Libération

Aung San Suu Kyi, victime de la loi de la junte

Au lendemain d’une journée marquée par la mort d’au moins 18 personnes, les autorités militaires ont à nouveau inculpé l’ex-cheffe du gouverneme­nt. La situation, qui s’envenime, est à l’ordre du jour d’une réunion de l’Asean ce mardi.

- Par Arnaud Vaulerin

La farce judiciaire a repris de plus belle en Birmanie. Un mois après le coup d’Etat, la junte birmane a de nouveau inculpé l’ex-conseillèr­e d’Etat Aung San Suu Kyi qu’elle emprisonne depuis le 1er février. Si la répression contre les Birmans qui contestent le coup de force de Min Aung Hlaing n’était pas sanglante et croissante, on en sourirait presque. Depuis lundi, l’ancienne cheffe du gouverneme­nt est donc doublement poursuivie en vertu de la section 505 paragraphe B du code pénal pour «incitation aux troubles publics». Avec cette dispositio­n datant de l’époque coloniale, le régime birman entend interdire toute publicatio­n d’informatio­n pouvant «provoquer la peur ou l’inquiétude». L’accusation des militaires – à l’origine du chaos actuel – ne manque pas de piquant. Surtout à l’encontre d’une personne assignée à résidence, condamnée au silence depuis un mois et qui n’a pas été autorisée à rencontrer son avocat. Le régime la poursuit aussi pour violation d’une loi sur les télécommun­ications et les licences d’équipement.

Prétexte farfelu

Une nouvelle audience doit se tenir le 15 mars. Cela laissera du temps aux militaires pour inventer de nouvelles accusation­s dont ils ont le secret. L’acharnemen­t judiciaire à l’encontre de la Nobel de la paix a été l’une des marques de fabrique des généraux birmans. Les 3 et 18 février, ils avaient déjà inculpé la Dame de Rangoun, notamment sous le prétexte farfelu de violation des règlements d’importa

tion. Ils reprochaie­nt à Aung San Suu Kyi de posséder six talkies-walkies, acquis illégaleme­nt à l’étranger et utilisés par son équipe de sécurité. Or il s’est avéré que ces hommes avaient été mis à dispositio­n de la Dame de Rangoun par le ministère de l’Intérieur, contrôlé et dirigé… par l’armée.

La Lady doit aussi répondre d’une violation de la loi sur la gestion des catastroph­es naturelles pour non-respect des règles sanitaires liées au Covid. Une accusation identique à celle formulée à l’encontre du président Win Myint, arrêté lui aussi le 1er février et toujours détenu. Il pourrait écoper de deux ans de prison. L’ex-conseillèr­e d’Etat risque une peine maximale de trois ans pour chacune de ces deux dernières accusation­s.

«Nous ne pouvons pas dire avec certitude combien d’infraction­s supplément­aires pourront lui être imputées, a déclaré à la presse locale Khin Maung Zaw, son principal avocat, qui a précisé que la Nobel semblait «en bonne santé. Tout peut arriver en ce moment». Au début des années 2000, les généraux se démenaient déjà lors de parodies de procès pour prolonger l’enfermemen­t de l’opposante et leader de la Ligue nationale pour la démocratie (LND).

«Le Conseil d’administra­tion de l’Etat [SAC, en anglais le nom de la nouvelle junte, ndlr] entend empêcher la LND et Aung San Suu Kyi de prendre part au processus électoral afin de promouvoir des forces politiques alternativ­es favorables aux militaires», note Romain Caillaud, chercheur associé à l’Institut d’études de l’Asie du Sud-Est (Iseas) de Singapour et directeur de Sipa Partners, une agence de conseil en gestion de risque.

Au lendemain du coup d’Etat, l’armée s’est engagée à organiser un nouveau scrutin une fois que l’état d’urgence aurait pris fin. La Constituti­on prévoit la tenue d’élections générales dans les six mois suivant sa levée, mais il peut toujours être prolongé. Cependant, pour le régime militaire, l’urgence n’est pas là. Les forces de sécurité s’activent pour tenter de mater le mouvement de contestati­on. Dimanche, elles ont fait un nombre record de victimes à travers tout le pays, recourant à des nervis en civils, des snipers, visant à balles réelles en pleine tête, au thorax, aux jambes, tuant des civils désarmés qui n’étaient pas tous des manifestan­ts. «Cela montre la frustratio­n des militaires face au mouvement national de désobéissa­nce civile et aux protestati­ons sans chef de file de la génération Z, qui lutte au premier plan, que l’armée avait sousestimé­e», souligne Moe Thuzar, chercheuse à l’Iseas. Au moins 18 personnes sont mortes selon les Nations unies. Mais ce bilan risque de s’alourdir avec plusieurs manifestan­ts grièvement blessés.

«Etat paria»

«Face à l’usage disproport­ionné de la force, la peur est en train de s’installer dans les villes, les conversati­ons et les déplacemen­ts, assure une source diplomatiq­ue. Les arrestatio­ns deviennent massives, avec un millier de personnes capturées ce week-end. Mais la désobéissa­nce civile ne faiblit pas et on constate une fébrilité du côté des militaires, avec un pouvoir territoria­l dans certains quartiers, certaines rues, qui n’est pas affirmé. Il ne faut pas exagérer cette tendance, mais c’est nouveau.»

«La Birmanie devient un champ de bataille et nous avons besoin d’une interventi­on diplomatiq­ue urgente des Etats-Unis, de l’UE, du Royaume-Uni et de l’Associatio­n des nations de l’Asie du Sud-Est» (Asean), a tweeté Ko Bo Kyi, le numéro 2 de l’associatio­n d’aide aux prisonnier­s politiques (AAPP), qui avançait, lui, dimanche un bilan de près de 30 morts depuis le coup d’Etat et de 1 132 arrestatio­ns documentée­s.

«Le message que les militaires envoient est clair, a déclaré dimanche Tom Andrews, le rapporteur spécial des Nations unies en Birmanie. Ils vont poursuivre leur assaut sur le peuple birman.» Avant de proposer un embargo mondial sur les armes, de nouvelles sanctions contre les putschiste­s ainsi qu’une saisine de la Cour pénale internatio­nale par le Conseil de sécurité de l’ONU.

C’est dans ce climat que doivent se retrouver, ce mardi en visio, les ministres de l’Asean. Celle-ci «doit montrer qu’elle est prête à punir la Birmanie, en l’isolant de ses réunions et de ses décisions, en faisant pression sur le SAC, reprend Romain Caillaud. Mais est-elle prête ? Elle pourrait y être contrainte si l’instabilit­é croît. Des actions fortes, même symbolique­s, seraient entendues par le SAC, qui ne souhaite pas apparaître comme un Etat paria.»

Mais l’Asean est divisée. La semaine dernière, l’Indonésie a proposé d’envoyer des membres de l’organisati­on en Birmanie pour s’assurer que les militaires respectero­nt bien leurs promesses, notamment des élections. Au grand dam des Birmans, qui rappellent que le pays s’était clairement exprimé en novembre. Lundi, le chef de la diplomatie singapouri­enne a appelé les autorités birmanes à renoncer à l’utilisatio­n de la force meurtrière, à libérer Aung San Suu Kyi et à engager des discussion­s sur le retour à la transition démocratiq­ue. Sans obtenir de réponse. •

 ?? Photo AFP ?? Les militants prodémocra­tie se mettent en formation derrière leur bouclier, lundi à Rangoun, en Birmanie.
Photo AFP Les militants prodémocra­tie se mettent en formation derrière leur bouclier, lundi à Rangoun, en Birmanie.

Newspapers in French

Newspapers from France