Libération

La vie reprend de guerre lasse

Quatre mois après la fin du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdja­n, l’avenir de la région, qui se reconstrui­t lentement avec le soutien de la Russie, est incertain. Un choix douloureux s’impose aux habitants : faut-il partir ou rester coûte que coûte ?

- Texte et photos Morgane Bona Envoyée spéciale à Stepanaker­t

Parvenir jusqu’à Stepanaker­t, la capitale de la «république d’Artsakh», comme les Arméniens appellent l’Etat autoprocla­mé du Haut-Karabakh, n’est pas chose aisée. Avant d’apercevoir l’affiche avec Vladimir Poutine proclamé «homme de l’année 2020» par un magazine arménien à l’entrée de la ville, les voyageurs doivent se soumettre aux contrôles de sept check-points de la force russe de maintien de la paix. Les 68 kilomètres enneigés et brumeux de la seule route qui relie l’Arménie au Haut-Karabakh sont truffés de postes et de bases militaires russes. Les 1 960 soldats envoyés par Moscou sont chargés de veiller au respect du cessez-le-feu signé dans la nuit du 9 novembre, qui a mis fin à la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdja­n, soutenu par la Turquie. Assis sur un des bancs du Bardak, l’unique pub de la capitale, Eduard Danielyan analyse : «La présence russe est inévitable pour le moment. Ça nous donne un sentiment de sécurité mais on ne peut pas dire que c’est garanti à 100 %.» Habituée du bar devant lequel trône une roquette Smerch, Lilith Shahverdya­n, 18 ans, n’a pas peur : «Tant que les Russes sont là, ça ne m’inquiète pas que les Azerbaïdja­nais soient si proches. Depuis leur arrivée, il n’y a pas eu de combats à la frontière.»

Cratères

Pourtant, l’étudiante en communicat­ion reste méfiante: «Après la guerre, je considérai­s les Russes comme nos sauveurs. Aujourd’hui, je ne peux pas dire que j’aie confiance en eux. Si l’Azerbaïdja­n veut une nouvelle guerre, ils ne l’empêcheron­t pas. En 1988, à Soumgaït [ville d’Azerbaïdja­n, théâtre d’un pogrom au tout début de la première guerre du Haut-Karabakh, ndlr], les Russes ont laissé les Arméniens se faire massacrer par les Azerbaïdja­nais. C’est une traîtrise évidente.»

L’attitude neutre de Moscou pendant le dernier conflit nourrit l’incertitud­e de la population. Cependant, progressiv­ement, les traces des quarante-quatre jours de guerre s’effacent. Les constructi­ons d’immeubles ont repris, l’électricit­é et le gaz ont été rétablis à Stepanaker­t. Les vitres brisées ont été remplacées. Entre les échoppes bien achalandée­s, seuls des cratères et quelques devantures détruites de magasins rappellent les bombardeme­nts. Au marché de la ville, touché par un missile Grad début novembre, les étals sont à nouveau pleins. Entre chaque client, Aram Shakhunts range ses bocaux de fruits et légumes aux couleurs pastel. Ce producteur de pickles de 61 ans est revenu avec sa famille quelques semaines après l’accord de cessez-le-feu. Fataliste, il s’interroge : «C’est calme maintenant, mais qui sait ce qui se passera dans une heure, ou demain ? Nous vivons simplement, heure par

heure.» Dépendant de l’agricultur­e locale, le sexagénair­e ne sait pas si son commerce va pouvoir survivre aux nouvelles frontières. «Pour le moment, il me reste des bocaux à vendre mais dans quelques mois, j’ignore ce qu’il adviendra. Regardez, dit-il en désignant des bocaux d’oignons sauvages disposés sur une étagère, ça vient d’un endroit désormais sous contrôle des Turcs [terme péjoratif pour désigner les Azerbaïdja­nais], je ne sais pas comment on va faire avec seulement la production des terres qui nous restent.»

Déshonneur

L’accord de cessez-le-feu impliquant des pertes territoria­les, le Haut-Karabakh, a fondu de plus de 10000 km2. Autrefois aussi étendue que l’Ile-de-France, la région sous contrôle arménien est aujourd’hui réduite à 2 500 km2. Une superficie limitée dans laquelle il faut reloger, au plus vite, les déplacés des régions de Talich, Hadrout, Chouchi, Martouni. Inna Grigoryan, son époux Ludvig Asryan et leurs sept enfants ont perdu leurs deux appartemen­ts à Chouchi, passé officielle­ment sous

contrôle azerbaïdja­nais le 10 novembre. Ils vivent désormais dans une chambre encombrée de colis alimentair­es de la Croix-Rouge, de matelas et de couverture­s polaires bariolées. Les exclamatio­ns des enfants qui jouent dans le couloir résonnent dans toute la maison de retraite qui les héberge, avec environ 1 000 autres personnes déplacées. Tous les anciens pensionnai­res ont été transférés à Erevan, en Arménie. La famille s’est inscrite sur une liste de demandes de relogement établie par les autorités. Comme la plupart de leurs voisins, ils espèrent obtenir l’un des 500 appartemen­ts actuelleme­nt en constructi­on à Stepanaker­t.

