A Compiègne, la lutte des chasses
Dans la forêt de l’Oise, militants anti-vénerie et chasseurs se traquent et se toisent tous les week-ends. Un curieux manège révélateur des tensions autour d’une pratique réprouvée par trois quarts des Français.
L’enfant porte une veste en coton huilé, des bottes en caoutchouc et place une sucette dans sa bouche. Il a le regard paisible. Sa tête dépasse à peine le genou de sa mère. Elle le prend en photo, le fait poser avec le cerf, bien droit à son côté. L’animal gît au sol, mort, encore moins haut que l’enfant. Le petit tient toujours sa sucette et garde ses yeux tranquilles. Un homme saisit les bois de l’animal du bout des doigts, les balance en rythme, comme une barque qui tangue sur un étang. Quand il soulève l’enveloppe dépecée du cerf, en dévoile la chair nue, les trompes de chasse crient. La meute de chiens se rue, ensemble de corps osseux dévorant la carcasse. La curée a débuté. Il ne restera que deux bouts de squelette sur la terre sableuse et des traînées de sang.
Guerre d’usure
Samedi, en forêt de Compiègne (Oise), la chasse à courre a mobilisé près de 200 personnes et elle a brouillé toutes les pistes. Des chasseurs chassés, des espions espionnés et une bête, le cerf, qui a mené dans son sillage chiens, chevaux, veneurs, «touristes», antis, marcheurs, suiveurs, voitures et vélos. S’est alors dressé un constat, au milieu des hêtres et des chênes dépouillés : le roi des lieux (le cerf traqué) fut l’espace d’une demi-journée à l’épicentre d’une querelle qui frise le conflit civilisationnel.
Deux forces s’opposent sur place: les veneurs de l’équipage local de la Futaie des amis et les militants d’Abolissons la vénerie aujourd’hui (AVA), à l’obstination qui n’a d’égal que celle de l’autre camp. Pêle-mêle sont brandis procès en maltraitance animale, haine des traditions du monde rural, impunité dans l’espace public, parisianisme stupide, ingérence d’une horde de végans… Un grand jeu où l’on caresse avant de baffer, où l’on fait semblant d’ignorer l’autre tout en braquant smartphone et caméra dans sa direction, en attente de l’action désirée – le moment où l’on vrille. Guerre d’images – les réseaux sociaux sont un deuxième terrain de chasse– à la conquête du sympathisant, guerre d’usure – derrière les sourires de façade, les nerfs sont à vif.
Un chasseur reconnaît : «En vérité, tout ça n’est que du théâtre.» Une pièce de boulevard, avec «la maîtresse de maison qui se cache derrière le canapé». La semaine dernière, «la maîtresse de maison» était un député venu du Nord, Dimitri Houbron (LREM), qui s’est discrètement immiscé avec les AVA. A l’issue de la journée, il déclarait: «C’était très tendu et même violent. Je me suis pris des coups de pied par des jeunes portant des gilets jaunes avec l’inscription “J’aime la chasse”, pour me faire trébucher.» «Un député au milieu d’une bande de voyous, selon Alain Drach, maître d’équipage de la Futaie des amis. Il s’est pris quelques crocs-en-jambe, tout au plus.» Ces derniers mois, la tension autour de la pratique grimpe en flèche : pas un week-end sans une polémique, une vidéo «choc». A Compiègne, début janvier, deux militants sont blessés par des chasseurs. Avant cet épisode, en septembre, un cerf se retrouve pris au piège dans un chantier aux abords de la ville. Ailleurs dans l’Oise, début janvier, c’est aussi un cervidé harcelé jusque
dans Chantilly qui trouve refuge sur les rails de la gare, provoquant deux heures trente de retard pour les trains. La vénerie, pratique traditionnelle avec ses allures cérémoniales, ses codes, ses restes de noblesse, consiste à poursuivre un animal jusqu’à l’épuiser, en s’appuyant sur l’habileté des chiens. Jugée trop archaïque, elle suscite depuis des années des critiques, voire des volontés d’abolition. Plus des trois quarts des Français souhaiteraient son interdiction selon des sondages.
Organisation rodée
Dans la forêt, l’escalade des tensions se perçoit à chaque instant. Les mots, les visages, les attitudes ne trahissent pas. Une petite trentaine de militants d’AVA sont mobilisés ce jour. Dans un véhicule, Léa, expérimentée, raconte le point de départ des troubles : «Notre simple présence ici les gêne. Comme si on n’avait pas le droit d’être dans la forêt. Ils considèrent qu’on est une entrave à la chasse, qu’on dérange la meute de chiens par notre odeur. C’est un peu le but…» Les antis vont chercher pendant des heures à «sauver le cerf» et tenter de filmer la mise à mort, s’il finit acculé. Leur organisation est rodée: éparpillement des forces sur les points stratégiques, talkies-walkies, boucle Telegram (les chasseurs ont réussi à pirater les ondes des talkies…), infiltrations sur le site internet de l’équipage et parfois même au sein de leurs troupes, «avec des gens qui ont des bonnes têtes de chasseurs».
