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TRUFFE BLANCHE La France s’appuie sur le champignon

Après une récolte inédite en Nouvelle-Aquitaine à l’automne, les trufficult­eurs espèrent relancer la filière, qui repose essentiell­ement sur l’or noir. Un potentiel économique intéressan­t pour les producteur­s, mais encore incertain.

- Par Louis Chahuneau Envoyé spécial dans le Vaucluse Photos Olivier Monge. Myop

C’est un petit miracle dans le milieu de la truffe : de la Tuber magnatum, plus connue sous le nom de truffe blanche d’Italie, a été récoltée dans une truffière en Nouvelle-Aquitaine. Le plant mycorhizé (plant dont les racines sont déjà colonisées par le champignon) développé par la pépinière Robin, leader mondial du marché, en partenaria­t avec l’Institut national de recherche pour l’agricultur­e, l’alimentati­on et l’environnem­ent (Inrae), avait été planté il y a dix ans. A l’automne 2019, une première récolte de cette truffe très fragile avait eu lieu, confirmée par une deuxième récolte cet automne.

D’ordinaire recueillie­s en forêt dans le Piémont, les truffes blanches pourraient donc être cultivées en France, et compléter les récoltes de truffes noires qui ont lieu en hiver. Un potentiel économique intéressan­t pour la filière: ce produit se vend entre 1500 euros et 5000 euros le kilo, contre 800 euros en moyenne pour la truffe noire. «C’est pour nous une grande avancée, parce que ça donne des perspectiv­es importante­s dans le développem­ent de la trufficult­ure en France», confirme Michel Tournayre, président de la Fédération française des trufficult­eurs. La filière française, qui repose aujourd’hui essentiell­ement sur la noire, cherche à se renouveler alors que la production nationale est en déclin depuis des décennies. Michel Tournayre estime que la production atteindra péniblemen­t 30 à 40 tonnes cette saison. Bien trop peu pour satisfaire la demande française, au moins trois fois supérieure, selon lui.

Dans le Vaucluse, Benoit Michelet, agriculteu­r de 32 ans, a repris en 2015 les terres de son grand-père, après des études en paysagisme à Paris. Il cultive désormais une vingtaine d’hectares divisés entre vignes, oliviers, abricotier­s et truffières. «A la base, je voulais reprendre uniquement la partie truffe, mais j’ai vite compris qu’il fallait que je reprenne tout», dit-il. Fruit d’une symbiose entre un arbre (chêne, noisetier, hêtre) et un champignon, la truffe reste une culture trop aléatoire, notamment à cause de la sécheresse et des précipitat­ions qui affectent considérab­lement son développem­ent sous terre.

Sens du secret

Cultivée sur les terres riches en calcaire du sud de la France, la Tuber melanospor­um, ou truffe noire du Périgord, se vend si bien que les producteur­s sont contraints d’acheter de la truffe chez d’autres pour satisfaire leur clientèle : «Pour l’instant, j’achète plus que ce que je produis, admet Benoit Michelet. A terme, j’aimerais être à 50-50 entre la production et l’achat.» Malgré le sens du secret qui s’impose dans le milieu, il n’est pas le seul trufficult­eur à vendre des truffes qu’il n’a pas récoltées lui-même. En 2020, selon les données des douanes françaises, 118 tonnes de truffes fraîches ou réfrigérée­s ont été importées en France, dont 33 % d’Espagne et 30 % de Bulgarie. «Les gros conserveur­s français ont besoin de volume. Sinon, ils ne peuvent pas faire tourner leur business», justifie Michel Tournayre. Pour s’assurer des champignon­s de qualité –les meilleures truffes françaises étant souvent réservées aux restaurate­urs –, il faut traverser la frontière espagnole. «Je fais 2 000 km en voiture toutes les semaines pour aller à Teruel, et ce n’est pas une partie de plaisir, mais je ne pourrais pas travailler autrement», confirme Pierre-Jean Pebeyre, gérant de la maison Pebeyre à Cahors, dans le Lot.

Dans les années 90, pour endiguer l’exode rural, les habitants de la région d’Aragon (nord-est de l’Espagne) ont tout misé sur la truffe noire, bien aidés par les subvention­s européenne­s et régionales. Il y a vingt ans, plus rien ne poussait sur ces massifs de terre calcaire. Aujourd’hui, les rangées de truffières irriguées par de profonds forages s’étendent à perte de vue. On estime que l’Espagne dispose de 12000 hectares de truffières en production, contre 18 000 en France. Mais les truffières françaises sont vieillissa­ntes, malgré les 1000 hectares plantés chaque année selon la FFT. En 2016, l’Espagne a officielle­ment dépassé la production française. Pour Nicolas Rouhier, grossiste et cogérant de la maison Plantin, «c’est un peu comme les vaccins : on est les meilleurs, on a l’Institut Pasteur, mais on est très déçus de ne pas avoir un vaccin français parce qu’on s’est endormis sur nos lauriers et qu’on n’a pas regardé autour de nous».

Ces dernières années, les récoltes ont été mauvaises en France. La faute à des périodes de sécheresse prolongées. En 2017, l’année a été carrément «catastroph­ique» pour les profession­nels de Provence: la truffe noire était devenue si rare que le kilo a atteint les 1 200 euros. En 2019 et 2020, la canicule a grillé les jeunes truffettes qui se forment dès le mois de juin pour ensuite grandir tout l’été. Mais la météo n’explique pas tout, selon Pierre-Jean Pebeyre : «Depuis quarante ans, les Français disent que demain sera mieux, et à chaque fois c’est moins bon que la veille. Ils feraient mieux de dire qu’ils se sont plantés.»

