Belleville, inventaire d’exil
A la tête de l’Atelier des artistes en exil, la metteure en scène Judith Depaule compile la mémoire du quartier parisien, riche de ses multiples vagues d’immigration, pour la restituer dans une carte interactive mêlant texte, son, vidéo et performances.
Paris, un rade de Belleville. Pas n’importe lequel, une institution : le Vieux Belleville. Avec des nappes vichy, Maurice Chevalier et Edith Piaf qui zieutent au mur, et un patron de bar, Jojo Pantaleo, comme un patron de bar: de la gouaille et une connaissance infinie de la vie des environs. A son côté, assis sur une chaise du café, son ami d’enfance Dominique Chartier. La rumeur affirme que c’est l’un des plus éminents collectionneurs de photographies de ce quartier du XXe arrondissement parisien. Les deux racontent à foison. La rue des Envierges, où siège le café, dans tous ses détails et ses hommes ; le gang des Postiches, qui avait son quartier général pas bien loin… A vrai dire, ils n’en finissent plus. Entre eux, on est loin d’une discussion de comptoir : on se montre délicat quand on retrousse ses souvenirs.
«Au café en pyjama».
A la baguette pour tirer les fils, Judith Depaule, metteure en scène et directrice de l’Atelier des artistes en exil (AA-E), structure parisienne unique en son genre lancée en 2017. Elle est en tournée ici-même pour récupérer des «sédiments d’exil», selon ses mots. Derrière les deux iPhone qui filment la rencontre, elle demande : «A quel moment avez-vous décidé d’être la mémoire du quartier, de vous-même devenir une mémoire ?» Judith Depaule, ses comédiens et l’AA-E étaient accueillis en résidence tout le mois de février dans une structure culturelle du voisinage, la Maison des métallos (XIe arrondissement). Là-bas était initialement programmé son spectacle Je passe…, qui repose sur les témoignages des artistes de l’AA-E − et dont les représentations sont reportées à mars 2022. Il a fallu plancher sur un nouveau projet artistique, un «écho» à Je passe…, aux contours encore à définir mais que Judith Depaule dessine ainsi : «Entrer dans la mémoire de Belleville», son quartier de toujours. «Belleville, c’est un village. Le matin, certains viennent au café en pyjama. C’est un quartier populaire qui déborde tout le temps, même si on parle de gentrification.» Elle compte principalement arpenter les différentes couches migratoires du coin, des marcheuses chinoises aux «Blancs branchés» qui bouleversent le paysage local depuis quelques années. Depuis l’entre-deux-guerres, en effet, Belleville a connu plusieurs vagues d’immigration: les Arméniens, les Juifs polonais dans les années 20, les Juifs de Tunisie après la Seconde Guerre mondiale, suivis de communautés du Maghreb. Dans les années 80, ce sont des Asiatiques qui viennent s’installer, d’abord des Chinois, puis des populations de toute l’Asie du Sud-Est.
Le projet aboutirait à une carte interactive de Belleville, pour des visites «augmentées» (elle préfère parler de «chasse aux trésors») qui mêleraient écrit, son, vidéo et performances des comédiens au gré des histoires retracées par les habitants. «On ne recherche pas la performance technologique, mais à exprimer une sensibilité», précise-t-elle. Pour glaner les récits, la metteure en scène et sa troupe mènent une approche «presque sociologique», de terrain : du bouche à oreille, de l’interpellation dans la rue. Les liens se créent.
Au Vieux Belleville, le trésor repose dans les mains de Dominique Chartier. Un jeu de tarot de Marseille dessiné par Madame Rayda, cartomancienne du Tout-Paris qui oeuvrait tout près, rue Vilin. Le bonhomme montre un portrait de la voyante pris par Doisneau, tandis que Pauline d’Ozenay, actrice, scanne les 80 cartes. Une matière «incroyable». Dominique Chartier se met à conter la vie de Madame Rayda, de Léopold, son mari, aristo autrichien tuberculeux. Il téléphone à une amie en Israël, qui a connu la voyante dans les années 50, pour les «anecdotes». Elle est «à moitié dans la vase», répond : «Mais non, Dominique, qui t’a dit que Léopold travaillait pour le duc de La Rochefoucauld ?»
«Appartenance».
En chemin vers la deuxième rencontre de la journée, Judith Depaule débriefe. «On voit qu’il y a ici un sentiment d’appartenance extrêmement fort. Jojo, fils d’immigrés italiens, dit “Je ne suis pas français, je suis de Belleville.”» Sur le gang des Postiches, Madame Rayda… «Pourquoi les légendes naissent ? Qu’est-ce qui les entretient ? Il faut regarder les contradictions dans les légendes ; c’est ça, la vérité.» La metteure en scène décrit les flashs de mises en scène possibles, qui lui sont venus pendant dans la discussion : des têtes d’habitants qui sortent des fenêtres, des conversations par ricochets qui remontent et redescendent ainsi toute la rue. «Il y a une phrase que j’ai beaucoup aimée : “Nous sommes dans un décor de cinéma.”»
A l’Espace Louise-Michel, la metteure en scène rencontre Anne Urtubia, qui s’occupe du lieu depuis la mort de son mari, en juillet, à 89 ans : Lucio Urtubia, anarchiste espagnol, antifranquiste, faussaire de légende et figure de Belleville. Accroché au mur, un vieux portrait de der de Libé. Judith Depaule souhaiterait entrer dans la mémoire inconsciente de la Commune, comprendre «pourquoi tant de luttes naissent ici, à Belleville». Anne Urtubia lui relate les réunions d’Espagnols antifranquistes, les conférences avec Camus «et d’autres», la vie «pluriethnique» qui a toujours existé là, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Plus tard, lors du débrief hebdomadaire à la Maison des métallos, la dizaine de comédiens − pour beaucoup, de jeunes acteurs venant d’une même promo de l’Eracm, où Judith Depaule est intervenante − racontent leurs battues dans Belleville. Ici ce vendeur de dattes, là cet immeuble entièrement raflé, ailleurs ce groupe de parole pour femmes maliennes et leurs filles. De chaque récit intime se dessine une esquisse foncièrement politique, une «boîte de Pandore» de l’exil, briques d’histoires qui ont façonné et façonnent encore un quartier. Un acteur dit : «Les portes s’ouvrent ici comme rarement ailleurs.» Maout