Les veneurs posés sur le bord de la route allongent à leur approche des regards hostiles, troussent des lèvres moqueuses. «Ah, les voilà ceux-là…» Un vieux, couvre-chef en tweed sur la tête, fait une courbette. A peine entré dans la forêt, un costaud à l’avant de la voiture d’AVA jette un coup d’oeil dans le rétro. Voix rude : «On a déjà un 4×4 au cul. Oh, il nous colle le salaud !» La filature a commencé : le service d’ordre des veneurs (composé de «marcheurs» et de «suiveurs», les premiers commandant les seconds) marque à la culotte les antis. Quand une voiture AVA s’arrête pour soulager une vessie, un suiveur, jeune homme à l’air renfrogné, hurle : «Reviens ! Ben qu’est-ce que tu fais ? Pars pas si loin !» Le militant à la vessie torturée s’est enfoncé dans les bois ; il confesse avoir peur d’un photomontage impliquant ses parties génitales. «Ces gens sont restés coincés au lycée», souffle Léa.
Un groupe d’antis a reçu un tuyau : le cerf et ses poursuivants se dirigent vers la route des Nymphes. Quatre d’entre eux s’élancent à pied. Certains sortent de l’adolescence depuis peu, ils ont le coeur solide et cavalent comme des ninjas dans la forêt. Ils esquivent les ronces, sautent les cours d’eau. L’un connaît les lieux comme sa poche, il habite un des hameaux de la forêt. Il guette, piste les traces fraîches. Au loin s’envole le grondement aigu de la meute. Le talkie grésille : «Chien sur la route !» Bientôt, un type rattrape les suiveurs à vélo qui rattrapent eux-mêmes le groupe d’antis. Torse fier, habits de commando, menottes à la poche. Il fait semblant de susurrer au téléphone : «On va tous les embarquer.» Intimidation ? Les AVA devisent: ils assurent avoir vu sur l’homme un sigle du PSIG, le peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie.
«Pour moi, y a faux et usage de faux, plaide l’un.
— Faut prévenir les flics ! sursaute un autre, qui craint que la situation ne s’envenime.
— Un “RG” [un membre des renseignements généraux, ndlr] m’a dit qu’ils venaient si un député se ramenait.»
Pour les AVA, la journée est d’autant plus mal partie qu’une des voitures est tombée en rade. Le véhicule est encerclé par une bande de chasseurs, «tous mécanos». Ils s’esclaffent : «C’est dommage, on ne répare pas les Renault.» Le jeune homme renfrogné, membre de Défendons la vénerie aujourd’hui, justifie le harcèlement : «On ne fait que se défendre.» Il raconte que les médias sont attirés par l’odeur du sang, ne comprennent rien aux problématiques qui se jouent, la défense d’une identité, de traditions. Que le bruit médiatique et les offensives des associations de protection animale le blessent dans sa chair. «On veut juste être tranquilles, nous. Chasser la journée et manger notre viande le soir.»
«Pour les suiveurs, la situation est très compliquée. Ils vivent le truc à fond. C’est comme si les antichasses les agressaient à leur domicile, décrypte Laurent Facques, un c ommunicant des chasseurs. Aujourd’hui, chez les suiveurs, il y a des pêcheurs de silure, des huttiers de la baie de Somme, des chasseurs à tir venus en soutien.» Lui tente habilement de faire un rapprochement avec leurs opposants, sur le thème «on est pareil finalement, on aime la nature et notre forêt, on partage la même vision de l’écologie».
«Lutte des classes»
Au chenil, après la curée, au milieu des vestes matelassées et des chevelures d’hommes rabattues sur les nuques, Johanna Clermont caresse le sabot du cerf. «Je suis vraiment très émue.» Elle vient de recevoir une patte de la bête, en honneur de son engagement pour la chasse. La jeune femme, influenceuse, est devenue une égérie sur les réseaux sociaux : elle combine sur Instagram et Facebook plusieurs centaines de milliers d’abonnés. Paris Match parle d’«icône».
A son côté, le rédacteur en chef de J’aime la chasse débine sur les AVA: «Ce sont des gens sinistres, ils oublient la vie, ses plaisirs.» Il assure que leur engagement en faveur de la cause animale est en réalité «un cache-sexe» : la vénerie aurait le sang trop bleu pour eux. «Ils sont pour une lutte des classes! Vous avez entendu leurs discours marxisant?» Alain Drach, maître de l’équipage depuis vingt ans, après que sa mère, Monique de Rothschild, lui a confié le fouet, opine, puis cite les PinçonCharlot. «Ils disent que la chasse à courre, c’est le creuset des rencontres sociales.» Et appuie : «Les PinçonCharlot sont chercheurs au CNRS, ce ne sont pas n’importe qui.» •
«Notre simple présence les gêne. […] Ils considèrent
qu’on est une entrave à la chasse,
qu’on dérange la meute de chiens
par notre odeur. C’est un peu le but.» Léa membre d’Abolissons
la vénerie aujourd’hui