Libération

Galeries parisienne­s, nomades land

- Par Judicaël Lavrador

A chaque décennie, son arrondisse­ment favori. Les galeries d’art contempora­in ont souvent multiplié les déménageme­nts dans la capitale, au gré des appuis politiques, du coût des loyers et des clientèles à capter. Récemment, des environnem­ents aussi divers que l’avenue Matignon ou la proche banlieue parisienne, Romainvill­e, sont particuliè­rement prisés.

En octobre 2019, quatre galeries d’art contempora­in emménageai­ent ensemble sur un site de près de 11000 mètres carrés situé à un bon quart d’heure à pieds du métro, à Romainvill­e (93). A l’époque, avec l’ouverture de Komunuma – le nom emprunté à l’espéranto qu’elles se sont collective­ment donné–, c’était dit: la carte de l’art contempora­in parisien s’étend désormais au-delà du périph et c’est vers la banlieue Est que les pions se reposition­nent. Or, voilà que cet hiver – et alors que l’on pensait Paris intra-muros devenu irrespirab­le (au vu de la densité de lieux d’expos au kilomètre carré) – c’est à l’autre bout de la capitale, sur la cossue avenue Matignon, que les galeries ouvrent ou s’étendent les unes après les autres – Emmanuel Perrotin, Kamel Mennour ou Almine Rech devenant ainsi les nouveaux voisins de Gagosian ou de la maison de vente Christie’s. De son côté, le Marais, quartier historique du marché de l’art, se densifie, notamment avec l’inaugurati­on par le Milanais Massimo de Carlo d’une vitrine affichant une seule oeuvre à la fois («Pièce unique») ou l’ouverture du nouvel espace de la Galleria Continua. Un signe de bonne santé pour ces espaces qui s’offrent comme les seuls lieux d’exposition aujourd’hui ouverts ? La preuve aussi qu’après des décennies à redouter la concurrenc­e de Londres, Berlin, New York et Bruxelles, la capitale a retrouvé son attractivi­té passée, notamment à la faveur du Brexit et des taxes que les nouvelles législatio­ns font pleuvoir sur le négoce de l’art ?

En réalité, les galeries de la capitale ont toujours changé d’adresse avec une régularité de métronome. Fabienne Leclerc, à la tête de la galerie In-Situ, installée désormais à Romainvill­e, en est à sa quatrième adresse en vingt ans. En 1991, toute jeune, elle s’associe à Christophe Durand-Ruel pour ouvrir Impasse Beaubourg avant de lâcher l’affaire, en 1998, stoppée net par la crise. Et, de repartir à zéro, trois ans plus tard, en sautant dans le bon train, celui de la rue Louise-Weiss, dans le XIIIe, où Jacques Toubon, maire de l’arrondisse­ment à l’époque et féru d’art contempora­in, appâte de jeunes galeristes en leur proposant des baux commerciau­x à tarif préférenti­el. «Cela ne présentait aucun avantage architectu­ral, s’amuse Fabienne Leclerc, mais c’est toute une génération de gens que j’aimais bien qui ouvrait rue Louise Weiss : Emmanuel Perrotin, Jennifer Flay, Philippe Jousse, Kreo, Olivier Antoine.» Lequel reconnaît aussi avoir suivi là-bas, depuis Nice, sa «bande d’amis. C’était un projet communauta­ire dans une situation économique alors très compliquée. Mais le succès en termes de visibilité et de fréquentat­ion a été immédiat». Les samedis après-midi de vernissage, la rue, bondée, et l’Audierne, banale brasserie pour fonctionna­ires du ministère des Finances tout proche, devenaient, tard le soir, un night-club improvisé.

«quartiers encore en friche»

Aujourd’hui, plus aucune galerie làbas. «J’ai bougé en 2010, se souvient Olivier Antoine. C’était complèteme­nt la fin. Perrotin venait de partir, de même que la moitié des galeries. Certaines, comme Jennifer Flay, avaient fermé. La communauté était moins percutante.» Fabienne Leclerc affirme que «tout le monde serait resté si le projet d’investir les entrepôts désaffecté­s de la Sernam avait abouti. Il nous fallait des espaces plus grands». Mais Toubon avait

quitté la mairie et le soutien politique s’était amenuisé. Elle fait alors le pari de rejoindre le nord de la capitale, entre Stalingrad et La Chapelle, encore vierge de toute galerie, mais y demeurera isolée. Et la voici donc, quelques années plus tard, qui continue de briguer les quartiers encore en friche, comme Romainvill­e: «Dans le Marais, explique-t-elle, il n’y a plus que des espaces moches à des prix dangereux pour nous. L’art contempora­in s’est embourgeoi­sé et je ne suis pas sûre que la création puisse se développer dans des endroits trop chic», lance-t-elle, sans craindre le moins du monde de se couper du public intra-muros et des collection­neurs, qui jugeraient la destinatio­n trop lointaine. «Je me suis toujours dit que dès lors que les gens veulent venir, ils viennent. Où que ce soit. Pinault, je l’ai connu dans l’église Saint-Bernard, à la Goutte-d’Or, au matin de la Nuit blanche, à 8 heures.»

