«Les régimes arabes sont à nu»
Dix ans après les «printemps arabes», et alors que des contestations agitent l’Algérie, tour d’horizon de la région avec l’historien spécialiste du Moyen-Orient Jean-Pierre Filiu, qui analyse l’émergence d’une conscience politique nouvelle et une irrémédiable exigence de citoyenneté.
Selon les manifestants, la marche du 22 février en Algérie n’est pas seulement une commémoration du deuxième anniversaire du Hirak, suspendu depuis près d’un an pour cause de pandémie. Mais la reprise d’un mouvement de fond pour un véritable changement de régime, comme le souligne un des slogans : «Nous ne sommes pas venus pour l’anniversaire [du Hirak], nous sommes venus pour que vous partiez!» C’est ce mouvement de fond que l’historien et arabisant Jean-Pierre Filiu annonçait déjà dans Algérie, la nouvelle indépendance (point Seuil) qu’il vient de réactualiser en poche ces jours-ci. Il y propose un bilan plein d’espoir du Hirak qu’il étend ici, avec de solides arguments, à toute la région. Les «printemps arabes» n’étaient pas un phénomène saisonnier mais une puissante vague révolutionnaire qui ne cesse de se renforcer.
Quels sont les effets de la pandémie sur les mouvements populaires de contestation ?
La pandémie, qui entraîne des restrictions aux libertés jusque dans les démocraties occidentales, a fatalement joué en faveur des régimes autoritaires dans le monde arabe. Ce fut particulièrement brutal en Algérie où la dynamique du Hirak se fondait sur les défilés du vendredi, avec un écho le mardi pour la jeunesse et les étudiants. Ces manifestations ont bien entendu été suspendues, ce qui a dévitalisé le mouvement contestataire. La répression a pu ainsi se concentrer sur les derniers espaces de liberté que sont les réseaux sociaux. La grande majorité des condamnations politiques de ces derniers mois portent sur des expressions sur ces mêmes réseaux. C’est également le cas en Irak et au Liban, qui avaient connu des manifestations importantes à partir d’octobre 2019. La crise sanitaire a ainsi, dans le monde arabe, sapé le vivre-ensemble dans les espaces publics que la contestation venait de reconquérir. La dégradation socio-économique a aussi plongé beaucoup de ceux qui manifestaient dans la misère et l’enfermement chez soi. Une sorte d’assignation à résidence pour motif sanitaire. Tous les espaces de sociabilité collective ont été fermés, comme les stades de football, où se forgeaient les slogans et les hymnes scandés ensuite dans les manifestations. Pour les régimes autoritaires, qui partout veulent casser le lien social et atomiser la population, cette pandémie était une opportunité inespérée, dont ils ont tous abusé. Mais la situation n’a été que gelée, sans qu’aucun problème ne soit réglé, comme vient de le prouver la relance de la protestation en Algérie à la faveur du deuxième anniversaire du Hirak. Vous avez déclaré récemment que les régimes autoritaires de la région avaient perdu. Pourquoi un tel optimisme, alors qu’ils sont tous au pouvoir ? Nulle part le statu quo n’a été restauré. Aucun de ces pays n’est revenu à la situation prévalant avant 2011. On n’a pu maintenir des régimes en place qu’en durcissant la répression de façon extrême ou en ruinant le pays. En Egypte, la dictature de Sissi est beaucoup plus violente et meurtrière que celle de Moubarak. Assad ne s’est accroché au pouvoir qu’en contraignant la moitié de la population syrienne à fuir ses foyers, qu’ils soient déplacés à l’intérieur du pays ou réfugiés à l’extérieur. Ce n’est malheureusement pas de l’optimisme, juste un constat objectif. Car se pose avec acuité la question du coût de ces dictatures qui a forcément des effets sur leur durée de vie.
Selon vous, ces régimes tenaient grâce à une rente qui disparaît très vite…
On ne peut, en effet, nier l’épuisement de la rente dans ces pays. Cette rente a jusqu’à maintenant permis à ces régimes autoritaires de faire abstraction de la population. Cette rente est double, il y a d’abord la rente des hydrocarbures, dont l’épuisement est inéluctable, et puis la rente stratégique, aussi bien celle de l’antiterrorisme que celle du conflit ou de la paix avec Israël. Cette rente géopolitique s’épuise également avec la vague de normalisation israélo-arabe ou la perception d’une moindre menace jihadiste dans les pays occidentaux. Or cette rente stratégique est essentielle pour la préservation des régimes de la région. Même au Liban, le système confessionnel est littéralement branché sur l’international pour mieux nier le national. A la moindre protestation, le pouvoir peut toujours se défiler et mettre en avant le Hezbollah, la Syrie ou le contexte régional pour refuser de donner au peuple une réponse sur le plan national. On retrouve cette défausse de l’internationalisation des conflits sous une forme ou sous une autre dans toute la région. Une telle internationalisation se fait toujours aux dépens du peuple, car elle permet au pouvoir d’éviter le face-àface avec sa propre population. Mais aujourd’hui le roi est nu, ces régimes n’ont plus ni idéologie ni organisation de masse.
