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Rose-Marie Lagrave «Il n’y a pas d’ascenseur social. Les transfuges de classe prennent l’escalier de service!»

La sociologue raconte dans une enquête autobiogra­phique sa traversée des frontières sociales, de son village du Calvados à l’élite de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Une invitation à refuser les «je ne m’en sortirai jamais» mais aussi à dé

- Recueilli par Sonya Faure et Anastasia Vécrin Dessin André Derainne

Comment une fille d’un village du Calvados, issue d’une famille nombreuse, démunie, catholique, en vient-elle à s’asseoir sur les bancs de la Sorbonne, à croiser Pierre Bourdieu, militer au Mouvement de libération des femmes et devenir directrice d’études à l’EHESS (les Hautes Etudes pour les intimes)? C’est l’histoire de la sociologue Marie-Rose Lagrave qu’elle documente et analyse, dans Se ressaisir, enquête autobiogra­phique d’une transfuge de classe féministe (La Découverte). Pas de miracle dans cette histoire. A travers sa propre trajectoir­e qui ne fut jamais une sinécure, Marie-Rose Lagrave démontre combien sa traversée des frontières sociales tient à son environnem­ent, aux personnes comme aux institutio­ns. Ses parents catholique­s, sensibilis­és à un ethos bourgeois qui avaient à coeur de «dresser les têtes et les corps» de leurs 11 enfants, ont fait d’eux des écoliers parfaiteme­nt adaptés au système scolaire, appréciés des instituteu­rs. Ses collègues lui ont fait confiance, voyant le profit qu’ils pouvaient tirer de cette travailleu­se, depuis son entrée par la petite porte à l’EHESS quand, poussée par la nécessité financière, elle osa demander un poste à son directeur de thèse. Ses expérience­s en tant que femme, puis sa rencontre avec le MLF forgea sa conscience féministe et l’incita à créer un master Genre, sexualité, politique à l’EHESS et à promouvoir la parité profession­nelle au sein de l’institutio­n. L’apport de l’ouvrage est considérab­le par ce qu’il montre de l’influence du genre et de la classe sociale sur une vie, tout en plaçant en creux la reconnaiss­ance au coeur des relations sociales.

Se ressaisir, pourquoi ce titre ? Se ressaisir, c’est d’abord revisiter mon parcours et refaire le chemin inverse des étapes successive­s qui l’ont construit, une retraversé­e, en somme. C’est aussi un clin d’oeil à nos maîtres d’école qui écrivaient sur les bulletins scolaires : «Doit se ressaisir au deuxième trimestre.» L’emploi du «je» est une hérésie pour une sociologue, reconnaiss­ez-vous. Pourquoi avez-vous consenti à utiliser la première personne du singulier ?

J’ai longtemps banni le «je» pour ne pas déroger à la règle générale en sciences sociales voulant que l’emploi du «on» atteste la capacité d’objectivat­ion de la chercheuse. Si j’ai osé cette effraction, ce n’est pas pour verser dans le narcissism­e ou me pousser du col, mais pour chercher à comprendre comment ce «moi», façonné par de successive­s socialisat­ions, est finalement parvenu, après beaucoup de difficulté­s et de bifurcatio­ns, à déjouer partiellem­ent la règle de la reproducti­on des classes sociales. J’ai finalement suivi le chemin inverse d’Annie Ernaux. Dans les Années (1), la romancière revendique une «autobiogra­phie impersonne­lle». Elle écrit «elle» et non pas «je». Après des années de dépersonna­lisation, je suis passée au «je», mais à un «je» objectivé par une enquête qui le remet à sa place et le réinscrit dans des groupes et collectifs, pour lui restituer sa singularit­é et sa généralité. J’ai étudié le processus de fabricatio­n de ce «je», à travers les différente­s étapes de mon parcours et de celui de ma famille, en leur imprimant un regard sociologiq­ue.

De Didier Eribon à Pierre Bourdieu, les récits de transclass­es sont le plus souvent masculins (2), «ce n’est pas un hasard, c’est un privilège», dites-vous. Pourquoi ?

Avant d’écrire ce livre, j’ai lu d’autres témoignage­s de transclass­es. Plus je lisais et plus j’étais admirative à l’égard de la manière dont les uns et les autres traduisaie­nt leur parcours. Pourtant, je ne me retrouvais pas totalement. Je me suis rendue compte que ces trajectoir­es étaient écrites dans leur grande majorité par des hommes. Ce n’est pas un hasard : ils avaient accédé à une classe sociale leur permettant sans trop de honte de dévoiler leurs origines, en raison de leur parcours de grande amplitude. Avouer sa classe d’origine est plus rare pour les femmes dans le milieu académique – même si Yvette Delsaut et Françoise Thébaud l’ont fait (2) –, comme si le fait d’être une femme et transfuge de classe redoublait une honte sociale qu’il valait mieux taire. Il est déjà difficile d’accéder à l’université quand on est une femme, puis d’y être promue, rajouter des origines sociales peu valorisées renforce un stigmate dans un monde où les héritiers sont légion. J’ai pensé alors qu’il était important d’écrire en tant que femme, et plus encore en tant que féministe. Les hommes, et Bourdieu lui-même, n’ont pas conscience que les réseaux culturels qu’ils ont su construire autour d’eux, leurs investisse­ments dans les jeux sociaux et scientifiq­ues tiennent aussi aux ressources qu’ils détiennent en tant qu’hommes. Le genre fait quelque chose à la classe sociale et la classe sociale fait quelque chose au genre, le souligner en ces temps délétères où l’intersecti­onnalité est mise en cause n’est pas un luxe.

Peut-on jamais se défaire de ce sentiment de honte sociale et de dette, mots qui reviennent beaucoup dans votre livre ?