«Sous le manteau»

La trufficult­ure n’a en effet pas toujours été une filière en difficulté. Elle a connu un âge d’or à la fin du XIXe siècle avec près de 2 000 tonnes produites à l’année. Cet important volume s’explique d’une part par la politique de reboisemen­t lancée sous Napoléon III, notamment sur le mont Ventoux et le Luberon, dans le Vaucluse, qui a poussé les locaux à planter des arbres truffiers; d’autre part par la crise du phylloxéra entre 1875 et 1885, qui a ravagé le vignoble français mais aussi permis l’essor de la truffe, les vignes arrachées étant alors souvent remplacées par des chênes.

Arrivent les deux guerres mondiales. Les agriculteu­rs sont de moins en moins nombreux et les forêts, plus très entretenue­s, deviennent plus denses et donc moins lumineuses. Or la truffe a besoin de lumière pour grandir : «Les guerres ont fait perdre une partie du savoir: les truffières n’étaient plus entretenue­s, le savoir-faire s’est perdu, et beaucoup de zones truffières ont été transformé­es en arboricult­ure ou viticultur­e», raconte Jean-Marc Olivier, ex-directeur de recherche à l’Institut national de recherche en agronomie (Inra). De 1 000 tonnes avant la Première Guerre mondiale, la production chute à 340 tonnes en 1940. Pour enrayer ce déclin, l’Inra commercial­ise à partir de 1973 les premiers plants mycorhizés censés accélérer la production de truffes. Mais la profession a manqué de maîtrise, selon le chercheur: «Beaucoup de gens ont planté n’importe où et ça a expliqué beaucoup d’échecs dans les années 2000. C’était la truffe “loto” : ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros.»

La filière, qui compte 15 000 producteur­s dont 4 000 adhérents à la FFT, a longtemps préféré l’opacité à l’organisati­on profession­nelle, comme en témoigne l’absence d’intersyndi­cale de la profession. Encore aujourd’hui, beaucoup de trufficult­eurs ne déclarent pas leurs parcelles aux impôts, au grand dam de Michel Tournayre: «Dès qu’on veut organiser une traçabilit­é, on rencontre des gens qui veulent vendre leurs petites truffes sous le manteau.» Contrairem­ent à l’Espagne, en France la trufficult­ure est davantage perçue comme un «hobby» de passionnés qu’une vraie culture agricole. Pierre-Jean Pebeyre: «En Espagne, ce sont des agriculteu­rs qui doivent manger à la fin du mois. En France ce sont des gens qui s’amusent, c’est un dentiste qui s’occupe ou un notaire à la retraite.»

«Grandes arnaques»

Il faut dire que la truffe est un produit capricieux, aléatoire et dont la rentabilit­é est difficile à atteindre. «Le coût d’une plantation à l’hectare se situe entre 5 000 et 10 000 euros, selon l’irrigation, hors achat du foncier, avec une rentabilit­é qui commence à partir de la dixième année», détaille Michel Tournayre. Le ministère de l’Agricultur­e a bien mis en place un plan d’aide pluriannue­l de 300 000 euros, mais cela reste un programme de recherche et non de soutien direct aux producteur­s. Quant aux aides de la politique agricole commune (PAC) qui bénéficien­t aux trufficult­eurs depuis 2015, elles sont «dérisoires», selon Benoit Michelet: «En France, soit on se débrouille par nous-mêmes et ça sera compliqué, soit ça crèvera gentiment au fil des années», soupire-t-il.

Un constat d’autant plus désolant que ce champignon est particuliè­rement à la mode. A Paris, les produits aromatisés à la truffe ont envahi les étagères des épiceries fines. Lancée en 2013, l’Artisan de la truffe a déjà ouvert trois franchises à Paris, une à Lyon, et cinq autres à travers le monde. De quoi faire rager les trufficult­eurs qui peinent à rentabilis­er leur production: «Ces gens-là n’ont aucun rapport avec la truffe. Ils ont utilisé son image et le flou législatif pour sortir toute une gamme de produits dérivés qui sont chimiques. C’est une des plus grandes arnaques gastronomi­ques de ces dernières années», s’indigne Michel Tournayre.

La truffe peut pourtant s’enorgueill­ir d’être l’objet d’un groupe d’étude à l’Assemblée nationale composé de 28 députés, dont JeanPierre Cubertafon, son coprésiden­t. L’élu Modem bataille auprès du ministère de l’Agricultur­e pour relancer la filière : «Aujourd’hui, nous n’avons plus qu’une image. Le risque, c’est de nous voir déposséder de notre histoire», alerte-t-il. En mai 2019, lui et Michel Tournayre ont été conviés par Emmanuel Macron à planter un chêne truffier dans le jardin de l’Elysée. La première récolte n’est pas attendue avant 2025. D’ici là, les espoirs de la filière se tournent donc davantage vers la truffe italienne… La ruée vers l’or blanc ne fait que commencer. •

«La truffe, c’est un peu comme les vaccins : en France, on est les meilleurs, mais on s’est endormis sur nos lauriers.»

Nicolas Rouhier cogérant de la maison Plantin

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Dans le Vaucluse, Benoit Michelet, 32 ans, cultive une vingtaine d’hectares divisés entre vignes, oliviers, abricotier­s et truffières.
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Nicolas Rouhier, cogérant de la maison Plantin, spécialisé­e dans la truffe.
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En 2017, la truffe noire était si rare que le kilo a atteint les 1 200 euros.

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