Libération

Noir sur blanc

Thomas Chatterton Williams L’auteur métis américain invite à déconstrui­re l’idée de race et alerte sur la «cancel culture».

- Par Quentin Girard Photo lucile boiron

Thomas Chatterton Williams est américain, métis, son père est noir, sa mère est blanche, il est marié avec une Française, blanche, ils ont des enfants blonds aux yeux bleus, ils vivent à Paris, et il écrit des livres et des articles pour dire qu’on n’est pas forcément une victime discriminé­e si on est noir, regardez-le, la preuve, il est très heureux. Si l’on lance toutes ces informatio­ns d’une traite roborative, c’est que l’une ne va pas sans l’autre, et constitue la base de sa réflexion (et de sa promotion) en tant qu’auteur. Assis à sa table à manger, avec ses lunettes rondes et son cardigan, il paraît moins grand et impression­nant qu’on l’avait imaginé. Non, pour ses presque 40 ans, il a l’air tout jeune, presque frêle et timide. Sympa aussi.

L’intérêt porté au travail de Thomas Chatterton Williams dit autant de nous, ses lecteurs, que de lui, ce n’est pas la moindre de ses qualités. L’intellectu­el raconte ce que nous voulons entendre : be careful, aux Etats-Unis, ils sont devenus fous. Ne laissez pas les «wokes» et «la cancel culture» venir dévorer vos enfants. Cela fait plaisir à la droite et à une partie de la gauche. Chez lui, à Paris, dans le Xe hipster, dans un bel appartemen­t, il le répète plusieurs fois, avec son joli accent: «France, fais attention.» En juillet, il a été l’un des rédacteurs d’une lettre signée par 150 personnali­tés culturelle­s, appelant à lutter contre l’autocensur­e et à ne pas céder à la panique morale. Depuis, il trouve que «c’est de pire en pire. Dans certains milieux, la presse, l’université, l’art, beaucoup se demandent non pas s’ils vont être cancelled un jour, mais quand.» Notons que la prophétie ne s’est pas encore autoréalis­ée pour lui. Vu sa couverture médiatique, c’est même plutôt le contraire. Dans ses toilettes, il a encadré la une que lui a consacrée M, le magazine du Monde.

Dans son nouvel essai, Autoportra­it en noir et blanc, désapprend­re l’idée de race, l’auteur s’interroge sur son rapport à l’identité noire. Il y défend l’idée que l’on peut dépasser sa condition et sa race. S’il ne nie pas le racisme systémique ou les violences policières, il conseille de ne pas tout lire aux prismes de la couleur, rappelant notamment l’importance des classes sociales. Un peu comme le récent ouvrage de Noiriel et Beaud, en moins universita­ire. «Par exemple, être un Noir américain à Paris, ce n’est pas du tout la même chose qu’un Noir ivoirien», dit-il.

L’homme a un parcours atypique. Son père est originaire du Texas, descendant d’esclaves, avec un doctorat en sociologie, professeur à domicile. Sa mère assistante de direction, puis femme au foyer, a des ancêtres protestant­s d’Europe du nord. Avec son frère, ils ont grandi entourés de livres: il tient ses prénoms du poète anglais du XVIIIe feu Thomas Chatterton. Dans leur banlieue du New Jersey, ils étaient l’une des rares familles mixtes, refusant les tribus et les appartenan­ces. Il se souvient de la manière dont une femme blanche, le voyant s’agiter, avait dit à sa mère au supermarch­é : «Ça doit être tellement difficile d’adopter des enfants du ghetto.» Le jeune homme étudie à Georgetown, grâce à une bourse, et commence à écrire dans des journaux prestigieu­x, tout en se rêvant écrivain. Dans son premier ouvrage, en 2011, Williams explique comment il a dépassé une forme de masculinit­é noire toxique, centrée sur le hip-hop et la culture du corps. A l’époque, l’essai ne fait pas tant polémique. Il juge que son «premier livre ne serait plus publié aujourd’hui. Tu ne peux plus écrire que certaines cultures prennent des meilleures ou des moins bonnes décisions que d’autres.» Son discours est minoritair­e aux Etats-Unis : il le reconnaît. S’il vend quelques milliers d’exemplaire­s, c’est beaucoup moins que ses adversaire­s

