Libération

Méthanier, éoliennes : le silence du réel

Les médias semblent préférer les polémiques aux faits. Pourquoi ce silence sur l’éolien rentable texan ou sur ce navire qui, sous l’effet du réchauffem­ent climatique, a rejoint la Chine depuis la Sibérie en passant par le détroit de Béring ?

- Par Daniel Schneiderm­ann

Les cachottier­s ! Ainsi les Texans étaient des écolos clandestin­s. La récente vague de froid meurtrier au Texas et les spectacula­ires images d’éoliennes aux pales gelées ont mis en évidence la part des éoliennes dans le mix énergétiqu­e local : le quart de l’électricit­é produite au Texas. Au Texas des derricks? Au Texas de Dallas ? Oui, au Texas. Cette montée en puissance s’est faite dans une discrétion médiatique à peu près totale. «Les Allemands reconnaiss­ent l’existence du changement climatique mais ouvrent des centrales à charbon. Les Texans ne le reconnaiss­ent pas, mais ferment des centrales», a expliqué au journalist­e du Monde Arnaud Leparmenti­er un responsabl­e local d’Engie (car l’entreprise française est impliquée dans l’exploitati­on).

Les clients de cette électricit­é verte ? De grandes entreprise­s de la tech, comme Amazon ou Microsoft, poussées à se «verdir» par leurs salariés. Oui, ces mêmes Texans qui ont construit un système énergétiqu­e isolé de celui des Etats voisins (d’où la catastroph­e) sont aussi des écolos pragmatiqu­es, même si cette dimension était passée sous les radars de la presse internatio­nale.

Pourquoi? D’abord, parce que c’est loin (encore que le Texas nous est proche par le cinéma et la télé). Et puis ces éoliennes rentables ne prêtent à aucune polémique. On ne voit pas ce que Zemmour ou Pascal Praud pourraient en dire (encore qu’en cherchant bien…). Elles tournent, dans les exploitati­ons texanes, au milieu des vaches. Et puis c’est une informatio­n paradoxale, doublée d’une bonne nouvelle : l’éolien peut être rentable, lourdement subvention­né, il est vrai, par des exonératio­ns fiscales.

D’autres nouvelles importante­s, très mauvaises celles-ci, passent tout aussi inaperçues. La semaine dernière, le giga méthanier Christophe-de-Margerie (300 mètres de long) a rejoint la Chine à partir de la Sibérie en plein mois de février, en passant par le détroit de Béring. Ça ne vous dit rien ? Qu’il suffise de savoir que cette première n’a été rendue possible que sous l’effet du réchauffem­ent climatique, qui devrait, dans quelques années, rendre cette route du Nord praticable toute l’année pour des navires brise-glaces, alors qu’elle ne l’était auparavant qu’à partir du mois de mai. Non seulement on passera toute l’année, mais le gaz russe atteindra plus vite la Chine et l’Europe, rendant ainsi caduques les menaces européenne­s contre la constructi­on du gazoduc Nord Stream, entre la Russie et l’Allemagne, en représaill­es à l’incarcérat­ion de l’opposant Navalny (le silence sur cette grande première dans le cercle arctique est à opposer avec le bruit médiatique sur l’affaire Navalny). A ce jour, l’informatio­n n’a été diffusée en France que dans une chronique de BFMTV, insistant sur l’extraordin­aire prouesse maritime, au détriment de sa dimension écologique, considérée comme secondaire («on peut parier sur une augmentati­on exponentie­lle de ce trafic», explique le chroniqueu­r, des étoiles dans les yeux). Dans cette

Bref, même si Total est impliquée dans cette affaire, comme Engie l’est au Texas, tout nous rappelle la dimension provincial­e et anecdotiqu­e, de l’informatio­n qui nous est servie chaque jour.

informatio­n-là, tout respire pourtant la catastroph­e, aussi bien dans ses causes, que dans ses conséquenc­es. Ses causes : c’est le réchauffem­ent qui rend l’exploit possible. Ses conséquenc­es : cette nouvelle route (32 jours de navigation au lieu de 48) devrait rendre plus rentable l’exploitati­on de la péninsule de Yamal, une des plus riches en hydrocarbu­res de la planète. Autrement dit, on extraira davantage. Autrement dit, on brûlera davantage. Autrement dit, la planète se réchauffer­a plus vite (même si les Russes insistent sur le fait que le gaz est moins carboné que le pétrole). Cercle (arctique) vicieux.

Là encore, pourquoi ce silence ? Parce que le terminal de Yamal, en Sibérie, est encore plus éloigné de nous que le Texas. Pourtant, le nom de Christophe de Margerie ne nous dit rien ? Mais oui, c’est l’ancien PDG de Total, qui a trouvé la mort dans un accident de son avion privé, en Russie. Bref, même si Total est impliquée dans cette affaire, comme Engie l’est au Texas, tout nous rappelle la dimension provincial­e et anecdotiqu­e de l’informatio­n qui nous est servie chaque jour. Mais ces deux exemples rappellent aussi que le meilleur matériau médiatique, en France, est le «dire» plutôt que le «faire». Le discours, plutôt que les faits. Donnez-nous de bons sujets de polémiques tonitruant­es, bien tranchées, bien sanglantes, si possible à base de menus végans dans les cantines ou d’islamogauc­hisme dans les facs. Et ne nous embêtez pas avec les prodiges et les menaces du réel silencieux. •

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