Quel est le coût des dictatures ? Le seul but stratégique de ces régimes est de se maintenir au pouvoir. Et cela a un coût exorbitant. En effet, ils accaparent la richesse nationale pour s’octroyer les moyens militaires et policiers nécessaires à leur domination sur la société. L’économie réelle ne compte plus. Au moment même où la rente économique est en train de disparaître, car les ressources en hydrocarbures ne sont pas éternelles. Ces gouvernements sont même prêts à miser sur l’expulsion des forces vives du pays, on l’a vu en Syrie, par la guerre, et au Liban, par la faillite. La communauté internationale semble alors bien naïve en proposant des plans d’aide, car ces régimes en fin de cycle n’ont que faire d’une relance économique, ils n’ont que faire de leur population, puisque leur ultime objectif est seulement d’être encore au pouvoir le lendemain. Ils se satisfont très bien d’un Etat en faillite structurelle, ils ne sont prêts à aucune réforme, à aucune transparence. Si quelque chose n’a en rien changé en dix ans, c’est bien l’aveuglement occidental sur la nature de ces systèmes politiques. Les pays occidentaux font comme si ces régimes étaient des Etats. Mais ce n’est le cas nulle part. L’intérêt national n’est jamais pris en compte. Ces régimes se moquent bien du développement, ils préfèrent voir partir tous les opposants potentiels, et souvent toutes les élites intellectuelles, voire les classes moyennes. C’est sans doute le coût le plus affligeant de tels régimes. En Algérie, alors que l’émigration illégale vers l’Europe avait chuté pendant le Hirak en 2019, elle flambe de nouveau aujourd’hui. Les populations ne se
trompent pas sur la situation, elles savent quand il reste un espoir ou quand l’avenir est bouché.
Mais comment ces régimes tiennent-ils encore ? On peut s’étonner d’une certaine forme de résilience. Au Liban, même sans répression, le régime tient… Les régimes misent d’abord sur la division confessionnelle et communautaire. Et ils encouragent partout la régression conservatrice, l’ordre moral religieux, voire la salafisation. Même la transition démographique, qui avait préparé le soulèvement démocratique de 2011, semble suspendue aujourd’hui. Il s’agit d’une véritable guerre livrée aux femmes pour les contraindre à quitter l’espace public et à se borner à un rôle de reproductrice. Comme l’émancipation des femmes est la clé de celle du peuple tout entier, on veut de nouveau les enfermer. Les femmes avaient largement participé aux différents mouvements de contestation, remettant en cause l’ordre patriarcal. Mais les refouler dans la sphère privée participe de la dynamique contre-révolutionnaire, l’Egypte étant à cet égard un triste cas d’école. De même que le chaos et la faillite bénéficient aux despotes, le contrat social qu’ils passent avec les salafistes pour remettre ces sociétés sous cloche leur permet de prolonger leur pouvoir. Ce coût social de la dictature est aussi terrible.
Quelles peuvent être les raisons d’espérer ?
On assiste partout à la maturation de la contestation politique. Les manifestants ont accumulé, au cours des dix dernières années, un bagage d’expériences, de débats, parfois de polémiques, de quelques victoires et de beaucoup de défaites, mais c’est ainsi que se forge une solide conscience politique. De plus, cette nouvelle conscience politique est, pour le meilleur et pour le pire, individualisée. Nous assistons à l’émergence et à l’affirmation d’un sujet arabe qui nourrit une profonde exigence de citoyenneté, exigence qui entre en résonance avec les revendications comparables ailleurs dans le monde arabe. Aujourd’hui, la circulation des exou périences, des slogans et des programmes se fait en tous sens. Ce n’est plus le panarabisme imposé d’en haut, mais la naissance d’une identité arabe qui se construit par la base. Cette identité plurielle est ainsi traversée de mobilisations où le collectif se mêle à l’individuel, comme le féminisme, le militantisme LGBT ou des mouvements artistiques comme ceux exprimés dans le rap. Et bonne nouvelle, les islamistes sont largement discrédités. Leur gestion du pouvoir a été trop sectaire en Egypte et franchement politicarde en Tunisie. Ils ne jouent d’ailleurs qu’un rôle marginal dans le Hirak algérien. A rebours des partis à vocation hégémonique, nous assistons à une conjonction d’expériences diverses comme jamais auparavant dans le monde arabe. La confession ou le parti ne suffisent plus à définir le citoyen, ni même l’opposant. L’automatisme confessionnel a été défié dans les deux pays les plus confessionnalisés de la région, le Liban et l’Irak. Là où il y avait des masses, il y a aujourd’hui une pluralité d’individus citoyens, un peuple en devenir. Nous sommes face à une génération beaucoup plus ouverte, et surtout beaucoup plus critique. La nouvelle conscience politique, à la fois arabe et nationale, de ces jeunes m’impressionne.
