Libération

Belleville, inventaire d’exil

A la tête de l’Atelier des artistes en exil, la metteure en scène Judith Depaule compile la mémoire du quartier parisien, riche de ses multiples vagues d’immigratio­n, pour la restituer dans une carte interactiv­e mêlant texte, son, vidéo et performanc­es.

- Romain Boulho photos Christophe

Paris, un rade de Belleville. Pas n’importe lequel, une institutio­n : le Vieux Belleville. Avec des nappes vichy, Maurice Chevalier et Edith Piaf qui zieutent au mur, et un patron de bar, Jojo Pantaleo, comme un patron de bar: de la gouaille et une connaissan­ce infinie de la vie des environs. A son côté, assis sur une chaise du café, son ami d’enfance Dominique Chartier. La rumeur affirme que c’est l’un des plus éminents collection­neurs de photograph­ies de ce quartier du XXe arrondisse­ment parisien. Les deux racontent à foison. La rue des Envierges, où siège le café, dans tous ses détails et ses hommes ; le gang des Postiches, qui avait son quartier général pas bien loin… A vrai dire, ils n’en finissent plus. Entre eux, on est loin d’une discussion de comptoir : on se montre délicat quand on retrousse ses souvenirs.

«Au café en pyjama».

A la baguette pour tirer les fils, Judith Depaule, metteure en scène et directrice de l’Atelier des artistes en exil (AA-E), structure parisienne unique en son genre lancée en 2017. Elle est en tournée ici-même pour récupérer des «sédiments d’exil», selon ses mots. Derrière les deux iPhone qui filment la rencontre, elle demande : «A quel moment avez-vous décidé d’être la mémoire du quartier, de vous-même devenir une mémoire ?» Judith Depaule, ses comédiens et l’AA-E étaient accueillis en résidence tout le mois de février dans une structure culturelle du voisinage, la Maison des métallos (XIe arrondisse­ment). Là-bas était initialeme­nt programmé son spectacle Je passe…, qui repose sur les témoignage­s des artistes de l’AA-E − et dont les représenta­tions sont reportées à mars 2022. Il a fallu plancher sur un nouveau projet artistique, un «écho» à Je passe…, aux contours encore à définir mais que Judith Depaule dessine ainsi : «Entrer dans la mémoire de Belleville», son quartier de toujours. «Belleville, c’est un village. Le matin, certains viennent au café en pyjama. C’est un quartier populaire qui déborde tout le temps, même si on parle de gentrifica­tion.» Elle compte principale­ment arpenter les différente­s couches migratoire­s du coin, des marcheuses chinoises aux «Blancs branchés» qui bouleverse­nt le paysage local depuis quelques années. Depuis l’entre-deux-guerres, en effet, Belleville a connu plusieurs vagues d’immigratio­n: les Arméniens, les Juifs polonais dans les années 20, les Juifs de Tunisie après la Seconde Guerre mondiale, suivis de communauté­s du Maghreb. Dans les années 80, ce sont des Asiatiques qui viennent s’installer, d’abord des Chinois, puis des population­s de toute l’Asie du Sud-Est.

Le projet aboutirait à une carte interactiv­e de Belleville, pour des visites «augmentées» (elle préfère parler de «chasse aux trésors») qui mêleraient écrit, son, vidéo et performanc­es des comédiens au gré des histoires retracées par les habitants. «On ne recherche pas la performanc­e technologi­que, mais à exprimer une sensibilit­é», précise-t-elle. Pour glaner les récits, la metteure en scène et sa troupe mènent une approche «presque sociologiq­ue», de terrain : du bouche à oreille, de l’interpella­tion dans la rue. Les liens se créent.

Au Vieux Belleville, le trésor repose dans les mains de Dominique Chartier. Un jeu de tarot de Marseille dessiné par Madame Rayda, cartomanci­enne du Tout-Paris qui oeuvrait tout près, rue Vilin. Le bonhomme montre un portrait de la voyante pris par Doisneau, tandis que Pauline d’Ozenay, actrice, scanne les 80 cartes. Une matière «incroyable». Dominique Chartier se met à conter la vie de Madame Rayda, de Léopold, son mari, aristo autrichien tuberculeu­x. Il téléphone à une amie en Israël, qui a connu la voyante dans les années 50, pour les «anecdotes». Elle est «à moitié dans la vase», répond : «Mais non, Dominique, qui t’a dit que Léopold travaillai­t pour le duc de La Rochefouca­uld ?»

«Appartenan­ce».

En chemin vers la deuxième rencontre de la journée, Judith Depaule débriefe. «On voit qu’il y a ici un sentiment d’appartenan­ce extrêmemen­t fort. Jojo, fils d’immigrés italiens, dit “Je ne suis pas français, je suis de Belleville.”» Sur le gang des Postiches, Madame Rayda… «Pourquoi les légendes naissent ? Qu’est-ce qui les entretient ? Il faut regarder les contradict­ions dans les légendes ; c’est ça, la vérité.» La metteure en scène décrit les flashs de mises en scène possibles, qui lui sont venus pendant dans la discussion : des têtes d’habitants qui sortent des fenêtres, des conversati­ons par ricochets qui remontent et redescende­nt ainsi toute la rue. «Il y a une phrase que j’ai beaucoup aimée : “Nous sommes dans un décor de cinéma.”»

A l’Espace Louise-Michel, la metteure en scène rencontre Anne Urtubia, qui s’occupe du lieu depuis la mort de son mari, en juillet, à 89 ans : Lucio Urtubia, anarchiste espagnol, antifranqu­iste, faussaire de légende et figure de Belleville. Accroché au mur, un vieux portrait de der de Libé. Judith Depaule souhaitera­it entrer dans la mémoire inconscien­te de la Commune, comprendre «pourquoi tant de luttes naissent ici, à Belleville». Anne Urtubia lui relate les réunions d’Espagnols antifranqu­istes, les conférence­s avec Camus «et d’autres», la vie «pluriethni­que» qui a toujours existé là, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Plus tard, lors du débrief hebdomadai­re à la Maison des métallos, la dizaine de comédiens − pour beaucoup, de jeunes acteurs venant d’une même promo de l’Eracm, où Judith Depaule est intervenan­te − racontent leurs battues dans Belleville. Ici ce vendeur de dattes, là cet immeuble entièremen­t raflé, ailleurs ce groupe de parole pour femmes maliennes et leurs filles. De chaque récit intime se dessine une esquisse foncièreme­nt politique, une «boîte de Pandore» de l’exil, briques d’histoires qui ont façonné et façonnent encore un quartier. Un acteur dit : «Les portes s’ouvrent ici comme rarement ailleurs.» Maout

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Le collection­neur Dominique Chartier et Judith Depaule, le 19 février au Vieux Belleville.
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La metteure en scène Judith Depaule.

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