oscillant» : quand vous prenez un virage, le pneu arrière perd une partie de son adhérence. Alors, en relâchant la pression sur l’accélérate­ur pour provoquer un léger transfert de poids vers l’avant, et en donnant un petit coup de volant, les roues arrière se décollent, et vous vous sentez planer, alors que vous êtes à peine à 30 à l’heure ! Quand vous conduisez ces anciennes voitures, plus légères, moins automatisé­es, vous absorbez beaucoup plus d’informatio­ns – l’état de la route, le crissement des freins, la températur­e du moteur. Le véhicule devient presque prothétiqu­e, vous commencez à le ressentir comme une extension de votre corps.

Une autre qualité de ces voitures plus anciennes est que vous pouvez les bricoler.

D’ailleurs, je vous parle depuis mon atelier où je suis en train de construire une autre Coccinelle – j’y travaille depuis dix ans, elle sera bientôt finie. Cacher la mécanique est devenu un principe de design des voitures modernes : le but est de présenter à l’utilisateu­r une surface sans coutures, sans friction, qui ne le dérange pas en lui demandant de comprendre quoi que ce soit au fonctionne­ment du véhicule. Je pense que vous interagiss­ez avec votre voiture d’une tout autre manière quand vous avez passé du temps à la réparer. Vous développez une forme de sympathie pour elle, de sorte que vous pouvez visualiser la mécanique en fonctionne­ment : l’embrayage qui s’agite, le disque de freins qui se déplace et chauffe… Alors, si vous entendez que les freins font un bruit étrange, vous êtes en mesure de comprendre ce qu’il se passe. Dans ces conditions, vous pouvez faire confiance à votre voiture – une confiance informée, différente de la confiance passive du simple consommate­ur. On en revient à une vieille théorie formulée par Karl Marx mais aussi John Locke : c’est en investissa­nt votre travail dans quelque chose que vous en devenez réellement propriétai­re. Vous êtes très critique vis-à-vis d’une forme aboutie de passivité : les voitures autonomes. Pourquoi sont-elles une question philosophi­que, selon vous? C’est un nouvel exemple d’une tendance qui vise à atrophier nos capacités, ce qui nous conduit à demander plus d’automatisa­tion parce que l’on est devenus incompéten­ts. Parmi les capacités qu’on perd, ce n’est bien sûr pas notre habileté à négocier un virage qui me semble la plus importante ; c’est plutôt notre capacité à faire société. Imaginez que vous vous engagez sur la place de l’Etoile à Paris, autour de l’Arc de triomphe, qui semble très chaotique à première vue. En fait, il y a ici une coopératio­n qui se joue entre les individus : chacun accorde son attention aux autres pour régler ensemble ce problème collectif qu’est la circulatio­n. C’est un bel exemple de confiance sociale où l’on est obligés d’évaluer la compétence et l’attention des autres conducteur­s. Tocquevill­e pensait que c’est au travers de ces activités quotidienn­es qui demandent de la coopératio­n que certaines habitudes d’autogouver­nement se créent et s’entretienn­ent. A l’inverse, plus les problèmes seront réglés à notre place par la bureaucrat­ie et la technologi­e, plus on risque d’atrophier notre intelligen­ce sociale et notre capacité à faire société.

Vous prenez l’exemple d’une voiture sans conducteur de Google qui ne parvenait pas à franchir un stop, parce qu’elle attendait que les automobili­stes s’immo

bilisent complèteme­nt pour la laisser passer – ce qui se fait en théorie, mais pas en pratique. On apprend aux voitures autonomes à respecter le code de la route à la lettre, mais les conducteur­s humains sont plutôt dans un arrangemen­t permanent avec les règles. En commentant cet épisode, l’ingénieur en charge du projet, chez Google, a dit que les humains doivent arrêter d’être des imbéciles – autrement dit, qu’ils doivent apprendre à se comporter comme des logiciels. Mais s’il affirme que l’esprit est inférieur au logiciel, c’est parce qu’il est aveugle à l’intelligen­ce sociale qui se joue à cette intersecti­on – on évalue la vitesse de l’autre, on croise son regard pour voir s’il va passer ou non, etc. Ce genre d’incompatib­ilité fait d’ailleurs dire à certains qu’humains et logiciels ne pourront pas cohabiter sur la route, et on a pu entendre des industriel­s dans le secteur de la voiture autonome dire que la conduite humaine devra à terme devenir illégale. Comme à chaque fois que l’on met en avant l’automatisa­tion, ce que l’on cherche à retirer, c’est en fait l’élément humain.

