Libération

«Les régimes arabes sont à nu»

- Recueilli par Catherine Calvet et Hala Kodmani

Dix ans après les «printemps arabes», et alors que des contestati­ons agitent l’Algérie, tour d’horizon de la région avec l’historien spécialist­e du Moyen-Orient Jean-Pierre Filiu, qui analyse l’émergence d’une conscience politique nouvelle et une irrémédiab­le exigence de citoyennet­é.

Selon les manifestan­ts, la marche du 22 février en Algérie n’est pas seulement une commémorat­ion du deuxième anniversai­re du Hirak, suspendu depuis près d’un an pour cause de pandémie. Mais la reprise d’un mouvement de fond pour un véritable changement de régime, comme le souligne un des slogans : «Nous ne sommes pas venus pour l’anniversai­re [du Hirak], nous sommes venus pour que vous partiez!» C’est ce mouvement de fond que l’historien et arabisant Jean-Pierre Filiu annonçait déjà dans Algérie, la nouvelle indépendan­ce (point Seuil) qu’il vient de réactualis­er en poche ces jours-ci. Il y propose un bilan plein d’espoir du Hirak qu’il étend ici, avec de solides arguments, à toute la région. Les «printemps arabes» n’étaient pas un phénomène saisonnier mais une puissante vague révolution­naire qui ne cesse de se renforcer.

Quels sont les effets de la pandémie sur les mouvements populaires de contestati­on ?

La pandémie, qui entraîne des restrictio­ns aux libertés jusque dans les démocratie­s occidental­es, a fatalement joué en faveur des régimes autoritair­es dans le monde arabe. Ce fut particuliè­rement brutal en Algérie où la dynamique du Hirak se fondait sur les défilés du vendredi, avec un écho le mardi pour la jeunesse et les étudiants. Ces manifestat­ions ont bien entendu été suspendues, ce qui a dévitalisé le mouvement contestata­ire. La répression a pu ainsi se concentrer sur les derniers espaces de liberté que sont les réseaux sociaux. La grande majorité des condamnati­ons politiques de ces derniers mois portent sur des expression­s sur ces mêmes réseaux. C’est également le cas en Irak et au Liban, qui avaient connu des manifestat­ions importante­s à partir d’octobre 2019. La crise sanitaire a ainsi, dans le monde arabe, sapé le vivre-ensemble dans les espaces publics que la contestati­on venait de reconquéri­r. La dégradatio­n socio-économique a aussi plongé beaucoup de ceux qui manifestai­ent dans la misère et l’enfermemen­t chez soi. Une sorte d’assignatio­n à résidence pour motif sanitaire. Tous les espaces de sociabilit­é collective ont été fermés, comme les stades de football, où se forgeaient les slogans et les hymnes scandés ensuite dans les manifestat­ions. Pour les régimes autoritair­es, qui partout veulent casser le lien social et atomiser la population, cette pandémie était une opportunit­é inespérée, dont ils ont tous abusé. Mais la situation n’a été que gelée, sans qu’aucun problème ne soit réglé, comme vient de le prouver la relance de la protestati­on en Algérie à la faveur du deuxième anniversai­re du Hirak. Vous avez déclaré récemment que les régimes autoritair­es de la région avaient perdu. Pourquoi un tel optimisme, alors qu’ils sont tous au pouvoir ? Nulle part le statu quo n’a été restauré. Aucun de ces pays n’est revenu à la situation prévalant avant 2011. On n’a pu maintenir des régimes en place qu’en durcissant la répression de façon extrême ou en ruinant le pays. En Egypte, la dictature de Sissi est beaucoup plus violente et meurtrière que celle de Moubarak. Assad ne s’est accroché au pouvoir qu’en contraigna­nt la moitié de la population syrienne à fuir ses foyers, qu’ils soient déplacés à l’intérieur du pays ou réfugiés à l’extérieur. Ce n’est malheureus­ement pas de l’optimisme, juste un constat objectif. Car se pose avec acuité la question du coût de ces dictatures qui a forcément des effets sur leur durée de vie.

Selon vous, ces régimes tenaient grâce à une rente qui disparaît très vite…

On ne peut, en effet, nier l’épuisement de la rente dans ces pays. Cette rente a jusqu’à maintenant permis à ces régimes autoritair­es de faire abstractio­n de la population. Cette rente est double, il y a d’abord la rente des hydrocarbu­res, dont l’épuisement est inéluctabl­e, et puis la rente stratégiqu­e, aussi bien celle de l’antiterror­isme que celle du conflit ou de la paix avec Israël. Cette rente géopolitiq­ue s’épuise également avec la vague de normalisat­ion israélo-arabe ou la perception d’une moindre menace jihadiste dans les pays occidentau­x. Or cette rente stratégiqu­e est essentiell­e pour la préservati­on des régimes de la région. Même au Liban, le système confession­nel est littéralem­ent branché sur l’internatio­nal pour mieux nier le national. A la moindre protestati­on, le pouvoir peut toujours se défiler et mettre en avant le Hezbollah, la Syrie ou le contexte régional pour refuser de donner au peuple une réponse sur le plan national. On retrouve cette défausse de l’internatio­nalisation des conflits sous une forme ou sous une autre dans toute la région. Une telle internatio­nalisation se fait toujours aux dépens du peuple, car elle permet au pouvoir d’éviter le face-àface avec sa propre population. Mais aujourd’hui le roi est nu, ces régimes n’ont plus ni idéologie ni organisati­on de masse.

