Petite guerre froide entre amis
Grâce aux archives des organisations internationales, l’historienne Sandrine Kott livre un autre récit de cette période : au-delà de l’affrontement entre deux blocs, le conflit a été un moment d’élaboration d’un projet commun.
On sait de la guerre froide qu’elle n’était pas vraiment une guerre, qu’il y a pourtant eu quelques coups de chaud et bon nombre de conflits par parties interposées. Mais derrière le discours simplificateur et manichéen des acteurs de cette guerre, une autre version des faits sommeille dans les cartons d’archives des organisations internationales. C’est une phrase barrée en rouge, issue d’un rapport de David Morse, directeur général du Bureau international du travail (BIT), qui a retenu l’attention de l’historienne Sandrine Kott : «Aux Etats-Unis, il y a deux écoles de pensée : l’une veut une politique militariste forte contre l’URSS et l’autre, à laquelle le directeur général appartient, qui considère la conciliation comme désirable et possible.» A l’en croire, la guerre froide ne s’imposait pas comme une évidence pour les fonctionnaires qui étaient en train de la faire. Et si le «rideau de fer» tiré par Winston Churchill était en réalité un «rideau de nylon» perméable à des échanges économiques, culturels et idéologiques? En exhumant les documents d’époque, la professeure d’histoire contemporaine à l’université de Genève raconte dans Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide (Seuil) la manière dont le choc a été un moment d’élaboration d’une même vision du monde, portée par un projet modernisateur.
Cette nouvelle histoire commence dès août 1940, aux premières heures de la Seconde Guerre mondiale : Churchill s’affaire déjà à un plan de reconstruction de l’Europe, qui utiliserait le surplus économique des pays en paix, et des Etats-Unis en particulier, en créant des agences multilatérales autour d’intérêts économiques communs. Un des premiers exemples en est la Commission économique pour l’Europe (ECE, devenue Unece : Commission économique pour l’Europe des Nations unies), une «internationale technocratique» grâce à laquelle il serait possible de «surmonter les […] oppositions politiques en développant un langage commun», écrit Kott. Les arènes diplomatiques sont, bien sûr, les lieux d’une âpre partie d’échecs internationale pour asseoir la domination d’un bloc sur l’autre. Et tous ne partent pas égaux à ce petit jeu : les élites occidentales ont une expérience ancienne de l’internationalisme, ayant développé des associations dans le courant du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres dont était exclue l’URSS. On ne peut donc pas dire que la confiance règne entre les diplomates socialistes, dont beaucoup ne parlent pas l’anglais et comprennent que leur voix est minoritaire, et les élites américaines modelées dans un «puissant anticommunisme». Mais au-delà des désaccords de fond, «les oppositions de guerre froide sont profondément ancrées dans des universalismes, concurrents, certes, mais étroitement dépendants l’un de l’autre et qui partagent la même croyance
dans le projet moderne», souligne Kott. En développant des savoirs et savoir-faire communs, les experts et fonctionnaires des deux blocs qui se côtoient à l’ONU, l’OMC ou l’OIT constituent une «communauté épistémique», c’est-à-dire qui partage un même socle de connaissances. Le discours paneuropéen qui s’écrit alors valorise de part et d’autre du rideau de fer les bienfaits du progrès économique, social, technique et scientifique, avec la conviction que la clé du progrès est l’éducation. Cette vision s’observe dans la mission d’Eugene S. Staples, ancien conseiller culturel à l’ambassade des Etats-Unis à Moscou qui, en 1967, a été recruté par la Fondation Ford pour créer un Centre pour l’étude des problèmes communs. Il livre un rapport qui détaille les «préoccupations communes des modernisateurs» : le management des entreprises privées, la gestion des services publics, mais aussi la formation de la jeunesse ou les questions d’environnement, d’infrastructure et de planification urbaine. Les méthodes de management libérales sont importées par les fonctionnaires des pays de l’Est, qui cherchent les moyens d’amender un modèle économique en crise permanente. C’est la ville de Ljubljana, en Yougoslavie (aujourd’hui capitale de la Slovénie), qui devient selon les mots d’un des participants au projet un «laboratoire expérimental» de cette coopération : s’y mélangent Yougoslaves et Etats-uniens, Tchèques et Polonais, Autrichiens et Italiens.
«calculer le monde»
Ces expériences cimentent l’idée que tous les pays sont amenés à suivre une même voie du développement, qui passe par la planification économique. Naît alors un engouement pour la cybernétique, cette science qui offre la capacité de «calculer le monde» et qui devrait permettre d’élaborer des plans de développement à l’efficacité quantifiable, qui pourraient être répliqués dans l’ensemble des pays. «Vecteurs d’exportation d’un modèle spécifique d’organisation», écrit Kott, les financements contribuent à dépolitiser les revendications des pays émergents. C’est que les anciennes colonies, toutes fraîchement adoubées «pays du tiers-monde», portent un troisième internationalisme qui réclame un droit au développement économique. S’appropriant les critiques portées par les pays socialistes à l’encontre des mécanismes de domination du bloc de l’Ouest, piochant selon un agenda politique qui leur est propre tantôt à l’Est, tantôt à l’Ouest, les pays émergents essaient de bousculer un rapport de force qui leur est largement défavorable. Ces revendications culminent avec la proposition d’un Nouvel Ordre économique international (NOEI) en 1974, qui insiste sur la protection de la souveraineté économique, et réclame la possibilité de nationaliser les entreprises pour reprendre le contrôle de leurs ressources.
L’affrontement autour de la redéfinition des droits de l’homme est l’un des apports passionnants du livre: quand les pays non alignés militent en faveur d’un droit collectif au développement – il s’agirait de garantir un droit au travail pour tous –, les représentants des pays occidentaux leur opposent un refus au nom de la nécessité de respecter les libertés individuelles. Un nouveau paradigme se met en place autour de la question des droits humains : «l’internationalisme» cède la place à son cadet plus individualiste, «le globalisme», et l’aide aux pays en développement devient aussi la responsabilité de dons individuels. C’est le «triomphe progressif de la dérégulation économique» et le «déclin d’une critique radicale du capitalisme», poursuit Kott. Ce délitement des projets internationalistes et des utopies, du «système-monde communiste», ouvre la voie au néolibéralisme qui met en concurrence les Etats et laisse aux individus la charge de faire reconnaître leurs droits.
La focalisation sur l’affrontement entre les deux blocs pourrait presque faire oublier l’importance des pays non alignés dans leurs prises de position au cours de la seconde moitié du siècle, ce que cet ouvrage vient remettre en lumière. «Ce n’est finalement pas vraiment un livre sur la guerre froide, s’amuse l’historienne, mais sur tout ce qu’il s’est passé durant cette période et qui a été recouvert par la guerre froide.» En refermant les cartons d’archives, c’est le blocage actuel des relations internationales qui apparaît sous un jour nouveau.
Sandrine Kott Organiser le monde Seuil, 328 pp.,
23,50 €.
au-delà des désaccords de fond