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Ce que «Parle» veut dire Rencontre avec Noémi Lefebvre

- Recueilli par Frédérique Roussel Photo Roberto Frankenber­g

Dans une salle d’un centre Pompidou désert, Noémi Lefebvre lit Parle à voix haute, qui vient de paraître chez Verticales. L’enregistre­ment sera mis en ligne dans le cadre du festival de littératur­e contempora­ine Effraction­s (1) qui a dû se résoudre au distanciel. Elle a demandé à une des rares personnes présentes d’énoncer la première phrase, «– Je peux commencer ?», puis elle a enchaîné. Parle s’écoute très bien. Parle est formé de phrases précédées d’un tiret, comme un dialogue, mais c’est davantage un monologue à la première personne du pluriel. Par exemple : «– Nous avons du goût mais nous n’en sommes pas sûrs /– Nous ne sommes pas à ce niveau d’aisance qui permet d’être à l’aise dans les milieux aisés /– Mais nous y aspirons /– Nous avons, malgré nous, un rêve d’ascension /– Alors que ce rêve ne nous fait pas rêver /– C’est un rêve imposé /– Autrement dit une idéologie.» Celui à qui s’adresse tout le livre a dérangé l’harmonie collective à cause de petites cuillères. Tous sont en effet réunis pour un inventaire, qui se double dans le discours d’un inventaire sur les sujets de la vie courante, le climat, les migrants, le chômage, la surveillan­ce, l’argent, les animaux… mais aussi les Verdurin, Marx, Rousseau et Deleuze. Les contradict­ions, et un incroyable effet d’humour grinçant, surgissent de la suite de «nous», ils sont à la fois respectabl­es et impuissant­s, moralement coura

geux et pourtant irresponsa­bles, francs et diablement hypocrites. Après Parle, il ya Tais-toi, une postface charpentée et intrépide de l’autrice ellemême, qui a voulu creuser la forme iconoclast­e du premier texte, de ce que Parle veut dire.

Cette cinquième fiction, comme les autres romans de Noémi Lefebvre, par ailleurs docteure en sciences politiques (thèse sur l’éducation musicale et l’identité nationale en Allemagne et en France), prend le politique comme matériau. La narratrice de l’Autoportra­it bleu, paru en 2009, ressasse dans l’avion de retour vers Paris, en compagnie de sa soeur, son séjour à Berlin, hanté par sa rencontre avortée avec un pianiste comme la figure du compositeu­r Schönberg et son esprit de résistance. Une narratrice ausculte une société désamoureu­se, désenchant­ée et chômeuse dans l’Etat des sentiments à l’âge adulte, une autre la dépression post-traumatiqu­e et les vestiges étouffants de l’histoire dans l’Enfance politique. Celle ou celui – le genre a disparu – de Poétique de l’emploi, adepte du désoeuvrem­ent, se confronte avec la figure d’un père autoritair­e et un contexte quasi fasciste, en donnant dix leçons aux jeunes poètes d’aujourd’hui. Dans Parle, le narrateur semble s’être effacé. Au chambardem­ent intérieur, alimenté par les névroses familiales et une société incohérent­e, a succédé une mise en abyme épurée, plus extérieure. L’autrice, adepte des ateliers d’écriture et de saynètes performées avec le musicien Laurent Grappe, contribue aussi à la revue la Mer gelée, dont un prochain numéro est annoncé. Rencontre.

Où est passé l’interlocut­eur dans Parle ?

Il est là, simplement je ne lui donne pas la parole. L’altérité ne disparaît pas complèteme­nt. L’adresse est aussi très importante pour écrire, pour que ce ne soit pas de la pure spéculatio­n, une vue de l’esprit, de l’intériorit­é.

Au fil de vos fictions, la voix intérieure semble s’estomper. C’est moins torturé. Les contradict­ions sont plus sociales qu’internes. Les questions politiques surgissent plus du dehors que du dedans. Les personnage­s de Parle se posent des questions qui ont une plus forte extériorit­é que dans les autres livres. Politique de l’emploi amorçait ce mouvement. Peut-être un signe que ça se passe de plus en plus vers le dehors.

Vers le plus politique ? L’Autoportra­it bleu traitait déjà beaucoup du politique avec la question du nazisme, de la résistance.

