Libération

La tristesse d’Icare

L’aérien de l’extrême continue ses voltiges pour surmonter la douleur de la disparitio­n de son coéquipier de toujours, mort récemment en vol à Dubaï.

- Par Nathalie Rouiller Photo Pascal Tournaire

Ils étaient deux. Fred Fugen et Vince Reffet, les «Soul Flyers». En parachute, base jump ou freefly, la chute libre avec figures verticales, les GoPro témoignaie­nt de leurs tête-à-tête à touche-touche, de leurs checks en l’air. Leur gémellité d’esprit se mirait dans leurs casques siglés Red Bull. Voltigeurs de l’âme, chapardeur­s de records et médaillés d’or, ces dingos cartésiens, comme savent l’être les montagnard­s quand il s’agit de friser la roche, s’étaient rencontrés en 2000. Ils avaient (con)volé vite, s’envoyant en l’air plus que de raison. Maîtres des souffles ascendants et de la gravité plombante, ils se balançaien­t des falaises, des hélicos ou des avions. Bras et jambes écartés dans une posture chère à Léonard de Vinci et Manpower, ils taquinaien­t reliefs et défilés, se fichant comme d’une guigne des vaches et de leur plancher, sur lequel ils finissaien­t toujours par atterrir sans encombre. Fumigènes orange à la cheville, ils gribouilla­ient l’espace de leur signature éphémère. Ils avaient sauté du plus haut gratte-ciel de Dubaï, réintégré le ventre d’un avion en vol, ou traversé un trou dans une montagne en Chine. Aujourd’hui, Fred Fugen est seul. Vince Reffet, son pote de toujours, s’est tué à Dubaï le 17 novembre 2020.

Il avait 36 ans et s’entraînait à atterrir en Jetman, une aile de carbone. Aux Emirats, l’engin volant, que ces Icare à réaction apprivoisa­ient lentement, s’est mué en linceul.

En ce dimanche de la Saint-Valentin, la combinaiso­n de wingsuit déployée devant lui, le natif des Yvelines nous explique l’ingéniosit­é de la structure de toile et son pilotage. Sous la casquette inversée, on lui imaginait le cheveu lisse. Or la boucle est serrée, le poil aussi dru et brun que le sourire est large. Le vertige ? Il ne connaît pas. On n’ose lui avouer que, sur le balcon de son petit appartemen­t en duplex, face à un cirque de sommets agressivem­ent dentelés, nos pieds fourmillen­t. On embraie sur ce signe vu sur Instagram, leurs mains droites calées l’une sur l’autre, index et auriculair­es déployés. On guette la main orpheline, craignant qu’elle soit lascive et terne. Mais le Chamoniard d’adoption et sa femme, une contrôleus­e aérienne reconverti­e dans l’alpinisme militaire, débarquent d’une session de speed riding, discipline alliant mini-parapente et ski. Dans une dynamique à endorphine­s, bronzé, le jeune quadra n’a rien d’un cloué au sol. Ni d’un crucifié victimaire. Si le mot «baptême» émaille son discours, pas la moindre gouttelett­e d’eau bénite dans l’affaire, mais des vols en tandem avec son père, parapente à 7 ans et parachute à 10. Laurence, qui en 2017, arborait à leur mariage une robe noire et courte réjouissan­te d’audace relate leur rencontre pas banale à la sortie d’une… soufflerie à Dubaï. Elle, en équipe de France de parachutis­me, lui, déjà sur le projet Jetman. Elle décrit un «épicurien», généreux avec ses amis et ses proches, heureux aussi d’aller acheter un simple pain au chocolat. «Il aime la vie, essaie de la vivre le plus intensémen­t possible et de profiter de chaque instant.»

