En Bretagne, députée et poissonnière noient le poison
Traitée de «poissonnière» à l’Assemblée nationale début février par un adversaire LREM, Mathilde Panot, élue insoumise du Val-de-Marne, est allée vendredi à la rencontre d’une Bretonne qui avait témoigné de son métier après cet incident. «Libé» était du voyage, de la criée de Lorient à la poissonnerie de Muzillac.
Jeudi soir ou vendredi matin ? Patricia Séro nous récupère à Vannes (Morbihan), dans le hall d’un petit hôtel en face de la gare. Il est 1h55. La poissonnière est en forme: une dernière journée –ou plutôt nuit– de travail avant les vacances. Elle est «toute contente». La Bretonne a besoin de retrouver les siens : une semaine avec trois de ses quatre petits-enfants. Nos yeux se plissent. Les siens s’ouvrent. Elle sautille. Parle. Regarde sa montre. Les minutes défilent. Le temps est précieux. La députée de La France insoumise Mathilde Panot se pointe accompagnée de deux collaborateurs. On embarque en direction de Lorient. Une heure de chemin sur une route déserte. Elle effectue cet itinéraire depuis «plus de trente ans». Un train-train quotidien qui abîme le corps. Patricia Séro gare sa fourgonnette dans le port de pêche de Lorient. Elle connaît toutes les trombines, forcément. La nuit brille et les pêcheurs déchargent leur récolte. Les bateaux ont des prénoms mignons : Marie-Lou, Billabong, Zachary, etc. La députée insoumise a le droit de visiter les lieux en attendant la vente à la criée. Un de ses collaborateurs filme chacun des mouvements. Il recueille chacune de ses impressions. Les politiques n’oublient jamais de faire de la politique.
Le 4 février, il a suffi d’un mot au sein du Palais-Bourbon. Mathilde Panot s’apprête à prendre la parole dans l’hémicycle. Elle n’a pas encore prononcé la moindre syllabe que le député de La République en marche Pierre Henriet décide de l’interpeller à sa manière: «Poissonnière!» Polémique. Toutes les députées de l’Assemblée se retroussent les manches. Elles dénoncent le sexisme. Le fautif s’excuse à demi-mot. Il met des «mais» entre chaque phrase. Patricia Séro fulmine à distance. Elle témoigne sur les ondes nationales et dans la presse locale. La poissonnière chante «la beauté» et les «sacrifices» de son métier. L’insoumise Panot repère la Bretonne. Elle trouve les coordonnées de la poissonnerie – qui se trouve dans un petit village du Morbihan, à Muzillac plus précisément. Elles décident de passer une journée ensemble. La sirène retentit. Il est 3 h 30 : la vente à la criée débute. Une soixantaine d’acheteurs présents physi
quement ; une petite moitié à distance. Une sorte de Fashion Week. Les sardines, araignées, tourteaux, langoustines et soles défilent en silence. Une vente à la criée sans bruit. Durant plus d’une heure, les prix et les modèles s’affichent en grand sur des écrans et les acheteurs jouent aux enchères avec une petite télécommande. Une chorégraphie.
«Un monde de cinglés»
Erwan, le chef des ventes du port de pêche, propose à la députée une nouvelle visite. Il lui explique les contraintes et les règles du jeu. Il a débuté en 1996. Erwan était à peine majeur. Il étudiait en «électronique». Le jeune homme turbinait au port pour se remplir un peu les poches. Le costaud nettoyait les casiers. Des années plus tard, il est devenu central en franchissant les échelons. Toutes les ventes passent par lui. Il ne compte pas ses journées en «heures mais en nombre d’appels». Son téléphone ne s’arrête «presque jamais».
Un rythme fou qui ne le rend pas malheureux. «Le port est une fourmilière, surtout la nuit, il y a une vraie vie et une entraide entre les pêcheurs, les vendeurs et les acheteurs. C’est une ville dans la ville. C’est un monde de cinglés mais attachant», assure Erwan. Le compte est bon. Mathilde Panot pousse la marchandise de la Bretonne sur un long chariot. La maîtrise est moyenne. Des rires. On embarque pour le chemin inverse. Dominique Séro est déjà dans la poissonnerie de Muzillac : l’époux de toujours décharge la came. Les caractères diffèrent. Le poissonnier compte ses mots; la poissonnière feuillette le Télégramme sous le regard de ses poissons. Elle lit les pages qui annoncent des mauvaises nouvelles. Il n’est pas rare d’apprendre la mort d’un voisin ou d’une cliente dans le journal local. Ce fichu Covid n’arrange rien. Aujourd’hui, les nouvelles sont bonnes. La pause, «enfin». Il n’est pas encore 7 heures du matin, mais la journée paraît déjà très longue.
Dans le salon de la maison familiale, des photos partout : les deux enfants trentenaires (Julien et Nicolas), leurs chéries et leurs enfants. Ils sont partout. Dominique Séro, 62 ans, boit son café et parle du passé. Le poissonnier – qui n’a jamais su nager – était pêcheur dix années durant dans sa jeunesse: «On partait en mer le dimanche soir, on rentrait le mercredi matin, puis on repartait le soir même pour revenir le samedi. On avait un seul jour de repos. Et parfois on travaillait même le dimanche pour réparer les filets.» L’amour lui a ouvert une nouvelle porte. Mathilde Panot écoute. Son épouse coupe son «chéri» pour raconter la suite: «Nous nous sommes rencontrés au bal du village, le 15 août 1984, on s’est mariés quatre mois après, nous avons eu notre premier enfant l’année suivante et on a récupéré la poissonnerie de ses parents. J’ai épousé le père de mes enfants et le fils des poissonniers. Au départ, ce n’était pas simple. On a débuté avec rien, pas un rond en poche.»