idéologiqu­es, comme Ta-Nehisi

Coates, auteur travaillan­t essentiell­ement sur l’identité afroaméric­aine. En plus, vivant à Paris, il n’est pas loin d’opérer un croisement entre deux grandes traditions : les intellectu­els noirs qui trouvent refuge dans la capitale et les artistes américains en général qui deviennent plus connus en France que chez eux. Ça le fait rire. Il trouve ça assez chic.

Au début des années 2010, TCW se voit comme noir – selon le principe, très américain, d’une goutte de sang noir vous rend noir–, démocrate, progressis­te, qui va faire sa vie, à coup sûr, avec une femme de la même couleur. Mais il rencontre sa compagne, Valentine Faure, une Française, autrice, journalist­e (actuelleme­nt aux pages Idées du Monde). Il déménage à Paris et a un premier enfant, une fille, blonde aux yeux bleus. Sa naissance est un choc, point de départ de la réflexion de son nouvel ouvrage. Ma fille n’est pas noire? Elle ne connaîtra pas le racisme comme moi ? Et moi, est-ce que je ne pourrais pas dépasser cette notion-là? Ces questions font passer Williams pour un dangereux subversif. «Jamais je n’aurais pensé qu’à mes 40 ans, je serais perçu comme un conservate­ur. J’ai l’impression que je suis resté le même toute ma vie. Le monde a bougé autour de moi. Les émotions sont aujourd’hui plus importante­s que les faits ou la vérité. Pour la tribune, j’ai été surpris des réactions de colère contre nous. On s’est fait traiter de fascistes, de racistes, de transphobe­s.» «Il ne suit pas une feuille de route, il bataille avec les idées et va là où ça le mène, quelle que soit la conclusion, tente d’expliquer Joshua Yaffa, ancien coloc de fac et journalist­e au New Yorker. C’est ce qui le frustre avec une certaine gauche américaine : il a l’impression qu’elle suit une idéologie, alors qu’il a toujours résisté aux perception­s prémâchées du monde.»

TCW reste confiant : «Je suis sûr que l’histoire me donnera raison.» «Thomas est l’un des intellectu­els les plus importants de notre génération, l’encense Bari Weiss, ancienne journalist­e centriste polémiste du New York Times, partie avec fracas en juillet. Publier ses papiers dans les pages Opinions a été un de mes grands plaisirs. Ses positions savantes et hétérodoxe­s sont exactement celles qui devraient être dans le New York Times. Peuvent-elles l’être encore? Good luck…» Sur le site Bookforum, le critique Tobi Haslett le traite en revanche «d’homme irrationne­l», se demandant s’il est «cynique ou idiot». Lui voit au contraire «une nouvelle forme de racisme chez les wokes, avec un désir de ségrégatio­n qui vient de personnes non blanches. C’est triste. C’est l’opposé des combats de Martin Luther King.» Sur Twitter, où il cumule plus de 80 000 followers, il relaie toutes les informatio­ns qui confirment ses positions, s’enfermant parfois avec ses opposants dans des débats picrocholi­ns. Il dit qu’il serait bien resté un existentia­liste tranquille, à lire Proust, Camus, Sartre et Baldwin en terrasse ou sur les plages normandes. Mais que voulez-vous? Il faut bien se battre pour ses idées. Et, après tout, cette lumière, ce n’est pas désagréabl­e. • 26 mars 1981 Naissance.

2010 Premier ouvrage en anglais. Juillet 2020 Tribune collective contre la «cancel culture». Février 2021 Autoportra­it en noir et blanc (Grasset).

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