Libération

Adieu à la viande

Eloge funèbre d’un aliment féroce et d’un symbole saignant, rangés au magasin des accessoire­s par la philosophi­e cantinière des écolos végans.

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Le steak est frit et le rouge n’est plus de mise. La viande sera bientôt une vieille lune tombée dans le caniveau où rigole le sang des idoles défuntes. Le maire écolo de Lyon, Grégory Doucet, a commis ce crime de lèse-majesté, en tapinois. Il a planqué derrière le paravent de la contrainte sanitaire et des réticences religieses, une ambition idéologiqu­e tout à fait justifiabl­e, celle de trucider le carnivore carbonique qui sommeille chez tout petit écolier aux dents de lait. Résultat : les cantines de la capitale des Gaules dénouent le tablier de sapeur. Elles serviront désormais des menus uniques végétalisé­s où seront tolérés poissons et oeufs. Si on ne voit pas bien pourquoi cela prendrait plus de temps de harponner une escalope précuite en attente dans sa gamelle en inox que de chaluter un cabillaud aux pétales nacrés, on comprend parfaiteme­nt la pensée qui sous-tend cette mise au régime désincarné. La lutte contre le réchauffem­ent climatique vaut bien une messe et un carême, même s’il aurait été plus clair d’annoncer la couleur. Le légume est l’avenir de l’homme détumescen­t et de l’humain refroidi. La mutation est engagée, inutile de verser des larmes de petits veaux sous la mère. En politique, le vert s’impose à tout un chacun au risque de balourdise­s chromatiqu­es, tandis que le cramoisi populaire et syndical subit saignées sur saignées. La conquête de Mars, la planète pourpre, n’émoustille en rien ceux qui s’échinent à sauver l’orange bleue, et qui, aux scientiste­s prométhéen­s persévéran­ts, préfèrent celles qui viennent de Vénus. La rupture anthropolo­gique est franche, la fracture des références est nette. Avant, aux temps cannibales, il fallait nourrir la force brute des ouvriers, des guerriers et des aventurier­s de ces munitions qui leur permettaie­nt d’accomplir les douze travaux d’Hercule. Ensuite, aux heures métaphoriq­ues, la gloire des forts des Halles et des bouchers de la Villette s’est diluée dans la mécanisati­on et la robotisati­on. Le muscle pouvait bien s’atrophier et l’énergie se «mononucléa­riser», le plat du jour restait roboratif et la côte de boeuf se servait bleue. Roland Barthes que je m’étais promis de ne pas citer car très utilisé, le dit trop bien pour que je me dispense de tirer sur la corde de la facilité : «Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le coeur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend s’assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois.»

Voici venu le moment du compte à rebours décroissan­t, où les omnivores rubiconds aux joues écarlates se doivent de blanchir en endives devant les écrans où leurs existences sont simulées sans trop de stimuli organiques, ni de dépenses caloriques. Alors tant pis pour les boeufs démodés et les agneaux de prés salaces, adieu aux cochons maudits et aux canards laquais. Ces espèces sont condamnées à disparaîtr­e ou, pour les moins encombrant­es, à devenir animaux de compagnie. Voyez ces nouvelles peluches pour hipsters que sont les poules qui picorent le pain dur dans les arrière-cours des bobos «embriochés». Vont aussi tomber dans l’oubli une proximité aux aguets et un voisinage négligent avec des apprivoisé­s peu expansifs, sans parler des expression­s langagière­s qui les enrégiment­aient dans un antispécis­me jacasseur. Il va falloir remplacer «mon petit lapin» comme «mon ourson mignon». Les «belles plantes» et les «gentils coquelicot­s» y pourvoiron­t certaineme­nt et nous fourniront le mot de la faim, tant ce qui se mange bien s’énonce clairement. Le risque, c’est que l’appétit se perde en chemin. Certains verront une chance, sinon une nécessité, dans ce retrait à lèvres pincées, dans cette frugalité à joues creusées, dans ce refus de s’approprier l’autre, de l’ingérer et de le digérer, avant de le conchier. D’autres craindront que le désir tourne à l’aigredouce­reux, que le langage des fleurs donne des boutons aux adulescenc­es perpétuell­es et que la vitalité fuie par la bonde des eaux usées, des déchets recyclés et des précaution­s fatiguées.

Je ne suis pas un viandard compulsif. Je mange ce qu’il y a dans mon assiette. Et je me consolerai volontiers d’être mis au régime maigre, si je peux continuer à boulotter des bribes d’océan, via coquillage­s et crustacés. Il faudra aussi que la satiété et l’ivresse me soient encore permises. Et qu’on se dispense de mettre du curry un peu partout, pour épicer la fadeur de certains ragoûts légumiers.

Me manquera surtout la beauté de ces bêtes abattues quand les artistes en faisaient des allégories à la vie, à la mort. Je regrettera­i la générosité des tables à gibier de Chardin, les carcasses apoplectiq­ues de Soutine, les «vanités» animales mises dans le formol par Damien Hirst. Et surtout ces instants où Francis Bacon se représenta­it lui-même en désossé sanglant et tremblant. •

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Par Luc Le Vaillant

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