En Algérie, cette nouvelle génération a tiré les leçons de la «décennie noire» des années 90 pour adopter une stratégie explicitement pacifiste. Un tel pacifisme a permis de neutraliser la menace existentielle de la guerre civile, de désarmer la répression d’un régime surarmé, mais aussi d’apprendre dans la rue à vivre ses différences. Les régimes arabes s’acharnent depuis longtemps à diviser le peuple en le fractionnant en groupes confessionnels et ethniques, afin de mieux les monter les uns contre les autres. En revanche, la génération actuelle a collectivement appris la pluralité. Elle a redécouvert sa diversité. Comment les Occidentaux auraient-ils pu mieux soutenir ces mouvements de contestation ?
Les dirigeants occidentaux ont avant tout à régler un gros problème de perception. Si, pour les Européens, tout le sud de la Méditerranée se résume à un réservoir de terrorisme et d’immigration, ils continueront à miser à tort sur les régimes en place, en croyant ainsi contenir ces deux «menaces». Or c’est la guerre ouverte larvée que mènent ces régimes à leur peuple qui alimente le jihadisme et encourage l’émigration. Au lieu d’écouter le mensonge des régimes qui clament «moi ou le chaos», tout en nourrissant eux-mêmes le chaos, il faut se concentrer sur les populations qui n’ont plus peur de descendre dans la rue. Et admettre que le recours islamiste n’existe plus, qu’il a échoué. Mais qui en Europe en est vraiment conscient? Qui comprend que la chute du mur de la peur dans le monde arabe est aussi importante que la chute du mur de Berlin ? Qui aurait osé alors soutenir la préservation du bloc soviétique au nom de la «stabilité» ? Il faut enfin reconnaître que l’aspiration arabe à la citoyenneté est aussi légitime que l’était celle de l’Europe postcommuniste. Et qu’une telle aspiration va fondamentalement dans le sens des intérêts de l’Europe. Pour l’instant, nous nous posons les mauvaises questions, comme sur l’échéance présidentielle en Syrie. Qui peut croire qu’une présidentielle dans la Syrie d’Assad représente un enjeu ? Ou même une présidentielle dans l’Egypte de Sissi ? Malgré la crise migratoire et terroriste de 2015 qui aurait dû servir de leçon, nous n’avons manifestement pas changé de grille de lecture.
Ne doit-on pas regretter qu’il n’y ait pas d’opposant dans le monde arabe aussi pugnace et identifiable au niveau international que l’avocat russe Alexeï Navalny ?
Assurément pas ! La jeunesse arabe cherche à s’émanciper de la figure du «zaïm», du chef charismatique dont la célébration a souvent nourri les dérives autoritaires. En outre, un tel leader risquerait fort d’être soit embastillé, soit coopté au profit du régime. Navalny incarne avec courage une opposition flamboyante, alors que, par exemple en Algérie, le caractère plus diffus du Hirak lui permet de relancer les manifestations après une année de suspension. La question du leader agite la communauté internationale, comme s’il fallait une alternative déjà construite au sommet pour oser remettre en cause la dictature existante. Mais on ne connaît pas encore le profil du chef ou de la cheffe qui émergera dans le cadre d’une transition démocratique. C’est d’ailleurs la preuve d’une grande maturité, le refus de ce que les Tunisiens appellent avec humour le «tout à l’ego». Au Soudan, il a fallu attendre le processus de négociation avec les militaires pour qu’apparaisse une structure de coordination d’où a émergé l’actuel gouvernement. La réouverture de l’horizon politique verra plutôt la mise en place de directions collégiales, reflet de la pluralité de la contestation. •
«On assiste partout à la maturation de la contestation politique. Les manifestants ont accumulé, au cours des dix dernières années, un bagage d’expériences, de débats, parfois de polémiques, de quelques victoires et de beaucoup de défaites.»