Libération

L’Aide sociale à l’enfance au bord du burn-out

- Par Tomas Statius

Manque d’éducateurs, multiplici­té des tâches, défaut d’accompagne­ment, hébergemen­t trop fréquent à l’hôtel… Dans un des départemen­ts les plus riches d’Ile-de-France, le suivi des mineurs isolés, très déficient, est dénoncé par des magistrats et des travailleu­rs sociaux.

Ce n’est pas rien de mettre en cause l’institutio­n qui est chargée de vous protéger. C’est pourtant ce qu’a fait Yaya(1), le 28 février 2020. Le jeune Guinéen, 16 ans, est sous la responsabi­lité du départemen­t des Hauts-de-Seine depuis qu’un juge l’a reconnu mineur un an plus tôt. Sauf qu’en cet hiver 2020, plus rien ne va. Yaya ne reçoit plus ses 100 euros mensuels destinés à payer son pass Navigo (pour utiliser les transports en commun) ou laver ses vêtements. Il n’a pas d’autres revenus. «Pour la nourriture, j’ai une carte qui me permet de manger des kebabs», explique le jeune homme à l’agent de police judiciaire qui recueille sa plainte contre X pour «délaisseme­nt d’une personne incapable de se protéger», que Libération a pu consulter. Le snack est installé au pied de l’hôtel dans lequel il loge à Aubervilli­ers, en Seine-Saint-Denis, là où il a été installé par le départemen­t des Hauts-de-Seine. Ce dernier, parfois, noue des partenaria­ts avec des restaurant­s proches des lieux de vie des enfants placés. Ce régime alimentair­e, qui ferait pourtant envie à n’importe quel ado, est incompatib­le avec la maladie du foie que le jeune garçon a contractée des années plus tôt. Les kebabs le rendent malade. Son état se dégrade, fait valoir son avocate. Il faut agir vite.

Sauf que l’assistante sociale censée s’occuper du garçon est aux abonnés absents. «Elle est censée m’appeler et venir me voir de temps en temps», s’étonne ce dernier. Plusieurs fois, Yaya s’est rendu au siège de la cellule «mineurs non accompagné­s» du départemen­t des Hauts-de-Seine, à Nanterre, pour obtenir des réponses, ou à défaut un rendez-vous. Sans succès. Le vigile ne l’a même pas laissé passer la porte. Le 19 février 2020, le juge des enfants adresse finalement un courrier à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dans lequel il s’inquiète de sa situation. La réaction ne se fait pas attendre: le mineur isolé obtient un rendez-vous avec sa référente… mais à l’écouter, la discussion ne prend pas le tour qu’il aurait espéré. «Elle était agressive avec moi en me disant que si je voulais jouer à informer le juge, elle pouvait aussi l’informer que j’avais amené une personne dans ma chambre», relate le jeune garçon. C’est interdit. Yaya le sait. «C’était un camarade de classe. Il est venu deux heures pour faire ses devoirs.»

Une cinquantai­ne de dossiers en simultané

Dans les Hauts-de-Seine, l’ASE est au bord de la crise de nerfs. «Il vaut mieux qu’un enfant reste chez lui plutôt que d’être placé chez nous, confie Marie, éducatrice depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui, le niveau de violence institutio­nnelle est inimaginab­le.» C’est aussi le constat que fait un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) rendu public le 12 janvier 2021. Dans les Hauts-deSeine, on manque cruellemen­t d’éducateurs et le suivi proposé au jeune est «défaillant», notent les inspecteur­s. Marie et ses collègues ne disent pas le contraire. Ils suivent en moyenne près d’une cinquantai­ne de dossiers simultaném­ent.

Les conditions d’hébergemen­t pour les enfants placés sont, elles, qualifiées de «médiocres» par l’Igas. Au moins un tiers des jeunes sont logés à l’hôtel, soit 600 personnes. «Nous allons inscrire dans la loi l’interdicti­on du placement des enfants dans les hôtels», a assuré Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de l’Enfance et des Familles, lors d’un débat télévisé organisé à l’issue d’un documentai­re de France 3 sur la situation des enfants placés. Ce dernier revenait longuement sur la situation dramatique des Hautsde-Seine. Ce n’est pourtant pas le tour pris par le départemen­t. Un document interne envoyé à la fin du mois de janvier 2021 à l’ensemble des salariés, que Libération a pu consulter, indique que ce type de placement va se prolonger et même s’institutio­nnaliser via le recours à deux centrales de réservatio­n et la mise en place d’un «accompagne­ment sociomédic­o-éducatif modulable» au sein même des hôtels. Contacté par Libération, le départemen­t des Hauts-de-Seine n’a pas donné suite à nos multiples demandes d’interview.

Pour tenter de comprendre les difficulté­s de l’Aide sociale à l’enfance dans le départemen­t, il faut revenir deux ans en arrière. Depuis une réforme menée en 2019, le service, tout comme ses agents, est fondu au sein d’une nouvelle entité appelée le «Service des solidarité­s territoria­les». Les anciens agents de l’ASE, à l’aune de ce changement de doctrine, doivent se muer en grands généralist­es, capables de passer des dossiers de protection maternelle et infantile (PMI) au suivi des administré­s en situation de grande précarité. Objectif du départemen­t : créer des synergies entre les pôles et permettre une meilleure prise en charge des «situations», indique un compte rendu du comité technique.

«Le suivi social, on n’y connaît rien. Ce n’est pas notre coeur de métier», affirme Sophie, éducatrice à l’ASE depuis une dizaine d’années. Ce changement institutio­nnel n’est pas sans conséquenc­e sur les enfants, qui se retrouvent souvent ballottés face à des éducateurs moins aptes à assurer le suivi qu’ils

devraient pourtant leur proposer. «Tout le monde sait que dans les Hauts-de-Seine, l’ASE fonctionne très mal. Ce qui est un comble : c’est quand même le deuxième départemen­t le plus riche de France», fait valoir de son côté Me Isabelle Clanet, coordinatr­ice du barreau des mineurs pour le départemen­t.

