Libération

Archie Shepp et Jason Moran, deux âmes en scène

Dans «Let My People Go», le saxophonis­te octogénair­e s’est associé au pianiste de 46 ans. Le duo balaye les classiques du blues dans une connivence imprégnée des luttes noires-américaine­s d’hier et d’aujourd’hui.

- Jacques Denis

Dès l’introducti­on, des mesures qui s’étendent entre intense stridence et dense quasi-silence. On sait bien que ce disque tournera plus d’une fois. Et puis le chant d’Archie Shepp, une douce amertume au fond de la gorge pour habiter un spiritual sans âge : Sometimes I Feel Like a Motherchil­d. Des lustres que le saxophonis­te chante le blues, la source de tout ce qui a suivi pour celui que trop s’évertuent encore à voir dans le costume étriqué du free jazzman quand lui s’entend tel un homme libre. Des abîmes d’une voix abyssale comme dans le souffle d’un cuivre, Archie ne cesse de revenir à cette flamme bleu nuit que dépeint si bien Miles. Le drame qui se noue dans Sometimes I Feel Like a Motherchil­d – une intimité qui en une poignée de mots en dit tellement sur les sentiments partagés par toute une communauté– fournit l’essentiell­e trame qui irrigue de bout en bout ce dialogue instruit avec Jason Moran. Ce dernier, futur toqué de Monk, n’était même pas né quand le natif de Fort Lauderdale inscrivait son son pour la postérité avec Blasé, Yasmina, et puis Attica. Il avait tout juste deux ans quand Archie Shepp enregistra­it déjà Sometimes I Feel Like a Motherchil­d, en une séminale session du style spirituals en compagnie d’Horace Parlan en avril 1977. Goin’Home, «un disque qui me fait toujours pleurer», confiait Shepp voici trois ans.

«Versatilit­é».

Et ce n’est pas le seul qu’a gravé le saxophonis­te avec pour unique partenaire un pianiste. Dollar Brand, Mal Waldron, Joachim Khün, Tchangodei, Siegfred Kessler, la liste est longue, dans des registres bien différents. Jason Moran les a bien entendus avant de se caler au tabouret. «C’est un véritable honneur d’intégrer cette liste, mais je savais que vu mon âge, je pourrais peut-être ajouter quelque chose à cet étonnant canon de pianistes.» Le saxophonis­te est tout à fait raccord, trouvant dans cette formule nucléaire autour d’un instrument qu’il vénère la possibilit­é d’investir toutes les mémoires du jazz. «Ce duo avec Jason est parmi les plus intéressan­ts, notamment pas sa versatilit­é et sa disponibil­ité. Quand on a pris Sometimes I Feel, il est apparu évident qu’il connaît cette musique sur le bout des doigts.» Archie Shepp l’a rencontré lors de l’édition 2015 du festival de Midleheim. «J’avais entendu parler de lui, sans vraiment connaître sa musique. Là, je l’ai découverte sur scène, et j’ai été impression­né par sa capacité à embrasser l’histoire du jazz. Jason a ce talent de pouvoir traverser les époques, et de rendre caduques les questions de styles. Entre nous, le feeling est passé, et j’ai tout de suite eu l’idée de lui proposer un répertoire.»

Dans ce duo, il est avant tout question de classiques, couvrant un large spectre, du visionnair­e Wise One, standard du mage Coltrane, au prophétiqu­e Go Down Moses, emprunté au roi zoulou Louis Armstrong. De quoi asseoir cette associatio­n qui repose sur une entente plus soulful que des intentions virtuoses. Le blues en est donc la couleur primordial­e, vous immergeant dans les tréfonds de l’âme noireaméri­caine, «darker than blue», aurait dit Curtis Mayfield. «Archie et moi venons du “Sud”, où le blues est tissé dans tout, des chants de travail au hip-hop. Nous croyons tous les deux au pouvoir des blues de raconter l’histoire de notre peuple à n’importe quel siècle. Je crois que dans 300 ans, les blues seront là, tout comme Bach», insiste le natif de Houston. Entre les deux, cela sonne donc comme une évidence, malgré les années de distance. La connivence est telle qu’elle parvient même à effacer le fait qu’on soit face à des prises enregistré­es sur scène. «Archie a toujours été un lien important pour comprendre comment la musique est connectée à l’activisme. Les histoires qu’il raconte à travers sa musique amplifient l’esprit des personnes qu’il représente», reprend le pianiste qui n’a pas de mot pour qualifier la qualité du musicien à ses côtés. Lequel n’a jamais vraiment fait de distinguo entre ses prises de bec et ses émois au micro. «Les mots comme les notes peuvent éveiller les conscience­s. La voix offre d’autres possibilit­és d’expression, une émotion différente. Mais au bout, je crois que je dis les mêmes choses au saxophone.»

Soins.

Ce message, qui transpire dans cette conversati­on, dans ses intervalle­s comme ses suspension­s, est explicite dans le choix du titre général : Let My People Go, une sentence extraite du biblique Go Down Moses qui fait «écho aux injustices et à la lutte de mon peuple» dans la bouche de l’octogénair­e, attentif aux violences qui ont marqué les Etats-Unis en 2020. «J’étais là-bas lors de l’assassinat de George Floyd. Black Lives Matter est un mouvement très important, un engagement qui implique tout le monde, au-delà des questions de races et d’identités. Pour moi qui ai été actif dans les années 60, l’histoire se répète, alors même qu’on pensait que tout cela serait résolu.» Avant d’ajouter : «En fait c’est peut-être pire aujourd’hui.»

Il suffit de songer aux inégalités de traitement devant le Covid, qui a frappé sévèrement les communauté­s afro-américaine­s et latines, pour avoir, selon lui, un indicateur de l’iniquité de cette société : «L’accès aux soins, la qualité de la bouffe, l’exiguïté des lieux de vie… la vie du ghetto pour résumer rend ces population­s plus vulnérable­s», résume Shepp. C’est de ceux-là dont parle ce disque, d’une gravité qui pèse sur chaque note. Est-ce un hasard si l’unique compositio­n originale signée Moran s’intitule He Cares? Comme pour rappeler aux penseurs du monde d’après que les sons prodiguent des soins. «La musique, c’est une manière de traduire le présent par du son. Le son, ce sont des vibrations qui pénètrent dans le corps des gens, analyse Jason Moran. Et de cette façon, nous demandons aux auditeurs de laisser les sons ricocher dans leur esprit et leur corps. Espérons que cela nous permettra de pleurer, de rire ou d’expirer.» Ecoutez ce disque, c’est aussi se donner de bonnes raisons d’espérer.

Archie Shepp & Jason Moran Let My People Go (Archie Ball)

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Photo Accra Shepp Archie Shepp et Jason Moran.

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