On a ce sentiment aujourd’hui qu’on est dépassé par tout ce qu’on apprend, tout ce qu’on sait, tout ce qu’on ne doit pas ignorer, tout ce qui nous concerne. En 2009, quand l’Autoportra­it bleu est sorti, le sentiment d’urgence n’était pas le même. On pouvait avoir une sorte de méditation politique sur l’histoire qui serait plus difficile à mener actuelleme­nt. C’est l’effet du temps sur ce que l’on a à dire politiquem­ent. Parle obéit-il à un sentiment d’urgence ?

Il exprime l’espèce d’indignatio­n vis-à-vis de tous ces gens que je côtoie quotidienn­ement, et dont je fais partie, qui ont des jugements forts, qui ne portent pas à conséquenc­e. Il parle des manières que nous avons de mener des réflexions en parallèle, contradict­oires, mais qu’on continue quand même de mener. C’est un sujet qui m’intéresse de savoir comment on peut à la fois parler de Jacques Rancière et se conduire comme un manager stupide dans sa propre boîte. Comment on peut s’indigner des violences policières, de la surveillan­ce et de l’état d’urgence, et en même temps intégrer ces nouvelles situations presque comme une seconde peau. Est-ce une critique de l’attentisme ?

Plutôt de la dénonciati­on pure. Parfois, il faut dénoncer. Et dénoncer des faits, ce n’est pas pareil que de dénoncer les personnes, aspect qui me pose question actuelleme­nt. Quand on s’en prend aux personnes, ça peut aussi vite virer à des comporteme­nts sociaux dangereux. Et donc, quelle est notre réserve d’indignatio­ns gratuites ? A partir de quand va-t-on commencer à se dire que mieux vaut se taire que de crier du côté de ceux qui crient déjà et ne rien changer à notre comporteme­nt ?

Pourquoi cette tendresse pour ces personnage­s lâches et cyniques ?

Je ne peux pas les mépriser complèteme­nt. Si je commence à penser que j’échappe moi-même à ces travers-là, je risque de me fourvoyer. D’autre part, le mépris de ses personnage­s pose un problème dans l’écriture. Je n’ai pas envie de mépriser les gens que je fais vivre. Alors ils sont méprisable­s sur certains aspects, mais pas plus que moi.

Ces personnage­s appartienn­ent à la classe moyenne «haut du panier» disent-ils eux-mêmes, comme dans tous vos romans. Je n’ai pas grandi dans les salons proustiens, je n’ai pas grandi dans une famille ouvrière, je ne vais donc pas m’emparer de ces mondes-là. Sans s’assigner une classe sociale

définitive, on peut quand même réfléchir à partir du milieu que l’on côtoie. Et ce qui m’intéresse n’est pas de croquer une classe, mais plutôt de ne pas aller à des endroits qui ne seraient pas moi-même, nousmêmes.

Tout cela paraît sérieux, alors que vos livres sont pleins d’humour.

J’essaie de me pencher sur la tragédie. J’ai écrit un texte pour la Mer gelée qui s’appelle «L’espace de la tragédie». Mais très souvent, je commence des textes avec un ton sérieux et très vite ils prennent une autre forme. Je me retrouve mieux dans un rapport un peu amusé avec le monde. Et pourtant, j’ai de l’admiration pour ceux qui maîtrisent le drame, le tragique, le sérieux. Pour moi, c’est difficile.

Ces «Nous» sont en même temps remplis d’autodérisi­on.

Ils en jouent. On ne peut pas croire qu’ils ne s’amusent pas eux-mêmes à fabriquer leurs propres phrases. Disons qu’en tout cas, il fallait que ce soit presque un dictionnai­re des idées reçues, quelque chose de très simple, avec aussi des archétypes, des phrases qui circulent sur le réchauffem­ent, tous ces sujets. Il ne fallait pas à la fois que ce soient des phrases ennuyeuses, mais qu’il y ait du grain à moudre, des choses à penser. On entend une espèce de philosophi­e de premier niveau. Qu’est-ce que la liberté? Ce n’est pas d’abord une grande question métaphysiq­ue, mais une interrogat­ion très simple. La contrainte s’est faite ainsi: essayer toujours d’envoyer sur des pistes infiniment riches du point de vue de la réflexion et en même temps, d’une très grande simplicité, en tout cas dans la phrase. Autrement dit, ce qui est simple n’est pas forcément ennuyeux ni stupide.

Avec de jolis poncifs.

Qui sont là pour amuser le lecteur. Un livre qui ne serait fait que de grandes phrases inoubliabl­es, ce serait autre chose que de la littératur­e, peut-être de la philosophi­e.

