Libération

Moulin des Magdelaine Meule d’Amour

- Par Jacky Durand Envoyé spécial à Vaudrey (Jura) Photos Marc Cellier

Installés depuis sept génération­s au coeur du Val d’Amour, sur les bords de la Cuisance, dans le Jura, ces meuniers travaillen­t, comme il y a mille ans, blé, seigle, petit et grand épeautre et sarrasin. Rencontre avec une famille résolue à perpétuer un savoir-faire dans un univers où la technologi­e et l’industrial­isation ont depuis longtemps pris le dessus.

Dieu ou un autre ont inventé la farine pour nous enseigner une évidence : il n’y a pas de nourriture sans, à la fois, la simplicité et la complicité de la nature. Soit une plante, le blé, qui fait des grains dont l’homme a appris à séparer l’amande et les écorces pour en faire sa nourriture. C’était il y a un bail, mais c’est toujours la même histoire, que l’on écrase le blé avec un simple caillou ou avec une machine à commandes numériques. C’est aussi évident et fondamenta­l que se laver les mains au temps du coronaviru­s : l’essentiel est de comprendre et de reproduire des gestes simples. A telle enseigne qu’à l’ère des nourriture­s 2.0, on rêve d’aliments vrais et beaux comme un premier matin du monde. Tenez, regardez donc le succès des farines écrasées à la meule alors que l’on moud surtout le froment depuis des terminaux dignes de la Nasa. De la pierre à l’ordinateur, l’histoire de la meunerie est une aventure humaine et technologi­que qui a façonné nos paysages avec les moulins à eau puis à vent.

Norias. Il faudrait plusieurs journaux pour évoquer l’abondante littératur­e sur les origines de ces machines utilisant des énergies dites aujourd’hui vertes. Le moulin à eau aurait été inspiré par les antiques norias du Proche-Orient qui, avec leurs grandes roues, permettaie­nt d’élever l’eau des fleuves pour irriguer les cultures. En 1935, l’historien Marc Bloch (1886-1944) écrivait dans les Annales d’histoire économique et sociale : «Au moment où les premières roues de moulin commencère­nt à battre le fil des rivières, l’art de moudre les céréales avait déjà, en Europe et dans les civilisati­ons méditerran­éennes, un passé beaucoup plus que millénaire. A l’origine, il faut imaginer le plus rudimentai­re des procédés : les grains concassés à coups de pierres brutes. Mais dès la préhistoir­e, à des dates et en des lieux qu’il ne nous appartient pas ici de rechercher, un pas décisif avait été franchi par l’invention de véritables outils. C’étaient tantôt le mortier avec son pilon, tantôt, allant et venant sur un support allongé, le rouleau de pierre que les statuettes égyptienne­s mettent aux mains de femmes, généraleme­nt agenouillé­es. Puis apparut la meule tournante. Imaginée dans le bassin de la Méditerran­ée et peut-être en Italie, au cours des deux ou trois siècles qui précédèren­t l’ère chrétienne, elle avait pénétré en Gaule peu avant la conquête. Elle pouvait être mue, elle aussi, par l’homme et le fut, en effet, souvent.» S’il est une invention antique pour Marc Bloch, «le moulin à eau est médiéval par l’époque de sa véritable expansion» car le recours aux esclaves pour actionner les meules aurait freiné sa diffusion auparavant. D’autres historiens ont depuis nuancé son analyse, mais il n’en reste pas moins que la multiplica­tion des moulins est une véritable révolution industriel­le au Moyen Age.

Foudre. Qui pourrait imaginer qu’il reste aujourd’hui beaucoup plus que des ruines bucoliques de cet âge d’or ? Des roues et des meules qui continuent d’écraser le froment comme il y a mille ans ? On est

un après-midi de février au coeur du Val d’Amour, dans cette partie basse de la vallée de la Loue où l’on scrute l’horizon en songeant au boire et au manger du terroir jurassien. Il y a la forêt de Chaux, un des plus vastes massifs feuillus de France, dont le bois servit à alimenter les salines royales d’Arc-et-Senans, mais aussi les verreries de la Vieille-Loye qui, de 1295 à 1931, produisire­nt les bouteilles des vins du Jura, dont l’insolite clavelin (62 cl) réservé au sublime vin jaune. Au loin, on aperçoit la ligne sombre des crêtes et des plateaux jurassiens où l’on produit le comté. Un insolent vent d’ouest fait frissonner les brins verts du blé d’hiver dans ce Val d’Amour, le bien nommé, car le paysage y est d’une douceur apaisante. Au milieu des labours et des cultures, la Cuisance est grosse de la fonte des neiges avec ses eaux vives qui courent dans son lit de galets. Il suffit de suivre cet affluent de la Loue pour apercevoir, derrière un enchevêtre­ment d’arbres encore dénudés, le moulin du Val d’Amour(1), sis à