Dès sa sortie de la maternité, Fred sieste à l’aéroclub. Dans l’album familial, une photo attire l’attention. Parmi les herbes hautes bordant le terrain d’aviation, le père, sac dans le dos et combinaiso­n blanche, pousse le landau d’où émerge un bambin joufflu et attentif. Para d’essai, il partage avec sa femme, comptable puis secrétaire médicale, l’amour du vide. Tous les week-ends, le couple embarque dans les carlingues, tandis que les gosses se fabriquent des mini-parachutes, bondissent dans les bacs de mousse servant à l’entraîneme­nt, grimpent dans les avions. Les deux soeurs, l’une commercial­e et l’autre dans la restaurati­on, n’ont pas attrapé le virus. Les géniteurs, retraités, ont migré vers les Alpes-Maritimes et le soleil des origines pieds-noires. A près de 80 ans, le paternel balade toujours sa passion en parapente.

Le vol étant une évidence génétique, on exploite la polysémie. Vol à l’étalage ? Vers 13 ans, l’amateur de la série Lupin se souvient être allé piquer des affiches de ciné. Une simple clé carrée avait suffi à débloquer les panneaux de verre pour que Buzz l’éclair, l’astronaute de Toy Story, finisse scotché dans sa chambre. Après un

BTS action commercial­e à peine effleuré, il vit des années de vaches maigres, le parachutis­me en compète n’ayant rien d’une rente. Désormais salarié par Red Bull, sponsor qui lui a «surtout permis de réaliser les trucs les plus dingues» et par Dubaï lors de ses séjours émiratis, il déclare être à la hauteur salariale d’un pilote. Ce qui n’est pas cher payé pour les risques encourus. Pour la petite histoire, c’est en pliant des parachutes pour cinq euros pièce qu’il a rencontré son binôme.

Trois petits mois se sont écoulés depuis le drame. L’enquête de police verrouille la parole, et Fugen n’a pas envie de l’évoquer. Dans sa bouche, le verbe «kiffer», conjugué au présent, est toujours précédé d’un «on». Mais la charge émotionnel­le transpire, le verbe flageole et le regard décroche parfois. Il redoute que ses élans de vie soient mal interprété­s, estime la frontière ténue entre impudeur et hommage. «Mon terrain de jeu est là», dit-il, le bras balayant vers les cimes. «Pour le Jetman, je ne sais pas. Je repars à Dubaï dimanche prochain. Je me réjouis de revoir l’équipe.» Et sa phrase s’emberlific­ote entre conditionn­el et hésitation: «Je voulais… j’aimerais bien… on va voir.» Doucement, il évoque le sommeil fracassé et cette psy naturopath­e qui lui fait du bien. Les projets qu’ils avaient ensemble, il en a dressé la liste. Il en a pour deux ans. «Vince avait énormément d’énergie. Une machine de guerre, toujours dans l’action, Quand je pense à lui, il y a évidemment beaucoup de peine. Mais ça ne me donne pas envie de m’arrêter. Au contraire, ça me motive.»

Dans sa voiture, il écoute France Info, sans trop chercher à se frotter à la déprime d’un monde covidé. La politique l’indiffère, il n’a voté qu’une fois, à 18 ans, et blanc. Ses pics d’adrénaline, il les doit à ses exploits aériens, narre volontiers le plus poignant, au-dessus du plateau d’Albion. «Avec Vince, on tripait depuis toujours sur la patrouille de France. Voler en Jetman à quelques mètres des Alpha Jet, c’était un rêve inaccessib­le, vu les coûts et la complexité logistique. C’est remonté jusqu’au chef d’état-major. Quand on a reçu la réponse, on était comme des fous, on criait. En vol, les larmes me sont montées aux yeux. J’essayais de lutter pour ne pas embuer ma visière.»

Le 28 novembre, il a sauté avec les cendres, qu’il a dispersées dans le ciel haut-savoyard. On ne sait pas s’il a pensé à ce terme, la «ressource», le redresseme­nt après un piqué, dont le duo avait fait la démonstrat­ion en wingsuit. Nous, on trouve simplement qu’il en a. •

25 juillet 1979 Naissance à Saint-Cyrl’Ecole (Yvelines). 2000 Rencontre Vince Reffet.

2017 Mariage avec Laurence.

17 novembre 2020 Mort de Vince Reffet à Dubaï.

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