La première gorgée de prune Philippe Delerm veut voir «la Vie en relief».
On reste souvent des années sans avoir envie de prendre des nouvelles de Philippe Delerm. Et puis on ne sait pas pourquoi, on ouvre la Vie en relief, et on trouve ça bien. Pas tout, certes. La petite famille nous indiffère, on n’a pas envie d’être invité dans les appartements privés. On préfère rester dans le salon, la cuisine ou le bureau, là où Delerm bricole sa poésie. Il entend les voix du passé, les morts sont présents. Il vieillit et cela donne une profondeur de champ à ses vignettes. Il dit éprouver «une forme de plénitude plutôt étonnante ; car l’âge me rend par ailleurs plus fébrile, plus maladroit, plus raide, plus irritable à la moindre contrariété matérielle. Mais, et comme en regard, je sens une amplification, une mise en perspective de différentes strates de la vie, une mise en abyme.» Par exemple, il associe son aversion d’autrefois pour le gymnase aux Ehpad d’aujourd’hui, où il reconnaît «cette sensation de confinement sans espoir». Il se rappelle la ferme de ses grands-parents; il évoque la maladie d’Alzheimer de son père instituteur, qui fut un bourreau de travail. Son père déguste un dessert. «Puis, à la fin de chaque cuillerée, il avait une petite stase de repos, de fatigue et d’assentiment, et enfin, à chaque fois, ces trois mots: “C’est bon.” Pas un c’est bon enjoué, mais un c’est bon concédé – il faut reconnaître que c’est bon.»
Il aime Venise, il aime tomber sur des cèpes, lire chaque jour le Journal de Léautaud, évoquer l’oral du Capes en 1974, quand il commenta Madame Bovary, lui qui pensait n’avoir jamais son bac. Il aime se rappeler l’élève qui s’écria «Oh! oui m’sieur, avec du pâté de lapin.» Ils étudiaient un poème de René-Guy Cadou, Automne, et il interrogeait la classe sur les petits-déjeuners des jours de chasse : «Ce n’est pas un souvenir. Cette phrase me traverse encore, elle fait partie de moi, de la saveur du monde. Il y a un tel amour de la vie quand elle jaillit comme ça. Ça reste suspendu, ça change tout, on en a pour toujours.» Il aime «la transparence des alcools forts», la prune. «Manger les fruits serait beaucoup moins grand qu’en éprouver le sens dans l’eau-devie. C’est à la fois comme un mensonge et une vérité plus absolue.» Il aime le foot, donner des coups de pied dans une capsule de bière «avec sa couronne ébréchée».
1 Qu’est-ce qu’il aime ? 2 Quelle est sa génération ?
Aucun doute, il est un babyboomer. Il a vu le Ballon rouge d’Albert Lamorisse quand il est sorti, en 1956. Il est né en 1950, six ans après que ses parents ont perdu une petite fille à cause d’«un bombardement allié». Il a connu la «glace à l’eau» orange et citron, «comme pour le soda Pschitt». Il a vu des photos en relief grâce à «la visionneuse binoculaire», mais aussi grâce à un appareil plus ancien, où on glissait des plaques. On lui prêterait volontiers un profond dédain pour la dématérialisation, à partir de ces phrases: «Je déteste la pureté, si la pureté, c’est se débarrasser de tout. Je veux m’embarrasser de tout.»
3 Peut-on éviter les bouquins ?
Delerm ne déteste pas utiliser le mot «bouquin» à la place de livre. La Vie de monsieur Pascal par sa soeur : «Ce petit bouquin est toujours dans les rayons de ma bibliothèque.» Un «bouquin» traîne sur une table en fer. Dans le texte, ça fait désordre. •