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DVD / «Bertha Boxcar», trains de vie

Deuxième long métrage du cinéaste, «Bertha Boxcar», odyssée criminelle d’une jeune femme sans ressources et de trois marginaux pilleurs de trains, signe l’acte de naissance du style scorsesien.

- Nathalie Dray

Ça commence presque comme une anomalie au sein de l’oeuvre scorsesien­ne : un visage féminin plein cadre. Mine hâlée cernée de nattes juvéniles, ses yeux clairs suivant hors-champ le vol d’un avion dans le ciel azuré. Nul plan d’ensemble en guise d’exposition, juste la frimousse de la jeune fille, dont on découvre bientôt le corps gracile, robe légère, cuisses dénudées, impudique par excès de candeur… C’est par ce gros plan sur le visage d’une femme-enfant –dont la coiffure évoque celle de la Dorothy du Magicien d’Oz auquel le film ne cesse de se référer – que Martin Scorsese ouvrait son deuxième long métrage, Bertha Boxcar (1971), oeuvre de commande réalisée sous l’égide de Roger Corman, célèbre mogul du bis, dont on sait ce que lui doivent nombre de cinéastes du Nouvel Hollywood auxquels il mettra le pied à l’étrier. Signifiant­e, l’entrée en matière, dont le parti pris formel dénote l’influence des avant-gardes sur le jeune Marty, est surtout à prendre au sens littéral: c’est rivé au seul regard de son héroïne qu’il s’arrime –fait exceptionn­el dans une filmograph­ie quasi exclusivem­ent centrée sur des figures masculines, hormis le beau woman’s picture Alice n’est plus ici (1974). Et c’est à travers elle qu’il dépeint un pan de l’histoire de l’Amérique, celle de la Grande Dépression, des hobos – passagers clandestin­s sillonnant le pays à bord de wagons à bestiaux, les fameux «boxcars», d’où le surnom de Bertha –, chômeurs et autres laissés-pour-compte du capitalism­e. Après avoir assisté à la mort de son père, Bertha (fascinante Barbara Hershey), seule et sans ressource, va s’acoquiner, au fil d’une vie d’errance, avec trois marginaux – un anarchosyn­dicaliste (David Carradine), un petit escroc yankee et un ouvrier noir – pour former un gang de malfrats, pilleurs de trains.

Adaptée du roman de Ben Reitman, autobiogra­phie fictive de Bertha Thompson, cette odyssée criminelle en forme de road-movie surfait allègremen­t sur le succès de Bonnie and Clyde, film matrice du Nouvel Hollywood, auquel Scorsese va emprunter un même usage frontal de la violence, qui deviendra sa marque de fabrique. A partir de là s’ouvre ce qui pourrait s’apparenter à une fable, un récit initiatiqu­e – d’où la référence au Magicien d’Oz, le passage de l’enfance à l’âge adulte se faisant sous le prisme du désenchant­ement. Car évidemment, cette période troublée de l’histoire – convoquant une autre référence cinéphiliq­ue tutélaire, les Raisins de la Colère notamment par la présence au casting de John Carradine, père de David, qui jouait déjà dans le film de John Ford – fait aussi écho à l’Amérique contempora­ine des seventies, contestata­ire, éprise de liberté, mais déjà gagnée par la désillusio­n et les lendemains qui déchantent. Tout commence par le dépucelage de Bertha (au sens propre comme au figuré), scène pivot, filmée comme un moment suspendu trivial et onirique, puzzle des corps, visages en plan serrés rappelant le Cassavetes de Faces. A partir de là, le destin de la jeune fille bascule dans un autre univers qu’elle traverse sans heurt, protégée par la candeur de son regard. Braquages, prison, misère, prostituti­on… La noirceur grandissan­te du film – progressan­t à coups d’ellipses donnant parfois l’impression d’évoluer sur un jeu de l’oie – ne l’atteindra qu’à la scène finale, au cours de laquelle elle assiste à la crucifixio­n de l’homme qu’elle aime, telle la Marie-Madeleine de la Dernière Tentation du Christ, que la même actrice campera en 1988. Scène inouïe, magnifique­ment cadrée, elle signe en somme l’acte de naissance du style Scorsese : surdécoupa­ge virtuose, obsession de la religion et de la passion christique, irruption de la violence comme retour brutal à la réalité. Réalité dont Bertha, figée dans sa prison mentale comme tout héros scorsesien, ne parviendra plus à prendre le train en marche.

Bertha Boxcar de Martin Scorsese en DVD et Blu-ray (Rimini Editions).

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Photo Rimini Editions
Bertha Boxcar, adapté du roman de Ben Reitman. Photo Rimini Editions

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