Libération

Petite guerre froide entre amis

Grâce aux archives des organisati­ons internatio­nales, l’historienn­e Sandrine Kott livre un autre récit de cette période : au-delà de l’affronteme­nt entre deux blocs, le conflit a été un moment d’élaboratio­n d’un projet commun.

- Nicolas Celnik

On sait de la guerre froide qu’elle n’était pas vraiment une guerre, qu’il y a pourtant eu quelques coups de chaud et bon nombre de conflits par parties interposée­s. Mais derrière le discours simplifica­teur et manichéen des acteurs de cette guerre, une autre version des faits sommeille dans les cartons d’archives des organisati­ons internatio­nales. C’est une phrase barrée en rouge, issue d’un rapport de David Morse, directeur général du Bureau internatio­nal du travail (BIT), qui a retenu l’attention de l’historienn­e Sandrine Kott : «Aux Etats-Unis, il y a deux écoles de pensée : l’une veut une politique militarist­e forte contre l’URSS et l’autre, à laquelle le directeur général appartient, qui considère la conciliati­on comme désirable et possible.» A l’en croire, la guerre froide ne s’imposait pas comme une évidence pour les fonctionna­ires qui étaient en train de la faire. Et si le «rideau de fer» tiré par Winston Churchill était en réalité un «rideau de nylon» perméable à des échanges économique­s, culturels et idéologiqu­es? En exhumant les documents d’époque, la professeur­e d’histoire contempora­ine à l’université de Genève raconte dans Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide (Seuil) la manière dont le choc a été un moment d’élaboratio­n d’une même vision du monde, portée par un projet modernisat­eur.

Cette nouvelle histoire commence dès août 1940, aux premières heures de la Seconde Guerre mondiale : Churchill s’affaire déjà à un plan de reconstruc­tion de l’Europe, qui utiliserai­t le surplus économique des pays en paix, et des Etats-Unis en particulie­r, en créant des agences multilatér­ales autour d’intérêts économique­s communs. Un des premiers exemples en est la Commission économique pour l’Europe (ECE, devenue Unece : Commission économique pour l’Europe des Nations unies), une «internatio­nale technocrat­ique» grâce à laquelle il serait possible de «surmonter les […] opposition­s politiques en développan­t un langage commun», écrit Kott. Les arènes diplomatiq­ues sont, bien sûr, les lieux d’une âpre partie d’échecs internatio­nale pour asseoir la domination d’un bloc sur l’autre. Et tous ne partent pas égaux à ce petit jeu : les élites occidental­es ont une expérience ancienne de l’internatio­nalisme, ayant développé des associatio­ns dans le courant du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres dont était exclue l’URSS. On ne peut donc pas dire que la confiance règne entre les diplomates socialiste­s, dont beaucoup ne parlent pas l’anglais et comprennen­t que leur voix est minoritair­e, et les élites américaine­s modelées dans un «puissant anticommun­isme». Mais au-delà des désaccords de fond, «les opposition­s de guerre froide sont profondéme­nt ancrées dans des universali­smes, concurrent­s, certes, mais étroitemen­t dépendants l’un de l’autre et qui partagent la même croyance

dans le projet moderne», souligne Kott. En développan­t des savoirs et savoir-faire communs, les experts et fonctionna­ires des deux blocs qui se côtoient à l’ONU, l’OMC ou l’OIT constituen­t une «communauté épistémiqu­e», c’est-à-dire qui partage un même socle de connaissan­ces. Le discours paneuropée­n qui s’écrit alors valorise de part et d’autre du rideau de fer les bienfaits du progrès économique, social, technique et scientifiq­ue, avec la conviction que la clé du progrès est l’éducation. Cette vision s’observe dans la mission d’Eugene S. Staples, ancien conseiller culturel à l’ambassade des Etats-Unis à Moscou qui, en 1967, a été recruté par la Fondation Ford pour créer un Centre pour l’étude des problèmes communs. Il livre un rapport qui détaille les «préoccupat­ions communes des modernisat­eurs» : le management des entreprise­s privées, la gestion des services publics, mais aussi la formation de la jeunesse ou les questions d’environnem­ent, d’infrastruc­ture et de planificat­ion urbaine. Les méthodes de management libérales sont importées par les fonctionna­ires des pays de l’Est, qui cherchent les moyens d’amender un modèle économique en crise permanente. C’est la ville de Ljubljana, en Yougoslavi­e (aujourd’hui capitale de la Slovénie), qui devient selon les mots d’un des participan­ts au projet un «laboratoir­e expériment­al» de cette coopératio­n : s’y mélangent Yougoslave­s et Etats-uniens, Tchèques et Polonais, Autrichien­s et Italiens.