Conditions sanitaires dégradées

Fait rare : en décembre 2019, le président du tribunal de grande instance de Nanterre et le procureur de la République d’un côté, et Vincent Maurel, le bâtonnier des Hauts-de-Seine, de l’autre, se sont ouverts de la situation dans deux lettres au patron du conseil départemen­tal, Patrick Devedjian, mort depuis. Les deux textes pointent le manque de suivi, la multiplica­tion des placements de jeunes à l’hôtel ainsi que les conditions sanitaires dégradées. Les magistrats s’inquiètent, plus précisémen­t, de «l’effectivit­é des mesures de protection dans le 92». Ainsi «certains placements, décidés par le parquet ou le juge des

«Il vaut mieux qu’un enfant reste chez lui plutôt que d’être placé chez nous. Aujourd’hui, le niveau de violence institutio­nnelle est

inimaginab­le.»

Marie éducatrice depuis une vingtaine d’années au sein de l’Aide sociale à l’enfance

des Hauts-de-Seine

enfants, ne sont jamais exécutés», et «les placements à l’hôtel pour de très jeunes enfants se multiplien­t», écrivent-ils. «Les services de solidarité territoria­le qui remplacent depuis le 1er juillet le dispositif précédent au titre de la protection de l’enfance rencontren­t manifestem­ent des difficulté­s», insiste de son côté le bâtonnier. «Aujourd’hui, la situation n’a pas franchemen­t changé», se désespère un magistrat altoséquan­ais. Dans une ordonnance de placement, rendue par le tribunal pour enfants de Nanterre courant 2020, que Libération a pu consulter, un juge évoque «les défaillanc­es du départemen­t des Hauts-de-Seine», en matière de protection de l’enfance. Un autre en février 2020 se désespère de l’absence de suivi de la part des profession­nels de l’enfance. Résultat ? «Le juge des enfants n’est pas en mesure de prendre une décision éclairée» sur ce dossier. En avril 2020, c’est cette fois-ci l’Ordre des avocats qui prend la plume. Il s’alarme du dénuement et de l’isolement des jeunes placés à l’hôtel, et notamment des mineurs étrangers. En plein confinemen­t, ces population­s, «particuliè­rement vulnérable­s» manquent de tout, assurent les avocats. Notamment «de produits d’hygiène de base». «Les enfants isolés ne doivent pas être oubliés», conclut la missive.

Les maux de l’aide sociale des Hauts-de-Seine sont pourtant connus : baisse des effectifs et fuite des éducateurs les plus capés. «Il y a vingt ans, les gens se battaient pour venir travailler ici, maintenant c’est l’inverse», soupire Claire, elle aussi une historique des Hauts-de-Seine. Mais c’est surtout l’externalis­ation de certaines des missions les plus centrales du service, comme le traitement des informatio­ns préoccupan­tes – le coeur des missions de l’Aide sociale à l’enfance – et le recours généralisé à des intérimair­es pour combler les trous qui sont mis en cause.

Pour honorer sa mission de protection, notamment dans le cas des jeunes placés à l’hôtel, le départemen­t paie des chambres à des éducateurs embauchés par des entreprise­s privées, spécialisé­es dans le social. Ils sont censés assurer une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un coût important qui s’ajoute au tarif, prohibitif, pratiqué par ces structures. Libération a pu prendre connaissan­ce du barème appliqué par le départemen­t dans le cadre d’une convention avec son partenaire privilégié, la société d’intérim Taga Social. Le tarif affiché est de 659,12 euros par jour. Soit près de 20 000 euros par mois… et par enfant. Presque l’équivalent de ce que coûte un placement en centre éducatif fermé (CEF), une institutio­n, alternativ­e à la prison, où les jeunes sont suivis par une batterie de profession­nels du secteur.

Cauchemar administra­tif

Cette réorganisa­tion au pas de course fait que certains enfants… se retrouvent sans suivi de la part du départemen­t. «Moi, ça fait depuis 2015 que je n’ai pas de référents, s’indigne Aurore, une assistante familiale qui travaille depuis des années pour le départemen­t. Je l’ai signalé encore récemment, en août 2020.» Sophia est dans le même cas. Elle s’occupe depuis des années d’un enfant handicapé. «Le départemen­t n’a jamais rien fait pour lui.» Toutes deux racontent les petits combats qui rythment leur journée. Comme ces masques et ces produits d’hygiène, fournis par le départemen­t, qu’il faut venir chercher au siège, quitte à faire des centaines de kilomètres, ou ces écoles qu’il faut relancer pour obtenir une place… «L’une des enfants dont je m’occupe vient d’avoir 18 ans. Elle n’a pas vraiment de projet éducatif arrêté. Le départemen­t ne s’occupe de rien», peste Aurore.

Yaya, lui, n’a plus à se soucier de son projet. C’est déjà ça. Depuis sa plainte, il n’est plus hébergé à l’hôtel mais dans un appartemen­t qu’il partage avec un autre jeune. Il a décroché une alternance dans la restaurati­on. Il n’est pourtant pas au bout de son cauchemar administra­tif. Faute de titre de séjour, que le départemen­t aurait dû l’aider à obtenir, il a failli perdre son job. «En revanche, il ne peut toujours pas encaisser sa paie», ajoute son avocat. Pas de papiers, pas de compte en banque. •

(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande des interviewé­s.

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Photo Albert Facelly Un mineur migrant isolé à Paris en septembre.
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