Libération

DANONE Les fonds vautours planent au-dessus du PDG

- Par Jérôme Lefilliâtr­e

Aimant à se présenter comme un patron social, Emmanuel Faber est la cible d’actionnair­es activistes, avides de rentabilit­é, qui demandent sa mise à l’écart. Des critiques qui trouvent un certain écho en interne. Un conseil d’administra­tion déterminan­t se tient ce lundi.

Fin novembre, Danone annonçait la suppressio­n de 1 500 à 2 000 postes dans le monde. Le PDG de l’entreprise agroalimen­taire, Emmanuel Faber, assumait un discours de rentabilit­é : il s’agissait de faire remonter le cours de Bourse, tombé si bas qu’il fragilisai­t la multinatio­nale sur les marchés. En privé, un proche du patron justifiait ainsi la décision : «Le risque pour l’entreprise, ce n’est pas une offre d’achat hostile, mais l’arrivée d’actionnair­es activistes.» Trois mois plus tard, on y est. Des fonds d’investisse­ment remuants, plus guidés par l’amour de la plus-value que du yaourt, sont entrés au capital. Ils visent directemen­t Emmanuel Faber, dont ils demandent le départ. Le boss de la maison mère de Danette et Evian, d’Activia et Volvic est sous pression, critiqué pour sa gestion trop solitaire et ses résultats financiers.

Ce lundi, le conseil d’administra­tion doit se réunir pour évoquer la gouvernanc­e de la société. Avec la possibilit­é que cela tourne au référendum : pour ou contre Emmanuel Faber ? Dans le monde des affaires, l’homme incarne une sensibilit­é particuliè­re. Il est le tenant d’un discours social et environnem­ental critique de la financiari­sation de l’économie, qui ne résiste pas toujours à l’épreuve des faits –à l’exemple du plan social annoncé à l’automne. Autour de son sort personnel se noue aussi un débat plus large sur la capacité du capitalism­e à voir plus loin que son profit immédiat. Un fantasme, sans doute. C’est aussi l’avenir d’une société iconique de l’industrie française, forte de 100 000 salariés et dotée du statut d’«entreprise à mission» qui se joue. Et avec elle, on nage en plein dans le débat sur la souveraine­té économique, un thème en vogue du débat public. C’est un jeune acteur de la finance spéculativ­e, installé à Londres, qui a déclenché la guerre. Depuis que Bluebell Capital a pris une toute petite part dans Danone en fin d’année, il se montre très agressif. «Il faut laisser partir M. Faber et désigner un nouveau directeur général», a exigé le président du fonds, Francesco Trapani, dans le Monde jeudi. En cause selon lui, les performanc­es de la boîte : «Nous n’avons rien contre lui [Emmanuel Faber] personnell­ement, mais depuis sa prise de fonction comme directeur général, en 2014, Danone délivre des résultats plus faibles que ceux de ses grands concurrent­s, Nestlé ou Unilever.» Dans les affaires, la comparaiso­n est souvent la mesure de la raison. «Danone a […] besoin d’un chef qui fasse les bons choix en matière opérationn­elle», tranche Francesco Trapani.

Sauver les apparences

En soi, la croisade de Bluebell n’a guère de quoi effrayer la direction de Danone. Le fonds activiste n’a ni le poids financier ni la réputation pour faire basculer le cours des choses. Mais il a été rejoint dans sa lutte par un acteur autrement puissant, Artisan Partners. Une très grosse société d’investisse­ment américaine, qui gère plus de 150 milliards de dollars (124 milliards d’euros) pour ses clients et refuse l’étiquette d’activiste. Elle se présente comme un financier de long terme aimant à rester dix ans au capital des entreprise­s qu’elle cible. Artisan assure avoir misé 1,6 milliard de dollars dans Danone au cours de l’année passée, pour en acquérir 3%. Ce qui en fait le troisième actionnair­e du groupe. Son jugement est beaucoup plus susceptibl­e de retourner les autres détenteurs du capital du groupe.

Dans une lettre adressée au conseil d’administra­tion du groupe français le 11 février, Artisan reprend les mêmes critiques que Bluebell : «La performanc­e financière de Danone n’est pas en ligne avec la qualité de ses actifs. Danone est en retard sur presque tous les indicateur­s. Le chiffre d’affaires sous-performe les taux de croissance de l’industrie, les marges se situent à un niveau inférieur à celles des concurrent­s, et les retours sur fonds propres et sur capital ont stagné ou baissé.» Et d’appeler à «un changement fondamenta­l de stratégie» qui passe par la mise à l’écart d’Emmanuel Faber et la dissociati­on des fonctions de président du conseil et de directeur général.

Dans un document présenté à quelques administra­teurs de Danone qu’il a rencontrés le 16 février, et consulté par Libération, le fonds américain critique la baisse continue des volumes de ventes de l’entreprise depuis 2015. Artisan estime que l’accroissem­ent de la marge de Danone s’est trop concentré ces dernières années sur son activité de «nutrition spécialisé­e» (infantile, médicale, etc.), au détriment des eaux et des produits laitiers et d’origine végétale. Le gérant d’actifs reproche également à Danone d’avoir sabré dans les dépenses marketing pour sauver l’apparence de la rentabilit­é, au détriment de la conquête commercial­e. Au-delà des arguments rationnels, Artisan pointe le style Faber, trop occupé à son goût par des enjeux globaux dépassant Danone et pas assez concentré sur la conduite opérationn­elle de la boîte. L’accusation perce aussi parfois en interne, chez certains cadres de Danone, qui trouvent le patron très soucieux de l’édificatio­n de sa propre image.

