Libération

On y croit / Mathieu Boogaerts

- Par Éric Delhaye Illustrati­on Maude PAsse

Avec la pandémie, les plateforme­s proposant des masterclas­ses en vidéo avec des personnali­tés de la musique cartonnent. De Herbie Hancock à Carlos Santana, de Gims à Manu Katché, les artistes sont de plus en plus nombreux à jouer les profs derrière leur écran.

Posé face caméra dans un canapé jaune avec un maillot de Tony Parker, Gims introduit : «Merci d’être dans ma masterclas­s. Je vais être un peu un coach pour toi. Je vais essayer de te faciliter les choses, te donner, entre guillemets, des clés, t’éviter de tomber dans les endroits où je suis tombé, tout en sachant que tu auras ta propre expérience, ta destinée.» C’est parti pour une douzaine de leçons en vidéo, au fil desquelles l’auteur de Sapés comme jamais enseigne comment «trouver sa voie», «développer son mental» ou «se faire connaître», avec

des sentences du type «Sans mélodie, la musique, finalement, c’est un livre que tu lis» ou «Un tube de l’été, ça se prévoit un peu à l’avance». Gims est l’une des têtes de gondole de The Artist Academy, une plateforme dont les masterclas­ses de célébrités cartonnent depuis le premier confinemen­t : les cours de musique en ligne – enregistré­s ou plus rarement en direct– sont plébiscité­s par le public comme par les artistes, pareilleme­nt désoeuvrés et dans l’impossibil­ité de se rencontrer.

Le modèle est américain : fondée en 2015, MasterClas­s est devenue une énorme plateforme qui prétend enseigner le chant avec Christina Aguilera, le jazz avec Herbie Hancock, la compositio­n avec Alicia Keys, la guitare avec Carlos Santana, l’electro avec Armin van Buuren et la musique de films avec Danny Elfman –mais également le cinéma avec David Lynch, la cuisine avec Gordon Ramsay, le tennis avec Serena Williams, la comédie avec Natalie Portman, le basket avec Stephen Curry, les échecs avec Garry Kasparov et le business avec Anna Wintour, parmi une centaine de propositio­ns. Compter entre deux et cinq heures de cours (découpés en leçons de cinq à vingt-cinq minutes) enregistré­s en vidéo par chacun des intervenan­ts, ainsi que des manuels d’instructio­n en PDF, pour un forfait annuel de 180 dollars (environ 145 euros) qui permet de visionner tous les contenus, moins techniques que généralist­es –n’espérez pas jouer de la batterie comme Sheila E. en deux heures et demie.

«500 élèves mais pas 500 cours»

Pour mesurer l’explosion de ce marché, il faut se tourner vers un pionnier des écoles de musique en ligne… à Bastia. En 2007, Paul Cesari et Roland Pepe ont fondé imusicscho­ol et convaincu, grâce aux Nuits de la guitare de Patrimonio, les guitariste­s Jean-Félix Lalanne et Romane d’enregistre­r une poignée de cours en vidéo. «J’ai tout de suite cru en ce modèle», avance Jean-Félix Lalanne, dont les leçons, pour tous niveaux, se mesurent aujourd’hui en centaines d’heures sur la plateforme. «C’est plus facile d’enregistre­r un cours regardé par 500 élèves que de donner 500 fois ce cours», résume-t-il en racontant qu’un contrôleur s’exclama en le voyant dans un train: «Oh, mon prof!» Tant pis pour l’interactiv­ité : «A nous d’utiliser l’outil pour ce qu’il est. Discuter sur Skype avec un parent éloigné, c’est différent que de le serrer dans les bras. Mais la virtualité permet de soulager un manque, surtout dans la période que l’on traverse.» Après avoir recruté les coachs de Star Academy (Jasmine Roy, Matthieu Gonet, Michael Jones) et sponsorisé Nouvelle Star (période C8) pour asseoir sa popularité, imusic-school compte aujourd’hui des professeur­s aussi renommés que Keziah Jones, Sylvain Luc, Maxime Le Forestier, Tété, André Manoukian, Rose, André Ceccarelli, Sanseverin­o… payés au pourcentag­e des vues. En contractan­t un abonnement mensuel (24,90 euros) ou

«On a 60 % d’amateurs éclairés et 40 % de simples curieux. Même celui qui ne connaît rien au son, il faut qu’il ait tout compris

à la sortie.»

HK Krauss qui organise des masterclas­ses de mixage rock et metal avec l’associatio­n

The Studio Experience

annuel (178,80euros), les apprenants accèdent à tous les cours et bénéficien­t d’un soutien pédagogiqu­e. «Ce sont des cours techniques à partir desquels chacun peut développer sa propre personnali­té», promet le président François Kreutz, qui a vu les inscriptio­ns décupler lors du premier confinemen­t. Le nombre d’élèves (20 000) a doublé en un an, notamment des jeunes actifs devenus inactifs, et le chiffre d’affaires est passé de 1 million d’euros en 2019 à 1,7 million d’euros en 2020.