La vie tourne autour de l’entreprise familiale. Les vacances sont (presque) inexistantes. Ils ne prennent que huit jours par an. Pas question de freiner l’été, qui rime avec l’arrivée des Parisiens. Leurs deux enfants n’ont pas bien vécu la situation. L’un a fait une dépression au collège ; l’autre a eu des mots durs sans même s’en rendre compte. La mère raconte : «Un jour, il est venu avec moi au port, c’était pour une réunion avec les syndicats et des journalistes. Et l’un des participants a dit à mon fils qu’il reprendrait un jour ou l’autre la poissonnerie.» Elle s’arrête un instant. Puis lâche la phrase que son enfant a prononcée en public :
«Reprendre la poissonnerie de mes parents ? Jamais de la vie, je n’ai pas envie de ne jamais partir en vacances et d’abandonner mes gamins.» Patricia Séro a eu le souffle coupé. Impossible de retenir ses larmes. Devant son café, elle lâche à voix basse : «On ne s’en rend pas forcément compte sur le moment. Le travail prend de la place par passion, mais surtout par obligation. On a loupé notre métier de parents.» Ils tentent de rattraper le temps perdu.
Mathilde Panot écoute. Elle acquiesce avec des hochements de tête. Dominique et Patricia Séro gagnent aujourd’hui «1 600 euros à deux». La poissonnière multiplie les slogans du genre : «Prenons le soleil quand il se lève.» Le poissonnier s’inquiète tout de même : «Je vais toucher combien à la retraite ? 700 euros ? Alors que ceux qui ne travaillent pas s’en sortent mieux que nous en touchant les aides.»
La députée se lève pour fumer une clope à l’extérieur. Sur le chemin entre la table et la porte, elle lui parle des évadés fiscaux et des riches qui trouvent toujours le moyen de devenir plus riches. L’hôte bavarde refuse de «parler politique» alors que son amoureux taiseux n’hésite pas : «Je suis d’accord avec ça, il faut taxer les plus riches.» L’insoumise revient à table, sort un sac de sous sa chaise : un cadeau acheté dans la boutique de l’Assemblée nationale. Trois mugs avec des inscriptions : un bleu («Liberté»), un blanc («Egalité») et un rouge («Fraternité»). La poissonnière est émue : «Je vais garder le sac en souvenir et les tasses, ça sera pour mes petits-enfants. La semaine prochaine, ils viennent passer une semaine de vacances avec nous.» La grand-mère annonce les retrouvailles de ses marmots à la moindre occasion.
«Des vacances ?»
Le couple regarde l’horloge. La pause se termine, déjà. On a juste le temps de parler foot avec le poissonnier. Il est supporteur du FC Lorient, il se rendait au stade avant que le Covid ne s’en mêle. Dominique Séro connaît tous les joueurs et toutes les époques. En revanche, il se rendait au Moustoir seulement lorsqu’il avait des invitations : pas question de payer une place pour «enrichir des riches». Ils se répartissent les tâches. Son épouse monte dans son camion qui fait office de poissonnerie ambulante pendant qu’il gère la boutique dans le village. Patricia Séro fait le tour de ses clients. Lorsqu’elle arrive sur zone, elle klaxonne comme un marchand de glaces. Mathilde Panot tient la caisse à ses côtés. Elles papotent avec les clients. Le «contact humain», souligne la poissonnière. On s’arrête chez un agriculteur, un producteur de lait qui élève 75 vaches. Il vit dans le coin depuis toujours. Un béret sur la tête, des mains de travailleur, un débit mitraillette et des blagues à l’envi. Il ne s’arrête jamais. Il chambre tout le monde : la poissonnière, son assistante du jour et le photographe de Libé. On se marre.
La femme de l’agriculteur déboule. Elle a grandi à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, avant de déménager en Bretagne avec ses parents quelques mois avant sa majorité. Elle est très vite tombée amoureuse du blagueur. Ils ont fondé une famille. Patricia Séro leur annonce la nouvelle: elle sera absente la semaine prochaine pour cause de vacances… avec ses petits-enfants. Peut-être qu’elle passera acheter du lait pour faire des crêpes. L’agriculteur rétorque: «Des vacances? Je ne sais même pas ce que ça veut dire. La dernière fois que j’ai bougé, c’était à Orléans, pour le service militaire. Je sais que c’est dur pour vous aussi, mais vous avez la possibilité de fixer les prix contrairement aux agriculteurs. On subit trop.» La poissonnière acquiesce. Mathilde Panot écoute. Tous les regards se tournent vers le producteur de lait qui lâche rapidement une blague : «C’est bon, j’ai trouvé, la dernière fois que je suis parti en vacances, c’était à Nantes, lorsque nous sommes allés chez Ikea.» Le public rigole. Il est à peine 9 heures : la tournée de la poissonnière se poursuit loin du Palais-Bourbon. •
«On ne s’en rend pas compte. Le travail prend de la place par passion, mais surtout par obligation.»
Patricia Séro poissonnière