Comme une envie de radicalité
Du PS à EE-LV en passant par LFI, la notion de «radicalité» sera l’un des marqueurs de la campagne pour 2022. Si sa définition varie d’un parti à l’autre, cette idée permet de capter le mécontentement des électeurs tout en nourrissant l’espoir d’un changement.
Comme un réflexe étudiant qui revient. Interrogés sur la radicalité, les responsables politiques de toutes les gauches préviennent : avant toute chose, il faut définir le terme du sujet. On retiendra la définition de l’historien Jean-Numa Ducange, spécialiste des gauches françaises et du marxisme : «La radicalité, en politique, renvoie à la volonté de rompre avec l’ordre existant.» Si les politiques sont si studieux, c’est qu’elle charrie un imaginaire potentiellement affolant. «Je suis prudent car il y a des gens pour qui ça veut dire violent», affirme Alexis Braud, écolo, proche de Yannick Jadot. Pourtant, lorsqu’ils laissent libre cours à leur pensée, le mot revient souvent. A gauche, tous ou presque ont le sentiment que le sujet va être un enjeu de la présidentielle. La une de Libération ce week-end, en forme
d’alerte sur ces électeurs de gauche qui n’arbitreront pas une nouvelle finale Macron-Le Pen, s’inscrit dans ce moment. «Il y a une demande de radicalité aujourd’hui, il faut la comprendre et l’accompagner, analyse le premier adjoint d’Anne Hidalgo, Emmanuel Grégoire. Aucun projet de gauche qui ne serait radical ne pourrait gagner en 2022.» L’écolo David Belliard, un autre élu parisien, analyse : «Il y a une demande de changement de système. Le discours d’Alice Coffin sur le féminisme n’est pas nouveau, mais la façon dont elle le porte est révélatrice de cette demande de transformation très profonde des rapports de pouvoir et de domination de notre société.» Selon lui, deux sphères s’opposent aujourd’hui. D’un côté, celle de «l’espoir de transformation». De l’autre, celle de «la réaction», «parce que la social-démocratie a montré ses limites».
Dans un entretien à Reporterre, Alice Coffin regrettait «l’opposition à toute radicalité» d’une «certaine pensée dite de gauche», accrochée à «l’idée que les choses vont aller naturellement dans le bon sens». «Il faut combattre frontalement les tenants du patriarcat et de la toutecroissance. Je ne comprends pas pourquoi la gauche est si timorée, alors qu’il n’y a plus grand-chose à perdre», affirmait la militante féministe et lesbienne, élue au Conseil de Paris.
Demande de rupture grandissante
Jusque dans les années 80, la gauche, y compris le PS, sa force hégémonique, représente le changement. «Il était question de rupture avec le capitalisme. Derrière le slogan de Mitterrand en 1981 – “Changer la vie” – beaucoup de militants pensaient qu’on allait vers un autre type de société», raconte le chercheur Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques. Dix ans plus tôt, au congrès d’Epinay, le futur président socialiste, tout à son entreprise de «phagocytage» du PCF, affirmait encore : «Violente ou pacifique, la révolution c’est d’abord une rupture. Celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste.» «Dans l’imaginaire de gauche, il y a toujours eu une part de rêve, d’utopie, analyse Jean-Yves Camus. Mais à partir de 1983, le tournant est très clair : on a un cadre, on reste dedans.» Une conversion au réalisme, deux ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir, qui prendra la forme de la rigueur budgétaire. Désormais, les socialistes acceptent les règles du jeu libéral. «Depuis quarante ans, le PS a arrêté de se battre, il n’est pas plus capable de penser la conflictualité, il est dans l’exécution des compromis», regrette l’ancien député PS Pascal Cherki. Le problème, selon lui, c’est que la gauche radicale, qui «conteste et appelle au grand soir», est jusque-là aussi peu crédible que la social-démocratie décevante.
Peu à peu, l’extrême droite devient ainsi l’incarnation politique d’une autre forme de radicalité. «C’est elle qui capte le mieux le mécontentement, analyse Jean-Yves Camus. La victoire de l’ultralibéralisme a convaincu les gens que le changement social n’était plus possible. Qu’est-ce qu’il reste quand on n’a plus d’espoir de transformation ? Le questionnement sur ce qu’on est, sur l’identité.»
Aujourd’hui, la gauche, face à une demande de rupture qu’elle sent grandissante, veut regagner du terrain. «Les gilets jaunes ont montré qu’il y avait une montée de la colère qu’on sent depuis quelques années, analyse la professeure de sociologie Isabelle Sommier. La défiance à l’égard de la représentation politique l’explique en partie. Les alternances successives ont dédramatisé la question du choix électoral puisque la gauche n’incarne plus la rupture. D’où l’idée que le changement radical ne passe pas par les urnes.»