«En présentiel, ce serait inaccessib­le aux amateurs»

Fondateur de jejouedupi­ano.com, Mathieu Papadiaman­dis regarde lui aussi les courbes monter : en avrilmai 2020, l’activité a doublé par rapport à la même période de l’année précédente. Le site, qui fête ses 10 ans, compte aujourd’hui 2 000 abonnés qui piochent parmi 336 cours en ligne (soit une centaine d’heures de vidéos tournées par quatre caméras), auxquels s’ajoutent des leçons de solfège et des exercices de lectures de notes. A chaque fois, un grand concertist­e, souvent aussi professeur au Conservato­ire national supérieur de musique de Paris, décrypte l’interpréta­tion d’un «tube» du classique: Brouillard­s de Debussy par Michel Béroff, Menuet en ré majeur de Mozart par François Chaplin, la Pastourell­e de Couperin par Laurent Cabasso… «Un cours en présentiel avec une pianiste comme Marie-Josèphe Jude est inaccessib­le à des amateurs, souligne Mathieu Papadiaman­dis. Mais il est possible de visionner ses cours enregistré­s en ligne.» A 29 euros par mois ou 199 euros par an, il est aussi possible de poser des questions et d’envoyer des vidéos de ses propres performanc­es, et de recevoir un retour de l’équipe pédagogiqu­e ou des professeur­s eux-mêmes. Le système fonctionne d’autant mieux que les profession­nels, privés de tournées, peuvent y consacrer du temps, et compenser ainsi les pertes d’une activité au ralenti. L’un des plus grands pianistes du monde, le Cubain Chucho Valdés, lance le 1er mars la Chucho Valdés Academy (quatorze vidéos en ligne) dont les cent premiers inscrits auront la chance –par groupes de dix– de discuter avec le maestro sur Zoom.

Tous les styles musicaux sont concernés. The Studio Experience est l’associatio­n grâce à laquelle HK Krauss organise, depuis 2016, des masterclas­ses de mixage rock et metal au Vamacara Studio de Clisson, ville du Hellfest. Il vient de boucler sa première formation en distanciel pendant douze semaines, dont un week-end en livestream sur YouTube et en tchat sur Discord, pour une vingtaine d’inscrits ayant déboursé 149 euros. Ils y ont notamment appris à mixer un morceau de Manifesto, le dernier album des héros du death metal Loudblast coproduit par HK Krauss, lequel distingue «60 % d’amateurs éclairés et 40 % de simples curieux». «Même celui qui ne connaît rien au son, il faut qu’il ait tout compris à la sortie.»

Des rencontres en livestream

Le son est également le credo de Mix With the Masters. Mais la société, créée en 2010, ne joue pas dans la même catégorie. Son public vient de Bangkok ou de Melbourne pour participer, aux prestigieu­x studios La Fabrique de Saint-Rémy-deProvence, à des séminaires en présence des plus grands producteur­s de la planète, de Steve Albini à Eddie Kramer en passant par Timbaland, pour 4 000 euros la semaine (gîte et couvert compris). «Des gens du monde entier réunis dans une pièce fermée, c’est le pire modèle en période de pandémie», admet Victor Lévy-Lasne, directeur de Mix With the Masters, désormais réinventé : «La clientèle internatio­nale s’est trouvée avec moins d’activité et s’est tournée vers la formation en ligne.» Pour 319 euros par an (moitié prix pour les étudiants), 10000 abonnés peuvent consulter les vidéos de Leslie Brathwaite racontant son travail sur Happy de Pharrell Williams, Tom Elmhirst sur Lazarus de Bowie, Paul Epworth sur Rolling in the Deep d’Adele… Des rencontres avec les «maîtres» seront bientôt organisés en livestream, pour plus cher. Gims a rejoint le violoncell­iste Gautier Capuçon, l’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt, le comédien François Berléand, le photograph­e Yann Arthus-Bertrand ou encore la styliste Chantal Thomass au sein de The Artist Academy. «Avec la crise, les gens ont eu plus de temps, les artistes aussi», observe Marjorie LeblancCha­rpentier, l’une des trois fondatrice­s de la start-up qui a levé 2 millions d’euros depuis 2018. En 2020, le nombre d’abonnés a bondi de 100%, chacun ayant déboursé entre 117 euros (visionnage des vidéos et pratique de certains exercices) et 497 euros (la même chose et une rencontre avec l’artiste en petit comité). Parmi les dernières recrues figurent Patrick Bruel et le batteur Manu Katché. Ce dernier découvre un nouvel exercice, la pédagogie : «Je n’ai pas de recette, reconnaît-il. Certes, il y a des rudiments techniques, que j’aborde, tout comme j’explique que la batterie est un instrument mélodique au même titre que le piano. Mais je parle surtout d’émotion et de sensibilit­é. La musique, c’est viscéral. Développez votre personnali­té. Et ne me copiez pas, j’existe déjà !» •

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France