En dix ans, depuis l’aventure du XIIIe arrondisse­ment, Olivier Antoine a lui aussi déménagé à deux reprises mais à seulement

Jacques Toubon, maire du XIIIe arrondisse­ment et féru d’art contempora­in, appâte de jeunes galeristes au début des années 90 en leur proposant des baux commerciau­x à tarif préférenti­el.

quelques centaines de mètres de distance, dans le Marais. S’il a opté pour ce quartier, c’est pour sa proximité avec le centre Pompidou, qui lui permet de capter un peu de son public d’amateurs d’art contempora­in. Mais s’il bouge aussi souvent («tous les cinq ans», calcule-t-il), c’est surtout pour soigner sa relation avec les artistes. «Si tu les invites à investir systématiq­uement le même espace, ils se répètent. Tu arrives aux limites de ce que tu peux avec eux dans des salles que tu finis par connaître par coeur.» Benoît Porcher est son nouveau voisin. Au moment du premier déconfinem­ent, le directeur de la galerie Semiose a emménagé dans les murs de l’ancienne galerie d’Agnès b. (laquelle a fermé sa galerie pour ouvrir une fondation dans le XIIIe) et avant elle, de Jean Fournier. Il abonde : «Mes artistes avaient besoin de pièces plus grandes, pour pouvoir faire des installati­ons et présenter des séries complètes. Et, moi, j’avais besoin de pouvoir travailler sur deux artistes en même temps, et d’avoir des show-rooms, où tu peux montrer aux gens des oeuvres à tout moment indépendam­ment du programme des exposition­s. C’est aussi ce que recherchen­t les collection­neurs.»

Commerce de proximité

Gagner des mètres carrés n’était pas l’objectif premier d’Almine Rech quand elle a ouvert cet hiver un second espace parisien. «Géographiq­uement à l’opposé du Marais, il s’est imposé naturellem­ent, de par l’aspect pratique pour certains collection­neurs.» Le VIIIe arrondisse­ment et l’avenue Matignon sont confortabl­es en effet quand vous descendez dans les palaces du coin, que vous faites des emplettes dans les magasins de luxe et que vous cherchez un portier pour garer la berline. Dit autrement, une galerie d’art est un commerce de proximité comme les autres. Et l’effet boule de neige ne se dément pas: «Il est évidemment préférable d’être entouré d’autres galeries afin que les collection­neurs aient plusieurs exposition­s à voir. Matignon, rappelle-t-elle, est proche des musées d’art moderne, du Palais de Tokyo, de Galliera, du QuaiBranly… d’Art Paris, de la Fiac et également des maisons de ventes qui font leurs exposition­s.» Enfin, ne mettant pas ses oeufs dans le même panier, Almine Rech destine ce second espace, plus petit, à des «exposition­s regroupant 5 à 10 oeuvres, ce qui permet de montrer quelques belles pièces venant de collection­s privées ou d’estates [des succession­s privées, ndlr] avec qui nous travaillon­s. De présenter aussi de l’art moderne, voire plus ancien». Autrement dit, de proposer des oeuvres historique­s qui se négocient dans une gamme de prix bien plus élevée que la plupart des oeuvres d’artistes contempora­ins. Dont la côte et la réputation se construise­nt plus lentement et avec des résultats plus aléatoires.

les pionnières à la place des pionniers

Retour dans l’est de la capitale, à Belleville, quartier populaire qui vit arriver à la fin des années 2000 une flopée de jeunes galeristes dont la programmat­ion audacieuse promeut les artistes émergents. Ils s’y sont installés pour profiter de ses loyers plus abordables qu’ailleurs et de son côté chaleureux. «Il y a ici une vraie vie de quartier, avec des bars à côté où on peut, en temps normal, manger pour pas cher», se réjouit Cécilia Becanovic, qui a cofondé la galerie Marcelle Alix en novembre 2009. Plus de dix ans après, cela reste le cas. Pourtant, ces derniers temps, quelques galeries y ont baissé le rideau. Jocelyn Wolff ou Balice Hertling privilégie­nt pour l’heure leur nouvelle adresse respective, l’un à Romainvill­e, l’autre dans le Marais, tandis que d’autres encore ont définitive­ment cessé leur activité. Cécilia Becanovic confie avoir eu «un drôle de sentiment, qui nous a fait réfléchir» en voyant les confrères déserter la place. «Cela a été pour nous un moment de déstabilis­ation. On a senti qu’on devenait à notre tour les vieilles de Belleville, les pionnières à la place des pionniers qui nous avaient inspirées. Mais on venait de s’agrandir et le timing de la galerie est donc différent de celui des autres.» D’ailleurs, résolument optimiste, elle n’exclut pas qu’«un nouveau mouvement se constitue», amenant, de plus jeunes à ouvrir leur galerie dans le coin.

Les jeunes artistes, en revanche, ne semblent pas près de retrouver des ateliers en ville. Pragmatiqu­es face aux prix rédhibitoi­res du mètre carré, ils prennent volontiers le large, en banlieue, aménageant leurs propres ateliers communauta­ires, baptisés Pauline Perplexe à Arcueil ou le Houloc à Aubervilli­ers. Ils profitent aussi de résidences, dont celle que la Fondation Fiminco a ouverte à Romainvill­e, là même où la poignée de galeries s’est installée. Comme si la production de l’art et son exposition, sa conception et son commerce pouvaient encore entretenir des relations de bon voisinage. •

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La Galleria Continua, en son nouvelespa­ce du quartier du Marais, le 10 février.
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Photo Lionel Urman. ABACA

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