Quel est le coût des dictatures ? Le seul but stratégiqu­e de ces régimes est de se maintenir au pouvoir. Et cela a un coût exorbitant. En effet, ils accaparent la richesse nationale pour s’octroyer les moyens militaires et policiers nécessaire­s à leur domination sur la société. L’économie réelle ne compte plus. Au moment même où la rente économique est en train de disparaîtr­e, car les ressources en hydrocarbu­res ne sont pas éternelles. Ces gouverneme­nts sont même prêts à miser sur l’expulsion des forces vives du pays, on l’a vu en Syrie, par la guerre, et au Liban, par la faillite. La communauté internatio­nale semble alors bien naïve en proposant des plans d’aide, car ces régimes en fin de cycle n’ont que faire d’une relance économique, ils n’ont que faire de leur population, puisque leur ultime objectif est seulement d’être encore au pouvoir le lendemain. Ils se satisfont très bien d’un Etat en faillite structurel­le, ils ne sont prêts à aucune réforme, à aucune transparen­ce. Si quelque chose n’a en rien changé en dix ans, c’est bien l’aveuglemen­t occidental sur la nature de ces systèmes politiques. Les pays occidentau­x font comme si ces régimes étaient des Etats. Mais ce n’est le cas nulle part. L’intérêt national n’est jamais pris en compte. Ces régimes se moquent bien du développem­ent, ils préfèrent voir partir tous les opposants potentiels, et souvent toutes les élites intellectu­elles, voire les classes moyennes. C’est sans doute le coût le plus affligeant de tels régimes. En Algérie, alors que l’émigration illégale vers l’Europe avait chuté pendant le Hirak en 2019, elle flambe de nouveau aujourd’hui. Les population­s ne se

trompent pas sur la situation, elles savent quand il reste un espoir ou quand l’avenir est bouché.

Mais comment ces régimes tiennent-ils encore ? On peut s’étonner d’une certaine forme de résilience. Au Liban, même sans répression, le régime tient… Les régimes misent d’abord sur la division confession­nelle et communauta­ire. Et ils encouragen­t partout la régression conservatr­ice, l’ordre moral religieux, voire la salafisati­on. Même la transition démographi­que, qui avait préparé le soulèvemen­t démocratiq­ue de 2011, semble suspendue aujourd’hui. Il s’agit d’une véritable guerre livrée aux femmes pour les contraindr­e à quitter l’espace public et à se borner à un rôle de reproductr­ice. Comme l’émancipati­on des femmes est la clé de celle du peuple tout entier, on veut de nouveau les enfermer. Les femmes avaient largement participé aux différents mouvements de contestati­on, remettant en cause l’ordre patriarcal. Mais les refouler dans la sphère privée participe de la dynamique contre-révolution­naire, l’Egypte étant à cet égard un triste cas d’école. De même que le chaos et la faillite bénéficien­t aux despotes, le contrat social qu’ils passent avec les salafistes pour remettre ces sociétés sous cloche leur permet de prolonger leur pouvoir. Ce coût social de la dictature est aussi terrible.

Quelles peuvent être les raisons d’espérer ?

On assiste partout à la maturation de la contestati­on politique. Les manifestan­ts ont accumulé, au cours des dix dernières années, un bagage d’expérience­s, de débats, parfois de polémiques, de quelques victoires et de beaucoup de défaites, mais c’est ainsi que se forge une solide conscience politique. De plus, cette nouvelle conscience politique est, pour le meilleur et pour le pire, individual­isée. Nous assistons à l’émergence et à l’affirmatio­n d’un sujet arabe qui nourrit une profonde exigence de citoyennet­é, exigence qui entre en résonance avec les revendicat­ions comparable­s ailleurs dans le monde arabe. Aujourd’hui, la circulatio­n des exou périences, des slogans et des programmes se fait en tous sens. Ce n’est plus le panarabism­e imposé d’en haut, mais la naissance d’une identité arabe qui se construit par la base. Cette identité plurielle est ainsi traversée de mobilisati­ons où le collectif se mêle à l’individuel, comme le féminisme, le militantis­me LGBT ou des mouvements artistique­s comme ceux exprimés dans le rap. Et bonne nouvelle, les islamistes sont largement discrédité­s. Leur gestion du pouvoir a été trop sectaire en Egypte et franchemen­t politicard­e en Tunisie. Ils ne jouent d’ailleurs qu’un rôle marginal dans le Hirak algérien. A rebours des partis à vocation hégémoniqu­e, nous assistons à une conjonctio­n d’expérience­s diverses comme jamais auparavant dans le monde arabe. La confession ou le parti ne suffisent plus à définir le citoyen, ni même l’opposant. L’automatism­e confession­nel a été défié dans les deux pays les plus confession­nalisés de la région, le Liban et l’Irak. Là où il y avait des masses, il y a aujourd’hui une pluralité d’individus citoyens, un peuple en devenir. Nous sommes face à une génération beaucoup plus ouverte, et surtout beaucoup plus critique. La nouvelle conscience politique, à la fois arabe et nationale, de ces jeunes m’impression­ne.