Le quinquennat Hollande et celui de Macron, résumé par la formule «et en même temps», ont marqué l’apogée de la synthèse mais aussi sa chute. Sentant cette ère s’achever, la gauche mise sur le retour du dualisme. «Il y a une envie de gauche. Le ni gauche ni droite, ça ne marche pas, on en sort», juge Audrey Pulvar, candidate aux régio
nales en Ile-de-France avec l’étiquette PS. La crise sanitaire, en mettant en lumière les limites du système néolibéral, a nourri encore un peu plus la soif de rupture, déjà alimentée par la prise de conscience du péril environnemental. Un constat effectué jusque dans les rangs de la macronie. En mars, le député LREM des Deux-Sèvres Guillaume Chiche affirmait ainsi à Libération qu’il faudrait «un certain niveau de radicalité», le Covid appelant «à un changement de modèle».
«Un autre monde avec d’autres valeurs»
Dans un autre registre, en janvier, Jean-Luc Mélenchon dépeignait sa vision des choses : «Le moment que nous vivons est assez fascinant. 2022, c’est la dernière station avant le désert. C’est maintenant qu’il faut prendre les bonnes décisions. Si certains se figurent que la solution va consister, comme dans le passé, à une petite réforme sociale par ci, une petite réforme écologique par là…» Le chef des insoumis a depuis longtemps pris le parti de la rupture. Un projet politique qui s’est incarné dans une stratégie de la conflictualité. «Je suis porteur d’un autre monde avec d’autres valeurs. Pour convaincre, il n’y a pas d’autre choix que la conflictualité, qui brise l’évidence», expliquait-il encore en mars 2020. D’où «le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas», qu’il revendiquait représenter en 2010. Depuis, il marche sur une ligne de crête car la médiatisation de sa colère, en faisant appel aux affects, mobilise une partie de l’électorat mais en détourne une autre, qui oppose «coup de sang» et crédibilité. Dans l’optique de 2022, la stratégie a un peu changé. «Je pense que la conflictualité se présente d’une autre manière à ce moment de l’histoire, explique-t-il à Libération. En 2012, le coeur de la stratégie, c’était du conflit partout, tout le temps, sur tous les sujets, de manière à provoquer de la conscience. C’était ça, le bruit, la fureur. Aujourd’hui, l’idée, c’est qu’on va arriver à la conflictualité par la porte de l’entraide. Quand les gens sont en situation de détresse, ils se serrent les coudes.» Le plan consiste donc à aborder l’élection par la proposition plutôt que la contestation. Une façon de répondre à la demande de changement tout en étant dans l’apaisement jugé nécessaire en cette période de bouleversement.
abîmé dans l’expérience
du pouvoir
Les écolos, eux aussi, cherchent le bon équilibre. «Je pense qu’il y a une attente d’un changement profond et l’écologie politique implique un changement radical de la société», prêche Alexis Braud. L’enjeu, c’est de l’incarner, sans perdre en crédibilité. Ne plus se laisser piéger par la caricature faite par leurs adversaires : les écolos, des rêveurs contestataires, qui ne veulent pas vraiment se salir les mains au pouvoir. «Notre objectif ce n’est pas de dénoncer mais de gouverner. On ne cherche pas à courir après une colère mais à y répondre, martèle le lieutenant de Jadot. Tout le monde s’accorde à dire que ça ne va pas très bien mais les gens ont peur que ça aille encore moins bien. Notre défi, c’est d’expliquer le chemin, de montrer que le changement va être bénéfique à tout le monde.»
Le maire EE-LV de Grenoble, Eric Piolle, candidat problable en 2022, dit la même chose en parlant de «radicalité pragmatique» : «La colère, c’est aussi l’expression d’un désir de changement qui n’est pas reconnu. La question, c’est comment on passe de cette envie à la pratique ? Rester dans une posture de pureté, ça ne m’intéresse pas. L’important, c’est la mise en oeuvre.»
Pour les socialistes, c’est le chemin inverse : renouer avec une forme de radicalité après s’être abîmé dans l’expérience du pouvoir. En 2017, avant de faire l’inventaire du quinquennat Hollande, le patron des socialistes, Olivier Faure, appelait ainsi ses camarades à «retrouver leurs racines en assumant une radicalité». Sans convaincre la totalité des troupes. «Ce qui me frappe, c’est la sacralisation progressive de la radicalité comme une forme de positionnement, de posture, valorisée comme la seule crédible», déplorait l’ex-Premier ministre Bernard Cazeneuve en janvier.
Deux positions qui illustrent le tiraillement socialiste entre rupture et accommodement au système. «C’est une dichotomie historique de la gauche: la demande de radicalité d’un côté, la demande de pragmatisme de l’autre. Mais il n’y a pas d’un côté les poètes et de l’autre les traîtres, l’idéal et le réel, la pureté et la complicité», juge Emmanuel Grégoire. Le premier adjoint d’Anne Hidalgo, autre potentielle candidate à la présidentielle, pronostique : «La social-démocratie s’est épuisée dans une sorte de complaisance avec l’ordre établi. Il faudra donc réussir à être radical tout en étant crédible. C’est tout l’enjeu de la relation avec LFI: garder un marqueur radical.» Pendant que la maire de Paris rassure le centre gauche. Un exercice de synthèse. •