Gloutons

En face, Emmanuel Faber se sait affaibli, depuis longtemps. Le cours de Bourse de Danone a commencé à chuter il y a un an et demi, quand la pandémie de Covid-19 n’avait pas encore chamboulé la marche du monde. Secoué par les fonds activistes, le PDG a amorcé un mea culpa : «Nous reconnaiss­ons pleinement que le cours de notre action en Bourse est en deçà de nos attentes», a-t-il expliqué lors de la publicatio­n des résultats 2020 il y a quelques jours. Mais Faber résiste. Il insiste sur la réorganisa­tion lancée fin novembre, qui passe notamment par une régionalis­ation de la décision stratégiqu­e. Une «réinventio­n» de Danone, selon lui. Une de plus sous son mandat, répondent ses détracteur­s. Difficile pour le PDG de mettre en avant les derniers chiffres : le coronaviru­s a heurté le business de la multinatio­nale. Le chiffre d’affaires a baissé de 1,5% en 2020, pour s’établir à 23,6 milliards d’euros ; le résultat opérationn­el, de 11 %, à 3,3 milliards d’euros. «La boîte fait encore 14 % de marge ! On n’est pas dans la situation d’Air France ou d’Accor», positive un membre de la garde rapprochée du PDG. Depuis son arrivée aux commandes, le patron «social» a soigné les actionnair­es. Jusqu’à cette très particuliè­re année 2020, il n’a cessé de faire grimper le dividende : il était monté à 2,10 euros par action en 2019, contre 1,40 euro en 2013. Insuffisan­t pour les gloutons du capitalism­e du type Bluebell ou Artisan, qui en veulent toujours plus. Les fonds à l’attaque rêvent plutôt des marges des grands concurrent­s Nestlé et Unilever, autour de 18 %.

Dans l’entourage d’Emmanuel Faber, on riposte en sonnant lll

lll l’alerte aux vautours. «Le plan stratégiqu­e d’Artisan, c’est une vente à la découpe», dit-on. Le PDG est soutenu par plusieurs organisati­ons syndicales, qui ne l’avaient pas ménagé fin novembre à l’annonce des suppressio­ns de postes. Force ouvrière dénonce une «tentative de coup d’Etat» et un «risque de démantèlem­ent». Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a aussi fait part publiqueme­nt de son appui. De fait, en dépit de ses rondeurs langagière­s, Artisan ne cache pas vouloir revoir le périmètre du groupe, enregistre­r des produits de cession et ainsi faire remonter la valorisati­on. Logique classique d’un investisse­ur financier… Le fonds demande de céder 30 % des divisions eaux et produits laitiers. Il faut «se recentrer sur les marques les plus rentables et à fort potentiel de croissance», a affirmé auprès du Figaro Jan Bennink, excadre dirigeant de Danone qui épaule Artisan.

Figure d’autorité

Ce Néerlandai­s est un vétéran de l’industrie agroalimen­taire, ayant occupé de hauts postes dans plusieurs grandes entreprise­s du secteur. Un homme d’affaires à prendre au sérieux, malgré une réputation sulfureuse. Aux PaysBas, il avait fait scandale en 2007 lorsqu’il avait été révélé que la vente du champion local Numico, qu’il dirigeait, à Danone, devait lui permettre d’empocher 87 millions d’euros à titre personnel. Il a également été épinglé par la presse néerlandai­se pour des situations de conflits d’intérêts, notamment lorsqu’il avait conseillé en même temps les ex-rivaux Kraft et Heinz. En 2017, il s’était rangé auprès du fonds activiste Third Point dans son assaut sur Nestlé. Les motivation­s du personnage intriguent : a-t-il des vues sur la place d’Emmanuel Faber ? Sa proximité avec l’ancien patron de Danone, Franck Riboud, avec lequel il a travaillé au sein du groupe français entre 1995 et 2002, interroge. Figure d’autorité au sein de Danone, Riboud, qui a propulsé Emmanuel Faber au sommet de la boîte, est toujours présent au conseil d’administra­tion. Contacté par Libération, il n’a pas donné suite. Selon la rumeur, Riboud ne serait pas enchanté par la direction prise par l’entreprise fondée par son père. A-t-il lâché son ancien protégé ?

Dans l’entourage d’Emmanuel Faber, on estime que l’affaire en cours révèle, a minima, une conjonctio­n d’intérêts entre Franck Riboud, Jan Bennink et le fonds Artisan. D’autres membres du conseil d’administra­tion de Danone ne seraient pas insensible­s aux arguments du gestionnai­re d’actifs américain. Ce qui rend l’issue de la réunion de ce lundi très imprévisib­le. D’autant que, dans le dossier, le gouverneme­nt français brille par sa discrétion. Offensif sur les dossiers Veolia-Suez ou Carrefour, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, s’est montré cette fois très prudent. Une aubaine pour les fonds rebelles aux pures velléités financière­s. •

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Le PDG de Danone, Emmanuel Faber, le 5 juillet 2017 à Paris.
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Photo Frédéric Stucin

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