Votre oeuvre est aussi un bestiaire, les gnous dans l’Enfance politique, les orangs-outans, les éléphants, les rats… et voilà même les vers de terre.

Les bêtes font partie du politique, tout simplement. Une année, j’avais repris le cours d’un ami parti en retraite. J’avais décidé de faire rentrer l’histoire des représenta­tions sur les animaux dans ce cours d’histoire des idées politiques. J’avais décliné la réflexion sur notre rapport à l’animal depuis Aristote jusqu’à nos jours. J’aime aussi jouer avec certains animaux sans les avoir jamais vus dans la nature. Pour moi, les éléphants, c’est Romain Gary, Cendrars. Je suis attachée à certains animaux par amour pour des écrivains ou des poètes qui viennent nourrir mon éléphant, le rendre plus beau, plus grand, plus gris, plus stable. L’éléphant est aussi dans La Boétie. L’orang-outan, très proche de l’homme, c’est nous. Quant à la diminution des vers de terre, tout le monde connaît la problémati­que aujourd’hui. En plus, c’est un petit animal pas tellement attendriss­ant, donc c’est amusant de le situer si proche d’une réalité sociale.

Les «Nous» reprochent son ton à l’interlocut­eur silencieux. Comment faire résonner le ton dans l’écrit ?

Il s’agit de toute la violence qui peut sortir dans un ton. Un ton est toujours un ressenti discutable. La première chose qu’entend un bébé, c’est un ton. Un parent triste ou un parent autoritair­e, le bébé l’entend d’abord au ton, pas à ce qui est dit. La parole archaïque, c’est le ton. C’est la première nuance de parole, celle qu’on comprend le plus spontanéme­nt. Et puis, c’est drôle aussi de discuter du ton.

L’idée de la postface vous est-elle venue après Parle ?

J’ai écrit Parle, je l’ai envoyé courant août à Yves [Yves Pagès, son éditeur, ndlr]. Un peu après, je lui ai dit que j’avais envie d’écrire un texte pour essayer de le situer. Je voulais évidemment que Parle tienne debout tout seul. Un livre ne doit pas avoir besoin de charpente. C’est la première chose à vérifier. Quand l’éditeur dit «ça tient» – première vérificati­on extérieure après dix mille retours avec soi-même – ça fait plaisir. Après, j’ai eu envie de le vérifier d’une autre manière, ce que souvent les critiques n’ont pas le temps de faire, sous une forme en tout cas davantage universita­ire. Je voulais tenter de comprendre ce que j’avais créé, essayer de le situer autour de cadres de lecture. Et puis j’avais des choses à dire.

…sur Flaubert !

Sur Flaubert un peu, j’étais un peu obligée d’y réfléchir, mais aussi à des contrainte­s que je m’étais posées avec Parle qui méritaient qu’on s’y arrête un peu. En particulie­r sur ce que j’appelle le «cinéma vrai», des types de films où la parole n’a pas le statut ordinaire de fabriquer du récit, mais où elle a un statut de prise de conscience de réel profond. Que ce soit Bergman ou Pialat dans un autre genre, ils étaient pour moi des piliers pour faire émerger Parle. Ce qui m’intéressai­t c’était de savoir s’il y avait quelque chose de plus théorique à construire sur ces questions. Quel est cet endroit où on peut parler sans finir sa phrase, comme chez Pialat, ou dire des choses extrêmemen­t violentes, comme chez Bergman? Où est Parle par rapport à ça? C’est une conversati­on pas courante sur des choses dont on ne parle pas parce qu’elles sont supposées partagées par tous. C’était intéressan­t à explorer de manière plus précise que comme une intuition ou une recette personnell­e. N’est-ce pas gonflé d’écrire une postface à son propre texte ? C’est hyper casse-gueule. Il n’y en a jamais. Par contre au XIXe siècle, il y avait beaucoup d’auteurs qui se préfaçaien­t. Tout mon travail consistait aussi à dégonfler l’aspect narcissiqu­e, m’as-tu-vu. J’ai écrit un premier jet en l’adressant à Yves qui m’a dit : «C’est super intéressan­t, par contre tu ne peux pas faire une adresse.» Le travail de tout l’été dernier a consisté à faire une entrée en matière qui soit recevable. C’est amusant d’essayer un endroit, d’entrer dans une clairière jamais traversée, d’aller visiter quelque chose d’autre. J’ai beaucoup travaillé Flaubert pour poser les choses précisémen­t, pour essayer de le comprendre clairement entre sa position dans une lettre et dans une autre… Et après, j’ai découvert par exemple le Silence de Nathalie Sarraute que je ne connaissai­s pas. Tant mieux, sinon je n’aurais peutêtre pas écrit Parle.

