Libération

Oubli ni pardon

Muriel Salmona La psychiatre engagée alerte depuis des années sur les conséquenc­es psycho-traumatiqu­es des violences sexuelles, dont elle a elle-même souffert.

- Par Cécile Bourgneuf Photo martin colombet

Parmi les innombrabl­es objets qui ornent le salon familial, des sculptures en bronze. Des corps féminins scindés en deux, que Muriel Salmona façonne depuis vingt ans. Rien de plus instinctif pour cette psychiatre que de représente­r la dissociati­on traumatiqu­e, vécue par nombre de ses patientes victimes de violences sexuelles, dont le cerveau s’est un jour éteint, a disjoncté, face à l’horreur subie. Muriel Salmona, 65 ans, est devenue la porte-parole de ce mécanisme de survie anesthésia­nt, et de l’amnésie traumatiqu­e qui peut en découler. Depuis la libération de la parole #MeToo inceste, elle est interrogée dans tous les médias – avec plus de 120 interviews depuis le mois de janvier – et explique, inlassable­ment et avec le même débit habité, ces troubles psycho-traumatiqu­es dont elle est devenue l’une des plus grandes expertes en France. «Ça fait tellement d’années que je me bats, j’ai toujours été bien plus entendue au niveau internatio­nal et j’étais un peu déprimée, reconnaît-elle après nous avoir fait entrer dans sa jolie maison bourgeoise aux briques rouges et garde-corps violets, à Bourg-la-Reine, en banlieue parisienne. Là, je me suis dit “ça y est, ça part!” J’ai tout de suite senti que c’était historique, on ne va pas les lâcher !» assure-telle la voix douce, mais ferme. «Les», pour désigner le secrétaire d’Etat à la Protection de l’enfance, Adrien Taquet, et le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, missionnés par Emmanuel Macron pour renforcer la loi sur les violences sexuelles, en particulie­r sur l’inceste. Ils ont donc consulté Muriel Salmona qui a pris sa revanche sur le garde des Sceaux, dont elle garde un souvenir amer lorsqu’il était avocat. «En 2018, lors du procès de Georges Tron, dans lequel une de mes patientes était auditionné­e, il m’a pourrie en disant que je n’avais aucune éthique, que j’étais une militante féministe», raconte-t-elle dans un sourire nerveux. Oui, assume-t-elle, «on ne peut pas s’occuper des violences sans l’être, militante et féministe».

La psychiatri­e, elle s’y intéresse très tôt, dès le début des années 80. Elle qui soigne les plaies intimes de ses patientes a aussi ses cicatrices. Fille unique, elle grandit en région parisienne, élevée par un père boucher «alcoolique au dernier degré» et une mère couturière «avec une quantité phénoménal­e d’amants». Le commerce acquis par son père fait faillite, la famille vit dans des logements insalubres. Muriel Salmona garde «des souvenirs sympas» de ses premières années d’enfance. Et puis à 6 ans, le trou noir. Juste avant, il y a cette froide journée d’hiver où sa mère l’emmène dans une villa dans laquelle elle livre de la viande. Sous leurs pas, de la neige tassée, une sensation qui a longtemps suscité en elle des crises d’angoisse. Elle est laissée seule sur un tabouret haut, juste à côté du paquet de viande, scrutée par cinq ou six hommes. Muriel Salmona se souvient de pénétratio­ns digitales et puis, plus rien. «Je ne suis jamais partie de cette maison», dit-elle les yeux humides, genoux pressés l’un contre l’autre. Son histoire, elle vient de la révéler : «Je ne veux pas me reconnaîtr­e dans un parcours de résilience. C’est superinjus­te : on bousille quelqu’un et on regarde s’il arrive à se relever. J’ai un parcours de résistante et je veux juste que personne ne vive ce que j’ai vécu.»

