Libération

Au Tchad, une interpella­tion menée au char d’assaut

Deux personnes ont été tuées et cinq blessées dimanche lors d’affronteme­nts devant le domicile, de l’opposant Yaya Dillo. Ce parent du chef de l’Etat, au long passé de rebelle, venait de se déclarer candidat à l’élection présidenti­elle.

- Par Célian Macé

«Ma maison est encerclée par l’armée et la police. Il est 5 h 14 min.» Le message a été posté sur Facebook par l’opposant tchadien Yaya Dillo Djérou dimanche matin. Quarante-deux minutes plus tard, une nouvelle publicatio­n : «Ils viennent de tuer ma mère et plusieurs de mes parents.» L’arrestatio­n a tourné à l’assaut. Un char de l’armée a défoncé une porte et plusieurs coups de feu ont éclaté. «Il y a eu deux morts et cinq blessés, dont trois parmi les forces de l’ordre», a confirmé le porteparol­e du gouverneme­nt, Chérif Mahamat Zene, dans un communiqué. Selon lui, les policiers ont «essuyé des tirs d’arme» venant du domicile de l’opposant, qui aurait résisté à son interpella­tion.

Blindés. Derrière la flambée de violence, l’histoire ne peut être résumée à une simple convocatio­n judiciaire. Le Parti socialiste sans frontière (PSF) de Yaya Dillo est, d’un point de vue politique, relativeme­nt insignifia­nt. Ce ne sont d’ailleurs pas des militants qui se sont mobilisés dans le quartier de Karkandjie à N’Djamena, la capitale tchadienne, tentant de faire barrage aux forces de sécurité pour empêcher l’arrestatio­n et caillassan­t les blindés, mais ses proches. L’opposant appartient à l’ethnie nordiste des Zaghawa, tout comme le président Idriss Déby Itno. Et au même clan Bideyat. Yaya Dillo est «un proche parent du chef de l’Etat, du côté paternel comme maternel, explique Mohamed Saleh Ibni Oumar, directeur de l’ONG Action humanitair­e africaine (AHA). Or Idriss Déby n’a jamais toléré la moindre opposition venue du Nord, encore moins si elle émane de sa propre famille.» Les dissidence­s venues de son clan sont en effet une vieille hantise du président tchadien.

Yaya Dillo, lui, a un long passé de rebelle. Une première fois, très jeune, au sein du Mouvement patriotiqu­e pour le salut (MPS) d’Idriss Déby, qui renversa Hissène Habré en 1990. Puis, quinze ans plus tard, lorsqu’il fit défection de l’armée afin de combattre son ancien chef à la tête du Socle pour le changement, l’unité nationale et la démocratie (Scud), avec le Soudan comme base arrière. En 2007, rentré dans le rang, Yaya Dillo s’était vu octroyer un poste de conseiller à la présidence, puis de ministre − une manière habituelle de calmer les ardeurs des ex-guérillero­s en quête de réintégrat­ion− et enfin de représenta­nt de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). L’an dernier, pourtant, Yaya Dillo a refait parler de lui. Sans armes ni pick-up cette fois, mais avec une simple vidéo devenue virale.

L’ex-rebelle y dénonçait, face caméra, une convention de partenaria­t «opaque» signée entre le gouverneme­nt tchadien et la Fondation Grand Coeur, dirigée par l’épouse du président, Hinda Déby Itno, dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de coronaviru­s. «Un conflit d’intérêts au coeur de l’appareil d’Etat», critiquait-il, qui «arrache les moyens et les prérogativ­es des services sociaux et sanitaires», pour les mettre au service de la «publicité politique» de la première dame.

«Mascarade». Yaya Dillo touchait là à un double tabou. Celui de la corruption du premier cercle du président tchadien, et surtout celui de l’influence de Hinda Déby Itno. Depuis plusieurs années, le rôle de la première dame – et de son clan − fait grincer des dents dans les cercles dirigeants zaghawas, mais leurs critiques, jusque-là, s’exerçaient toujours à voix basse. En s’exprimant publiqueme­nt, Yaya Dillo a sans doute franchi une ligne rouge. La Fondation Grand Coeur a engagé des poursuites pour «diffamatio­n» et «injures» contre l’opposant.

Yaya Dillo a touché à un double tabou. Celui de la corruption du premier cercle du président

tchadien, et surtout celui de l’influence de son épouse, qui fait grincher des dents dans

les cercles dirigeants.

Son dépôt de candidatur­e, vendredi, à l’élection présidenti­elle qui doit se tenir le 11 avril a-t-il été considéré comme une nouvelle provocatio­n ? Deux jours plus tard, les blindés et les militaires se sont déployés dans le quartier de l’ancien rebelle. «A la suite du refus systématiq­ue depuis quarante-huit heures de M. Yaya Dillo, appuyé d’un groupe de personnes armées, de répondre à deux mandats judiciaire­s [dans le cadre de l’affaire de la Fondation Grand Coeur, ndlr]», celui-ci «a vertement défié l’autorité de l’Etat en opposant une résistance armée», a indiqué le porte-parole du gouverneme­nt. Depuis, l’accès à Internet et les réseaux téléphoniq­ues sont perturbés dans la capitale. Lundi soir, le sort de Yaya Dillo restait incertain. RFI affirme qu’il a été exfiltré de son domicile par des proches.

D’autres candidats à l’élection présidenti­elle tchadienne ont dénoncé les violences de dimanche. Yaya Dillo «paie un prix lourd, mais chacun de nous va continuer à payer ce prix lourd. Ceci est révélateur du fait que ce pays est totalement malade», a réagi sur Facebook Succès Masra, leader du parti Les Transforma­teurs. Le vieil opposant Saleh Kebzabo, arrivé en deuxième position lors de la présidenti­elle de 2016 avec 12,8 % des voix, a quant à lui annoncé qu’il se retirait de l’élection «pour ne pas avoir à servir de caution à la mascarade qui se prépare sur une grande échelle». Idriss Déby s’avance donc vers un sixième mandat sans grande crainte sur le plan électoral. Mais à travers ce qui ressemble à un champ de ruines démocratiq­ue. •

 ?? Photo Thomas Coex. AFP ?? Le sort de Yaya Dillo, ici en 2007. restait incertain lundi.
Photo Thomas Coex. AFP Le sort de Yaya Dillo, ici en 2007. restait incertain lundi.

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