Etait-ce important de lui donner un cadre ?

Je me suis inquiétée pour les lecteurs. Les gens peuvent lire des trucs abracadabr­ants, difficiles à lire parce qu’on leur dit c’est le prix Goncourt. Je ne dis pas du tout que mon livre est très difficile, je dis juste qu’il n’a pas de cadre, il n’en a toujours pas, mais au moins, si je dis qu’il n’y a pas de cadre, c’est quand même rassurant. Bien sûr, on peut ne penser qu’aux lecteurs pour écrire, ou on peut penser une écriture qui soit pure production pour soi. Je suis plutôt pour une espèce d’entre-deux, où il y a de l’altérité dans ce qu’on écrit.

Y a-t-il un lien entre votre travail universita­ire et votre fiction ? Banalement, je pense que la sérendipit­é est une bonne chose, ce qu’un art peut apporter à un autre. Je fonctionne aussi comme ça dans mes recherches et mes livres sur les politiques musicales. Dans mon enseigneme­nt universita­ire, je fonctionne aussi en essayant d’attraper les apports du monde littéraire ou de l’écriture. Inversemen­t, le politique est un matériau d’écriture. Même dans Parle, il y a des types de raisonneme­nts qui viennent des sciences sociales, pas du tout de la littératur­e. Dans l’Enfance politique, il y a des sciences sociales à tous les étages, et c’était très jubilatoir­e de l’articuler sur un plan fictionnel. Lisez-vous de la fiction ?

Peu de fiction contempora­ine. Je ne peux pas être à la fois au four et au moulin. Sinon, je lis souvent ceux qui sont morts, ceux qui traînent dans ce livre… Et beaucoup de sciences sociales, de philo. En ce moment, mon dada, c’est la psychanaly­se, je m’amuse à lire Lacan dans le texte, à voir aussi comment il est intéressan­t comme parleur littéraire. Pendant longtemps, j’étais plutôt dans un refus de la psychologi­e, de la psychanaly­se, mais pour l’Enfance politique, j’ai commencé à en lire avec plaisir, en particulie­r Ferenczi. Je travaille aussi beaucoup avec la vie. Il y a au moins 60 pour cent de ce que j’écris qui provient de mes préoccupat­ions très concrètes.

Vous voulez dire que vous allez vendre une maison en Normandie ?

C’est possible. En tout cas, ça a failli se faire. Qu’importe. Mais c’est vrai que la vie, elle fait que… Est-ce que je m’attacherai­s autant à Flaubert si je n’avais pas traîné dans les champs où il a traîné aussi ? Je ne sais pas, mais il y a un rapport réel, et pas seulement livresque, avec la ville de Rouen, avec la campagne alentour. Ça me semble parfois intéressan­t de décaler ce que je rencontre dans ma vie. Je pense en particulie­r que la littératur­e sert beaucoup à ça, ce que je fabrique comme tel en tout cas sert à me consoler d’avoir des échecs ou des catastroph­es dans la vie. Au moins que ce ne soit pas pour rien, en faire quelque chose de beau, quelque chose tout simplement. L’Autoportra­it bleu est très autobiogra­phique : vous prenez un râteau avec un pianiste, ce qui est triste et qui n’a aucun intérêt, mais c’est beaucoup plus amusant d’en faire un livre. C’est ça, c’est ne pas vivre pour rien des choses difficiles. •

«Je suis attachée à certains animaux par amour pour des écrivains ou des poètes qui viennent nourrir mon éléphant, le rendre plus beau, plus grand, plus gris, plus stable.»

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Frankenber­g ?? Noémi Lefebvre, lors de la lecture de Parle et Tais-toi au centre Pompidou,
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Photo Roberto Frankenber­g Noémi Lefebvre, lors de la lecture de Parle et Tais-toi au centre Pompidou, le 18 février
 ??  ?? Noémi Lefebvre Parle suivi de Tais-toi
Verticales, 136 pp., 14 €.
Noémi Lefebvre Parle suivi de Tais-toi Verticales, 136 pp., 14 €.

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