On y croit / Mathieu Boogaerts
Avec la pandémie, les plateformes proposant des masterclasses en vidéo avec des personnalités de la musique cartonnent. De Herbie Hancock à Carlos Santana, de Gims à Manu Katché, les artistes sont de plus en plus nombreux à jouer les profs derrière leur écran.
Posé face caméra dans un canapé jaune avec un maillot de Tony Parker, Gims introduit : «Merci d’être dans ma masterclass. Je vais être un peu un coach pour toi. Je vais essayer de te faciliter les choses, te donner, entre guillemets, des clés, t’éviter de tomber dans les endroits où je suis tombé, tout en sachant que tu auras ta propre expérience, ta destinée.» C’est parti pour une douzaine de leçons en vidéo, au fil desquelles l’auteur de Sapés comme jamais enseigne comment «trouver sa voie», «développer son mental» ou «se faire connaître», avec
des sentences du type «Sans mélodie, la musique, finalement, c’est un livre que tu lis» ou «Un tube de l’été, ça se prévoit un peu à l’avance». Gims est l’une des têtes de gondole de The Artist Academy, une plateforme dont les masterclasses de célébrités cartonnent depuis le premier confinement : les cours de musique en ligne – enregistrés ou plus rarement en direct– sont plébiscités par le public comme par les artistes, pareillement désoeuvrés et dans l’impossibilité de se rencontrer.
Le modèle est américain : fondée en 2015, MasterClass est devenue une énorme plateforme qui prétend enseigner le chant avec Christina Aguilera, le jazz avec Herbie Hancock, la composition avec Alicia Keys, la guitare avec Carlos Santana, l’electro avec Armin van Buuren et la musique de films avec Danny Elfman –mais également le cinéma avec David Lynch, la cuisine avec Gordon Ramsay, le tennis avec Serena Williams, la comédie avec Natalie Portman, le basket avec Stephen Curry, les échecs avec Garry Kasparov et le business avec Anna Wintour, parmi une centaine de propositions. Compter entre deux et cinq heures de cours (découpés en leçons de cinq à vingt-cinq minutes) enregistrés en vidéo par chacun des intervenants, ainsi que des manuels d’instruction en PDF, pour un forfait annuel de 180 dollars (environ 145 euros) qui permet de visionner tous les contenus, moins techniques que généralistes –n’espérez pas jouer de la batterie comme Sheila E. en deux heures et demie.
«500 élèves mais pas 500 cours»
Pour mesurer l’explosion de ce marché, il faut se tourner vers un pionnier des écoles de musique en ligne… à Bastia. En 2007, Paul Cesari et Roland Pepe ont fondé imusicschool et convaincu, grâce aux Nuits de la guitare de Patrimonio, les guitaristes Jean-Félix Lalanne et Romane d’enregistrer une poignée de cours en vidéo. «J’ai tout de suite cru en ce modèle», avance Jean-Félix Lalanne, dont les leçons, pour tous niveaux, se mesurent aujourd’hui en centaines d’heures sur la plateforme. «C’est plus facile d’enregistrer un cours regardé par 500 élèves que de donner 500 fois ce cours», résume-t-il en racontant qu’un contrôleur s’exclama en le voyant dans un train: «Oh, mon prof!» Tant pis pour l’interactivité : «A nous d’utiliser l’outil pour ce qu’il est. Discuter sur Skype avec un parent éloigné, c’est différent que de le serrer dans les bras. Mais la virtualité permet de soulager un manque, surtout dans la période que l’on traverse.» Après avoir recruté les coachs de Star Academy (Jasmine Roy, Matthieu Gonet, Michael Jones) et sponsorisé Nouvelle Star (période C8) pour asseoir sa popularité, imusic-school compte aujourd’hui des professeurs aussi renommés que Keziah Jones, Sylvain Luc, Maxime Le Forestier, Tété, André Manoukian, Rose, André Ceccarelli, Sanseverino… payés au pourcentage des vues. En contractant un abonnement mensuel (24,90 euros) ou
«On a 60 % d’amateurs éclairés et 40 % de simples curieux. Même celui qui ne connaît rien au son, il faut qu’il ait tout compris
à la sortie.»
HK Krauss qui organise des masterclasses de mixage rock et metal avec l’association
The Studio Experience
annuel (178,80euros), les apprenants accèdent à tous les cours et bénéficient d’un soutien pédagogique. «Ce sont des cours techniques à partir desquels chacun peut développer sa propre personnalité», promet le président François Kreutz, qui a vu les inscriptions décupler lors du premier confinement. Le nombre d’élèves (20 000) a doublé en un an, notamment des jeunes actifs devenus inactifs, et le chiffre d’affaires est passé de 1 million d’euros en 2019 à 1,7 million d’euros en 2020.
