Vladimir Nabokov, inceste soit-il
«La publication à Paris en 1955 de Lolita, puis sa réédition chez Putnam’s aux Etats-Unis en 1958 avec le succès que l’on sait, a marqué une étape capitale dans la carrière littéraire de Vladimir Nabokov», écrit Maurice Couturier en tête de son introduction au dernier tome des OEuvres romanesques complètes de l’auteur né en Russie en 1899 et mort en Suisse en 1977. A part Pnine, les romans contenus dans ce volume (Feu pâle, Ada ou l’ardeur, la Transparence des choses, Regarde, regarde les arlequins ! et l’Original de Laura) ont été écrits après Lolita et, en ce qui concerne Ada et Laura, ont des liens explicites avec le scandale des années 50. Ada est le plus long roman de Nabokov (près de 550 pages Pléiade) et son plus gros succès mondial après Lolita, symbolisé en France par son interview à Apostrophes où la théière que l’écrivain déversait dans une tasse contenait en fait du whisky et où il différenciait ses deux héroïnes : «Non, Ada et Lolita ne sont nullement cousines. […] Par contre, le bon lecteur d’Ada ne trouvera rien de particulièrement morbide ou rare dans le cas d’un garçon de 14 ans qui s’amourache d’une fillette compagne de ses jeux [et de deux ans plus jeune, ndlr]. Ils iront trop loin, certes, ces deux adolescents, et le fait qu’ils soient frère et soeur va créer par la suite des difficultés que le moraliste prévoit.» Ils ne se croient d’abord que cousins germains, ce qui suffit à poser des problèmes quant à l’éventualité d’une union légale, mais ni les nymphettes (quoique le mot apparaisse encore) ni la pédophilie ne sont le sujet d’Ada, qui serait plutôt l’amour, la littérature – et, donc, l’inceste.
Ada est paru en 1969 aux Etats-Unis et en 1975 en France, Nabokov s’étant fortement mêlé de la traduction, ce qui, explique l’édition, eut ses avantages et ses inconvénients. Avec ses calembours anglo-franco-russes et sa débauche de culture, le roman est aussi d’une folle fantaisie érotique. A faire l’amour avec Ada, Van découvrait «l’agonie de la “réalité” suprême. Disons plutôt que la réalité se dépouillait alors des guillemets qu’elle portait comme des griffes dans un monde où les esprits singuliers et indépendants sont tenus de s’accrocher aux choses ou de les déchiqueter s’ils veulent échapper à la folie ou à la mort (qui est la maîtresse folie)». Il ne s’agit pas, en décrivant des actes si bénéfiques, «de souiller un style relativement pur par l’emploi de ces vagues termes anatomiques qu’un psychiatre retient de ses années estudiantines». Les adolescents puis adultes sont d’une famille qui les fait vivre dans un monde aristocratique où le comte de Monte-Cristo aurait l’air d’un parvenu près de ses sous. Marx et Freud reçoivent l’un et l’autre leur paquet. Et si l’inceste n’est évidemment pas comparable entre deux êtres de la même génération plus que consentants et quand il concerne ascendance et descendance, le père des dépravés, aussi désinvolte soit-il, ne peut qu’émettre des réserves : «Tu m’obliges à évoquer des poncifs tels que “famille”, “honneur”, “rang”, “légalité”. Oh ! j’ai soudoyé je ne sais combien de représentants de l’ordre établi dans ma vie déréglée, mais ni toi ni moi ne pouvons acheter une civilisation tout entière», ne laissant d’autre choix à son fils officiel que se soumettre. «Je me moque absolument de l’inceste sous quelque forme que ce soit», prétendra contre toute vraisemblance Nabokov, se disant juste sensible au son de certains mots. L’Original de Laura (c’est plutôt drôle de mourir) est un roman posthume totalement inachevé. On n’en détient que des fiches faisant une trentaine de pages. Nabokov avait demandé qu’on les brûle mais sa veuve ne les détruisit pas ni ne les publia. A sa mort en 1991, la responsabilité tomba sur leur fils Dmitri qui décida finalement de la publication, laquelle survint en 2009, plus de trente ans après la mort de l’auteur. Mais il semble avoir commis des erreurs de transcription et des fiches inédites ont été retrouvées dans sa succession (Dmitri est mort en 2012), si bien qu’une nouvelle édition définitive de ce texte provisoire est à prévoir. Quoique très court, il contient diverses références lolitesques, ne serait-ce que parce qu’apparaît un personnage dont il est écrit : «Son nom, un nom d’emprunt vraisemblablement, était Hubert H. Hubert.» (Le héros de Lolita s’appelle Humbert Humbert.) Tel qu’il est, le texte peut satisfaire à la morale courante puisqu’il contient un conseil donné à l’héroïne par «une copine d’école très gentille et très dépravée» et qui explique à celle qui est alors encore nymphette «où donner un coup de pied à un monsieur entreprenant».•
Vladimir Nabokov OEuvres romanesques complètes III Edition publiée sous la direction de Maurice Couturier. Gallimard, «la Pléiade», 1 640 pp., 72 € jusqu’au 31 août, 78 € ensuite.
«Oh ! j’ai soudoyé je ne sais combien de représentants de l’ordre établi dans ma vie déréglée, mais ni toi ni moi ne pouvons acheter une civilisation tout entière.»