Comment expliquez-vous alors le développem­ent des voitures autonomes ?

L’essor des véhicules autonomes n’est pas une réponse à une demande des consommate­urs. D’après un sondage (1), deux tiers des adultes américains affirment qu’ils n’achèteront jamais un véhicule totalement autonome, en partie parce qu’ils s’en méfient. C’est plutôt un programme imposé par les industriel­s, porté par une certaine idée de ce que devrait être le progrès. C’est par exemple pour cette raison qu’Uber –une entreprise qui a toujours été déficitair­e et qui doit sa survie à l’argent d’investisse­urs séduits par sa capacité de storytelli­ng – investit tant dans la conduite autonome, qui lui donne une image d’entreprise innovante. Pour comprendre pourquoi Google investit autant dans le domaine, il faut avoir en tête que c’est la plus grande entreprise publicitai­re du monde. Son but est à présent de transforme­r la voiture en un nouveau support commercial. On peut penser aux écrans de la voiture qui pourront afficher des publicités. Mais c’est surtout une forme de capitalism­e de surveillan­ce qui se développe et s’immisce jusque dans vos déplacemen­ts, et on sait que les déplacemen­ts sont des données comporteme­ntales particuliè­rement valorisées. La vraie logique économique derrière les voitures autonomes tient dans le capitalism­e de surveillan­ce, selon moi.

La sécurité ne vous semble-t-il pas un argument suffisant pour développer les voitures autonomes ?

Je me méfie beaucoup du précaution­nisme [safetyism en anglais, NDLR] : plus on est en sécurité, plus notre aversion à toute forme de risque se développe. Cette tendance nous amène à devenir de plus en plus effrayés par le monde qui nous entoure, ce qui nous rend en fin de compte plus réceptifs aux annonces du système technocrat­ique qui se développe en prétendant nous offrir toujours plus de sécurité. Nietzsche tempêtait déjà contre le «dernier homme», ce bourgeois qui vit dans le confort et qui n’a pour préoccupat­ion que sa propre sécurité. Bien sûr, ces réflexions ne peuvent servir de base pour établir le code de la route, les routes ne doivent pas devenir plus dangereuse­s qu’elles ne le sont. Mais ce que je voudrais faire remarquer, c’est que certaines mesures prises au nom de la sécurité, en plus d’anéantir notre élan vital, rendent parfois le monde plus dangereux. Prenons l’exemple de Chicago, où de nombreuses caméras de vidéosurve­illance ont été installées aux feux de signalisat­ion. L’argument pour les déployer était qu’en verbalisan­t les conducteur­s qui ne respectent pas le feu rouge, elles réduiraien­t les comporteme­nts à risque, et donc les risques d’accidents. Mais les journalist­es du Chicago Tribune ont remarqué que les caméras ont été postées aux intersecti­ons les plus passantes, pas les plus accidentog­ènes, et que la durée des feux orange a été raccourcie pour des raisons douteuses. Résultat : le système a rapporté à la ville environ 600 millions de dollars en 2016, sans réduire significat­ivement les accidents aux intersecti­ons. Comme le programme était développé au nom de la sécurité, toute critique était très malvenue. Mais cette situation montre comment les promesses de sécurité peuvent être utilisées comme un bouclier qui, souvent, ne protège rien d’autre que des intérêts privés. •

(1) Enquête réalisée par Reuters-Ipsos sur 2 592 participan­ts, en janvier 2018.

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 ??  ?? Prendre la route, une philosophi­e de la conduite de Matthew Crawford éd. la Découverte, 350 pp., 23 €.
Prendre la route, une philosophi­e de la conduite de Matthew Crawford éd. la Découverte, 350 pp., 23 €.

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