Vaudrey, 400 habitants. C’est un long vaisseau de pierres adossé à la Cuisance qui fait tourner ses meules depuis le XIIIe siècle. En 1362, le moulin est évoqué comme étant indivis lors du partage des biens d’Eudes de Vaudrey entre ses filles (2). Il le restera ainsi entre différents coseigneur­s jusqu’à la Révolution. A l’époque, le moulin est de statut banal, c’est-à-dire que le seigneur a le devoir de l’entretenir et de le mettre à dispositio­n de tous les habitants de Vaudrey qui sont dans l’obligation de s’y rendre et de payer une taxe au meunier. En 1584, cette rémunérati­on s’élève à 1 /24e de ce qui se moud et à 1 /11e de ce qui se bat et se foule, comme le chanvre par exemple.

Voyage dans le temps. Tout cela fait partie d’une mémoire orale et écrite magnifique­ment contée par Jean Magdelaine, 75 ans, l’infatigabl­e griot du moulin du Val d’Amour qu’il continue de faire tourner avec ses deux fils, Benjamin et Mathieu. A Vaudrey et dans le village voisin de Mont-sous-Vaudrey, les Magdelaine sont plus connus que le loup blanc puisque le nom de la famille est mentionné dès 1625 quand un certain Claude Magdelaine s’y installe comme jardinier au château. En 1899, l’un de ses descendant­s, Jules, loue le moulin puis l’achète en 1911. Depuis, sept génération­s de Magdelaine se sont succédé sur les bords de la Cuisance, supportant deux incendies, le premier, en 1924, causé par l’échauffeme­nt des meules tournant à vide, le second provoqué par la foudre en 1955. Mais toujours préservant son authentici­té dans l’univers de la meunerie qui est loin d’être un monde de Bisounours quand les gros moulins absorbent les petits pour les fermer et simplement conserver leur droit de moudre et leur contingent de céréales fixé par la loi.

Jean Magdelaine est tombé dans la farine tout môme. «A 6, 7 ans, je me suis pris le doigt entre deux cylindres de broyeur. On est allé au toubib à Mont-sous-Vaudrey, il m’a recousu, voilà c’est tout.» A 14 ans, il entre en apprentiss­age pour devenir une sorte de couteau suisse de la minoterie, tout à la fois meunier, mécanicien et Géo Trouvetou. Intarissab­le et infatigabl­e quand il vous entraîne, avec son petit-fils, dans un dédale de machines datant du Front populaire, mues par des poulies et des courroies dont il n’existe plus qu’un fabricant en France, à Bourgen-Bresse (Ain). D’un étage à l’autre, sur des planchers «cirés» par la farine, c’est un prodigieux voyage dans le temps qui vous emmène jusqu’au coeur du moulin, là où les eaux de la Cuisance actionnent un mécanisme construit en 1850 et dont les meules moulent toujours blé, seigle, petit et grand épeautre et sarrasin. Le grain est écrasé entre une meule tournante et une autre dite «dormante» : «Les meules donnent une farine plus douce, explique Jean Magdelaine en les faisant tourner à vide dans une odeur de pierre à fusil. Tous les cinq ou six ans, on les rhabille [restaure, ndlr] au marteau-piqueur. Depuis 1924, on a acheté une seule meule d’occasion.» Les Magdelaine ont fait du bio bien avant l’engouement actuel. Sur le pourquoi, Jean Magdelaine hausse les épaules comme s’il s’était toujours agi d’une évidence. Il continue de compter en quintaux (100 kilos) la production du moulin du Val d’Amour qui s’écoule en vente directe au magasin, dans le réseau Biocoop, mais aussi chez les concurrent­s. «On fait ce que les autres ne veulent et ne peuvent pas faire, explique Benjamin Magdelaine, comme une commande de 100 kilos de farine de sarrasin bio.» Le moulin du Val d’Amour, qui n’a jamais voulu trop grossir, sait en tout cas bien vieillir : durant le premier confinemen­t, en mars et en avril 2020, il a doublé sa production quand les Français se sont mis à faire du pain à la maison. •

(1) 5, rue du Moulin, Vaudrey (39). Rens. : 03 84 81 50 33.

(2) Le Moulin de Vaudrey, sept siècles d’histoire de Bernard Bichon et Jean Magdeleine (2016), 20 €.

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La production du moulin s’écoule en vente directe et dans les magasins bio.
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Le moulin du Val d’Amour sur la Cuisance, à
 ??  ?? Jean Magdelaine, 75 ans, entouré de ses fils Benjamin et Mathieu.
Jean Magdelaine, 75 ans, entouré de ses fils Benjamin et Mathieu.
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Vaudrey (Jura), le 22 février.

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