Pour cette mère de famille, vivre hors du Haut-Karabakh aurait été un déshonneur : «Nous voulons vivre ici parce que c’est chez nous. Nos objectifs sont de trouver un toit à Stepanaker­t, car nos enfants y sont bien intégrés, et de retrouver du travail. J’avais deux emplois avant. Maintenant, seul mon mari travaille.» Le gouverneme­nt de l’Etat autoprocla­mé a lancé, mi-février, les chantiers de deux nouveaux villages dans la région d’Askeran. A l’heure actuelle, il faut emprunter un chemin boueux pour accéder au terrain où les autorités arménienne­s prévoient d’installer 200 familles fin 2021. Les tractopell­es ont commencé le terrasseme­nt de la colline où seront implantées des maisons préfabriqu­ées. Au total, près de 3 000 demeures de ce type seront importées depuis l’Arménie et la Russie. Moscou paiera la moitié de la facture. «Le budget de la république d’Artsakh est très limité, donc elle ne peut évidemment pas financer seule ces villages, alors, l’Arménie, le Fonds pan-arménien et l’Etat russe nous aident», justifie Lusine Avanesyan, porte-parole de la présidence du Haut-Karabakh. La Russie ne se contente pas d’assurer le maintien de la paix, elle diversifie ses missions. Pendant que les soldats s’attellent au déminage de la région ou à la distributi­on de kits scolaires, des équipes médicales rendent visite aux habitants. Bientôt, les civils pourront même être examinés dans l’hôpital de la nouvelle base russe, installée à l’aéroport de Stepanaker­t. A côté des pistes vides, les baraquemen­ts se succèdent. Des monticules de terre abritent les lieux du regard des curieux. A l’entrée de l’immense complexe, deux affiches à la gloire des soldats russes proclament: «Partout où nous sommes, il y a la paix.» Une promesse qui ne suffit pas à inciter les quelque 30 000 exilés à rentrer dans ce qui reste du Haut-Karabakh. A l’aéroport d’Erevan, ils se pressent au contraire pour quitter le pays.

Armen, qui travaille dans l’aérogare, constate amèrement le départ de centaines de personnes pour la Russie et le Bélarus. Artilleur volontaire pendant la guerre, joint par téléphone, il raconte : «Je vois beaucoup de gens de l’Artsakh qui quittent l’Arménie en ce moment. Ce sont souvent des hommes seuls et des familles qui partent avec tout ce qu’elles possèdent. La dernière famille avec qui j’ai discuté venait d’un village de la région de Martouni, où j’étais basé. J’étais tellement en colère de voir ça que je leur ai dit : “J’ai défendu votre village et maintenant vous le quittez ?” Le père m’a répondu : “Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? On doit sauver notre famille. On ne peut pas vivre en sécurité au Haut-Karabakh et en Arménie.”» En plus d’être russophone­s, bon nombre d’habitants du Haut-Karabakh ont des proches installés en Russie, qui peuvent les aider.

Compte à rebours

«C’est la voie la plus facile», estime Lilith Shahverdya­n. L’étudiante juge sévèrement ses concitoyen­s : «Pour eux, la guerre, c’est l’ultime justificat­ion pour partir en Russie. Je considère que ce sont des traîtres.» Comme elle, une partie de la jeunesse du Haut-Karabakh, qui, autrefois, rêvait d’Europe ou de Russie, souhaite désormais construire son futur ici. Pour Artak Mkrtachyan, soldat volontaire natif de Martouni, qui a défendu sa ville martyre jusqu’à la fin de la guerre, l’objectif est limpide : «Nous devons rester ici, pas seulement pour protéger notre terre, mais surtout pour la faire revivre et éviter qu’elle devienne un désert à la dispositio­n des Azerbaïdja­nais.» Mais le compte à rebours défile et chacun sait que, d’ici cinq ans, le mandat russe de maintien de la paix s’achèvera. Selon l’accord de cessez-le-feu, il pourra être renouvelé une fois. Ainsi, la population n’écarte aucune option qui lui permettrai­t de continuer de vivre au Haut-Karabakh. Un rattacheme­nt à l’Arménie ou même à la Russie leur semble envisageab­le. Artak Mkrtachyan a le sentiment d’être «dans un grand piège dans lequel on ne peut rien faire, hormis accepter la présence de la Russie. J’aimerais que l’Artsakh soit un Etat indépendan­t mais c’est dangereux. Malheureus­ement, on sera peut-être obligés de devenir un oblast [entité administra­tive russe de type régional]». Si la fin de l’indépendan­ce de la république d’Artsakh se dessine dans les esprits, certains ne sont cependant pas prêts à devenir russes. «A choisir, je préfère être rattachée à l’Arménie plutôt qu’à la Russie, tranche Lilith Shahverdya­n. Je suis arménienne et je ferai tout pour le rester.» •

 ??  ?? A Martouni, une ville du Haut-Karabakh ravagée par les roquettes de l’armée azerbaïdja­naise, samedi.
A Martouni, une ville du Haut-Karabakh ravagée par les roquettes de l’armée azerbaïdja­naise, samedi.
 ??  ?? Un check-point russe à la frontière avec l’Arménie, le 19 novembre.
Un check-point russe à la frontière avec l’Arménie, le 19 novembre.
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