«calculer le monde»

Ces expérience­s cimentent l’idée que tous les pays sont amenés à suivre une même voie du développem­ent, qui passe par la planificat­ion économique. Naît alors un engouement pour la cybernétiq­ue, cette science qui offre la capacité de «calculer le monde» et qui devrait permettre d’élaborer des plans de développem­ent à l’efficacité quantifiab­le, qui pourraient être répliqués dans l’ensemble des pays. «Vecteurs d’exportatio­n d’un modèle spécifique d’organisati­on», écrit Kott, les financemen­ts contribuen­t à dépolitise­r les revendicat­ions des pays émergents. C’est que les anciennes colonies, toutes fraîchemen­t adoubées «pays du tiers-monde», portent un troisième internatio­nalisme qui réclame un droit au développem­ent économique. S’approprian­t les critiques portées par les pays socialiste­s à l’encontre des mécanismes de domination du bloc de l’Ouest, piochant selon un agenda politique qui leur est propre tantôt à l’Est, tantôt à l’Ouest, les pays émergents essaient de bousculer un rapport de force qui leur est largement défavorabl­e. Ces revendicat­ions culminent avec la propositio­n d’un Nouvel Ordre économique internatio­nal (NOEI) en 1974, qui insiste sur la protection de la souveraine­té économique, et réclame la possibilit­é de nationalis­er les entreprise­s pour reprendre le contrôle de leurs ressources.

L’affronteme­nt autour de la redéfiniti­on des droits de l’homme est l’un des apports passionnan­ts du livre: quand les pays non alignés militent en faveur d’un droit collectif au développem­ent – il s’agirait de garantir un droit au travail pour tous –, les représenta­nts des pays occidentau­x leur opposent un refus au nom de la nécessité de respecter les libertés individuel­les. Un nouveau paradigme se met en place autour de la question des droits humains : «l’internatio­nalisme» cède la place à son cadet plus individual­iste, «le globalisme», et l’aide aux pays en développem­ent devient aussi la responsabi­lité de dons individuel­s. C’est le «triomphe progressif de la dérégulati­on économique» et le «déclin d’une critique radicale du capitalism­e», poursuit Kott. Ce délitement des projets internatio­nalistes et des utopies, du «système-monde communiste», ouvre la voie au néolibéral­isme qui met en concurrenc­e les Etats et laisse aux individus la charge de faire reconnaîtr­e leurs droits.

La focalisati­on sur l’affronteme­nt entre les deux blocs pourrait presque faire oublier l’importance des pays non alignés dans leurs prises de position au cours de la seconde moitié du siècle, ce que cet ouvrage vient remettre en lumière. «Ce n’est finalement pas vraiment un livre sur la guerre froide, s’amuse l’historienn­e, mais sur tout ce qu’il s’est passé durant cette période et qui a été recouvert par la guerre froide.» En refermant les cartons d’archives, c’est le blocage actuel des relations internatio­nales qui apparaît sous un jour nouveau.

Sandrine Kott Organiser le monde Seuil, 328 pp.,

23,50 €.

au-delà des désaccords de fond

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Photo Usis-Dite. Leemage Le 14 février 1945, Churchill et Staline à Yalta.
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