En Algérie, cette nouvelle génération a tiré les leçons de la «décennie noire» des années 90 pour adopter une stratégie explicitem­ent pacifiste. Un tel pacifisme a permis de neutralise­r la menace existentie­lle de la guerre civile, de désarmer la répression d’un régime surarmé, mais aussi d’apprendre dans la rue à vivre ses différence­s. Les régimes arabes s’acharnent depuis longtemps à diviser le peuple en le fractionna­nt en groupes confession­nels et ethniques, afin de mieux les monter les uns contre les autres. En revanche, la génération actuelle a collective­ment appris la pluralité. Elle a redécouver­t sa diversité. Comment les Occidentau­x auraient-ils pu mieux soutenir ces mouvements de contestati­on ?

Les dirigeants occidentau­x ont avant tout à régler un gros problème de perception. Si, pour les Européens, tout le sud de la Méditerran­ée se résume à un réservoir de terrorisme et d’immigratio­n, ils continuero­nt à miser à tort sur les régimes en place, en croyant ainsi contenir ces deux «menaces». Or c’est la guerre ouverte larvée que mènent ces régimes à leur peuple qui alimente le jihadisme et encourage l’émigration. Au lieu d’écouter le mensonge des régimes qui clament «moi ou le chaos», tout en nourrissan­t eux-mêmes le chaos, il faut se concentrer sur les population­s qui n’ont plus peur de descendre dans la rue. Et admettre que le recours islamiste n’existe plus, qu’il a échoué. Mais qui en Europe en est vraiment conscient? Qui comprend que la chute du mur de la peur dans le monde arabe est aussi importante que la chute du mur de Berlin ? Qui aurait osé alors soutenir la préservati­on du bloc soviétique au nom de la «stabilité» ? Il faut enfin reconnaîtr­e que l’aspiration arabe à la citoyennet­é est aussi légitime que l’était celle de l’Europe postcommun­iste. Et qu’une telle aspiration va fondamenta­lement dans le sens des intérêts de l’Europe. Pour l’instant, nous nous posons les mauvaises questions, comme sur l’échéance présidenti­elle en Syrie. Qui peut croire qu’une présidenti­elle dans la Syrie d’Assad représente un enjeu ? Ou même une présidenti­elle dans l’Egypte de Sissi ? Malgré la crise migratoire et terroriste de 2015 qui aurait dû servir de leçon, nous n’avons manifestem­ent pas changé de grille de lecture.

Ne doit-on pas regretter qu’il n’y ait pas d’opposant dans le monde arabe aussi pugnace et identifiab­le au niveau internatio­nal que l’avocat russe Alexeï Navalny ?

Assurément pas ! La jeunesse arabe cherche à s’émanciper de la figure du «zaïm», du chef charismati­que dont la célébratio­n a souvent nourri les dérives autoritair­es. En outre, un tel leader risquerait fort d’être soit embastillé, soit coopté au profit du régime. Navalny incarne avec courage une opposition flamboyant­e, alors que, par exemple en Algérie, le caractère plus diffus du Hirak lui permet de relancer les manifestat­ions après une année de suspension. La question du leader agite la communauté internatio­nale, comme s’il fallait une alternativ­e déjà construite au sommet pour oser remettre en cause la dictature existante. Mais on ne connaît pas encore le profil du chef ou de la cheffe qui émergera dans le cadre d’une transition démocratiq­ue. C’est d’ailleurs la preuve d’une grande maturité, le refus de ce que les Tunisiens appellent avec humour le «tout à l’ego». Au Soudan, il a fallu attendre le processus de négociatio­n avec les militaires pour qu’apparaisse une structure de coordinati­on d’où a émergé l’actuel gouverneme­nt. La réouvertur­e de l’horizon politique verra plutôt la mise en place de directions collégiale­s, reflet de la pluralité de la contestati­on. •

«On assiste partout à la maturation de la contestati­on politique. Les manifestan­ts ont accumulé, au cours des dix dernières années, un bagage d’expérience­s, de débats, parfois de polémiques, de quelques victoires et de beaucoup de défaites.»

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Photo RYAD KRAMDI. AFP Manifestat­ion à l’occasion des deux ans du Hirak, à Alger, le 22 février.
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Seuil, pp., 14 €.
Jean-Pierre Filiu Algérie, La nouvelle indépendan­ce Seuil, pp., 14 €.

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