«En présentiel, ce serait inaccessible aux amateurs»
Fondateur de jejouedupiano.com, Mathieu Papadiamandis regarde lui aussi les courbes monter : en avrilmai 2020, l’activité a doublé par rapport à la même période de l’année précédente. Le site, qui fête ses 10 ans, compte aujourd’hui 2 000 abonnés qui piochent parmi 336 cours en ligne (soit une centaine d’heures de vidéos tournées par quatre caméras), auxquels s’ajoutent des leçons de solfège et des exercices de lectures de notes. A chaque fois, un grand concertiste, souvent aussi professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, décrypte l’interprétation d’un «tube» du classique: Brouillards de Debussy par Michel Béroff, Menuet en ré majeur de Mozart par François Chaplin, la Pastourelle de Couperin par Laurent Cabasso… «Un cours en présentiel avec une pianiste comme Marie-Josèphe Jude est inaccessible à des amateurs, souligne Mathieu Papadiamandis. Mais il est possible de visionner ses cours enregistrés en ligne.» A 29 euros par mois ou 199 euros par an, il est aussi possible de poser des questions et d’envoyer des vidéos de ses propres performances, et de recevoir un retour de l’équipe pédagogique ou des professeurs eux-mêmes. Le système fonctionne d’autant mieux que les professionnels, privés de tournées, peuvent y consacrer du temps, et compenser ainsi les pertes d’une activité au ralenti. L’un des plus grands pianistes du monde, le Cubain Chucho Valdés, lance le 1er mars la Chucho Valdés Academy (quatorze vidéos en ligne) dont les cent premiers inscrits auront la chance –par groupes de dix– de discuter avec le maestro sur Zoom.
Tous les styles musicaux sont concernés. The Studio Experience est l’association grâce à laquelle HK Krauss organise, depuis 2016, des masterclasses de mixage rock et metal au Vamacara Studio de Clisson, ville du Hellfest. Il vient de boucler sa première formation en distanciel pendant douze semaines, dont un week-end en livestream sur YouTube et en tchat sur Discord, pour une vingtaine d’inscrits ayant déboursé 149 euros. Ils y ont notamment appris à mixer un morceau de Manifesto, le dernier album des héros du death metal Loudblast coproduit par HK Krauss, lequel distingue «60 % d’amateurs éclairés et 40 % de simples curieux». «Même celui qui ne connaît rien au son, il faut qu’il ait tout compris à la sortie.»
Des rencontres en livestream
Le son est également le credo de Mix With the Masters. Mais la société, créée en 2010, ne joue pas dans la même catégorie. Son public vient de Bangkok ou de Melbourne pour participer, aux prestigieux studios La Fabrique de Saint-Rémy-deProvence, à des séminaires en présence des plus grands producteurs de la planète, de Steve Albini à Eddie Kramer en passant par Timbaland, pour 4 000 euros la semaine (gîte et couvert compris). «Des gens du monde entier réunis dans une pièce fermée, c’est le pire modèle en période de pandémie», admet Victor Lévy-Lasne, directeur de Mix With the Masters, désormais réinventé : «La clientèle internationale s’est trouvée avec moins d’activité et s’est tournée vers la formation en ligne.» Pour 319 euros par an (moitié prix pour les étudiants), 10000 abonnés peuvent consulter les vidéos de Leslie Brathwaite racontant son travail sur Happy de Pharrell Williams, Tom Elmhirst sur Lazarus de Bowie, Paul Epworth sur Rolling in the Deep d’Adele… Des rencontres avec les «maîtres» seront bientôt organisés en livestream, pour plus cher. Gims a rejoint le violoncelliste Gautier Capuçon, l’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt, le comédien François Berléand, le photographe Yann Arthus-Bertrand ou encore la styliste Chantal Thomass au sein de The Artist Academy. «Avec la crise, les gens ont eu plus de temps, les artistes aussi», observe Marjorie LeblancCharpentier, l’une des trois fondatrices de la start-up qui a levé 2 millions d’euros depuis 2018. En 2020, le nombre d’abonnés a bondi de 100%, chacun ayant déboursé entre 117 euros (visionnage des vidéos et pratique de certains exercices) et 497 euros (la même chose et une rencontre avec l’artiste en petit comité). Parmi les dernières recrues figurent Patrick Bruel et le batteur Manu Katché. Ce dernier découvre un nouvel exercice, la pédagogie : «Je n’ai pas de recette, reconnaît-il. Certes, il y a des rudiments techniques, que j’aborde, tout comme j’explique que la batterie est un instrument mélodique au même titre que le piano. Mais je parle surtout d’émotion et de sensibilité. La musique, c’est viscéral. Développez votre personnalité. Et ne me copiez pas, j’existe déjà !» •