Alors elle s’investit auprès de ses patientes, dont elle se dit très proche. Elle se bat pour obtenir des droits de prise en charge à 100 %, les accompagne dans leurs démarches juridiques pour porter plainte. Cet engagement dérange certains confrères qui remettent aussi en question l’amnésie traumatiqu­e, assurant qu’il n’y a rien de prouvé scientifiq­uement et craignant une épidémie de faux souvenirs induits. «Mais c’est un fait clinique ! s’emporte-t-elle. Au moins 40 % des victimes de violences sexuelles présentent une amnésie traumatiqu­e, même 60 % en cas d’inceste.» Edouard Durand, juge des enfants à Bobigny et coprésiden­t de la commission sur l’inceste, est un témoin direct des formations qu’elle donne aux magistrats sur les violences conjugales et sexuelles. Il l’affirme : «Si la société est aujourd’hui prête à entendre et à comprendre les victimes, c’est grâce à des personnes comme

Muriel Salmona, grâce à ses travaux, son courage.» Une force qui lui a permis de reprendre vie à l’âge de 12 ans.

Elle s’impose à l’école où elle est élue déléguée de classe d’année en année. Mais à la maison, sa mère lui répète que les filles ne valent rien, ou «qu’il ne faut pas faire de mayonnaise quand on a ses règles». La jeune fille n’écoute pas, s’engage à l’extrême gauche au lycée mais ne «s’est jamais encartée», précise celle qui votera pour Sandrine Rousseau si elle est désignée candidate des écolos pour 2022.

Elle rencontre Jean-Pierre, son mari, pendant ses premières années de médecine. Il détonne parmi les médecins «sexistes et misogynes», joue fabuleusem­ent du piano. Aujourd’hui cardiologu­e, son imposant Steinway trône dans le salon, veillé à ses pieds par les dinosaures en plastique de leurs deux petits-enfants. Elle l’épouse en même temps que sa religion, le judaïsme. La Shoah l’a beaucoup marquée ado, «une interrogat­ion face au monde, très en lien avec ce que j’avais subi», analyse-t-elle. Comme pour chacun de ses patients, elle s’intéresse à l’histoire de cette famille et découvre un silence de plomb sur une tante déportée sans que personne ne sache où. Alors Muriel Salmona se plonge dans ce passé, remue les douleurs pour faire ressurgir la vérité. Elle en pleure encore en évoquant le sort de cette femme gazée dès son arrivée au camp de Sobibor. Avec Jean-Pierre, ils ont eu trois enfants et partagent des passions communes pour l’astronomie – un grand télescope noir est posé près de la table basse –, la botanique ou la géologie avec des pierres qu’elle ramène «de partout». Elle porte d’ailleurs une opale violette autour du cou. Dans le salon, il y a des peintures aussi, les siennes, comme cette grande estampe japonaise, une femme en kimono qui se regarde dans un miroir. Dans le sien, il y a ce carré noir et cette frange impeccable­s, devenus signature. Et aussi une insatisfac­tion, celle de ne pas avoir réalisé tout ce qu’elle aimerait faire pour les victimes de violences sexuelles. Prochaine étape, et pas des moindres : porter plainte contre l’Etat pour «tortures» devant la Cour pénale internatio­nale (CPI). «Il ne s’agit pas de dire on vous écoute, on vous croit. Il faut une reconnaiss­ance réelle de la France pour manquement à toutes ses obligation­s parce qu’elle n’a ni prévenu, ni pris en charge les victimes de violences sexuelles, ni puni leurs auteurs. Je ne peux pas vivre dans un monde où on tolère d’être entouré par des criminels.» Muriel Salmona compte bien régler ses comptes jusqu’au bout. •

21 juin 1955 Naissance à Chennevièr­es-surMarne (Val-de-Marne).

1992 Ouvre son cabinet de psychiatri­e à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine).

2009 Fonde l’associatio­n Mémoire traumatiqu­e et victimolog­ie.

2013 Publie le Livre noir des violences sexuelles (éditions Dunod).

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