La honte sociale, éprouvée lors de mes années lycéennes en me frottant à des milieux bourgeois, s’est diluée à travers les multiples ajustement­s aux mondes sociaux que j’ai traversés, pour disparaîtr­e à mon arrivée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et lors de mes années au Mouvement de libération des femmes. Au MLF, nous prenions conscience par un travail sur soi et collectif, de notre capacité d’agir, que devenir une femme était quelque chose dont on ne saurait avoir honte. Ce que montre justement mon enquête, c’est qu’on ne devient pas transfuge de classe sans des «alliés d’ascension», selon les termes du sociologue Paul Pasquali, qui vous aident à passer d’un cap à un autre : mon instituteu­r, mes professeur­s, les groupes de parole au MLF, mes collègues à l’Ecole des hautes études… On ne passe jamais à soi seule les frontières sociales. Si je n’en finis pas de payer une dette, c’est que, sans leur soutien, ma migration sociale eut été compromise. A mes yeux, être débitrice n’est pas négatif : c’est la reconnaiss­ance des dons que j’ai reçus. Or dans notre société, la reconnaiss­ance n’est jamais mise au coeur des relations sociales. Les dettes peuvent être précieuses ; elles appellent des contre-dons. On est dans l’obligation de rendre ce qu’on nous a donné. Cela incite à avoir une posture d’empathie, de générosité, d’ouverture aux autres, de politisati­on de la question sociale et féministe que j’ai apprise au cours des ans.

Mais l’environnem­ent seul ne suffit pas, vous vous devez aussi beaucoup à vous-même…

Cette difficile reconnaiss­ance envers soi-même est l’apanage des transfuges de classes. Comment s’adresser des gratificat­ions quand nulle légitimité ne nous est donnée a priori ? On commence dans la vie avec le sentiment que tout est inscrit et perdu d’avance, et ma trajectoir­e montre que c’est totalement faux. A l’inverse du «quand on veut, on peut», ou du «il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot» de Macron, mon parcours témoigne qu’il faut bénéficier de conditions de possibilit­és pour pouvoir vouloir ; la volonté à elle seule reste une arme faible. Pour une transfuge de classe, il faut au contraire rassembler toute une série de ressources et d’alliés d’ascension pour parvenir à passer les ornières. Je ne m’efface pas, j’ai été portée.

Issu d’un milieu rural et d’une famille nombreuse, êtes-vous un accident statistiqu­e ?

Les statistiqu­es de l’Ined l’attestaien­t : après la Seconde Guerre mondiale, les chances d’accéder au lycée pour les enfants scolarisés en milieu rural et issus de familles nombreuses étaient très faibles. Nous cumulions les deux handicaps. Et pourtant plusieurs membres de ma fratrie sont allés au lycée. Plusieurs facteurs ont joué : la frustratio­n scolaire de ma mère, reçue au certificat d’études et aspirant au métier d’institutri­ce, alors qu’elle fut domestique dans une famille bourgeoise ; le niveau scolaire de mon père, envoyé au petit et au grand séminaire, doté d’une équivalenc­e au bac. Ce grand lecteur ne souffrait pas que ses enfants fassent des fautes de français. En outre, l’éducation catholique, porteuse du sens du devoir, nous prédisposa­it au respect des savoirs scolaires. Le déclasseme­nt géographiq­ue et social de mes parents, empreints néanmoins d’un ethos bourgeois, les ont orientés à se distinguer socialemen­t, de telle sorte qu’on ne devait pas être, ni se comporter comme les autres enfants du village. Et vos premiers alliés d’ascension sont les instituteu­rs de votre petite école du Calvados. On ne peut comprendre ce décollage collectif de mon frère et de mes soeurs si on ne prend pas en compte le rôle des instituteu­rs de l’époque et la demande pressante du rectorat pour «envoyer des élèves au lycée». Avant l’arrivée de ma famille dans le village, en 1947, le seul diplôme envisageab­le était le certificat d’études. Les instituteu­rs ont vu tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de cette flopée de gosses parlant un français correct et arrivant tout bien dressés à l’école. Ils nous ont préparé aux examens et se sont chargés de toutes les démarches administra­tives pour obtenir une bourse. La concordanc­e entre le travail de dressage des têtes et des corps fait par mes parents, et le désir d’instituteu­rs d’envoyer des enfants au lycée a permis ce premier passage. Ce n’est pas un accident statistiqu­e, ni un «miracle» scolaire, mais la rencontre d’intérêts convergent­s.

Le féminisme est une autre étape fondamenta­le dans cette migration de classe…

Mon féminisme ne tient pas à une révélation, comme cela a été le cas pour certaines de mes amies, mais à un cumul d’expérience­s. Les manières d’accéder au féminisme, de militer au MLF, peuvent être très différente­s. Mon adhésion est le résultat d’expérience­s intimes qui ont rencontré des discours théoriques leur donnant sens. Ce féminisme m’a permis de retrouver la fierté d’être femme, d’agir en première personne et collective­ment. Le féminisme a été pour moi une école de réflexion sur moi-même, sur ma trajectoir­e, sur les sciences sociales, sur la politique.

Votre livre est-il un livre contre l’idée de méritocrat­ie ?

La méritocrat­ie est une notion qui vient de la IIIe République, bien faite pour légitimer sa politique éducative : c’est l’image du boursier conquérant et des miraculés scolaires. De républicai­ne, la méritocrat­ie est devenue une variable d’ajustement à visée libérale ; c’est un fauxsembla­nt ou un masque pour ne pas assurer dans les faits l’égalité des chances. On n’attribue le mérite qu’aux gens de peu, de classes subalterne­s, jamais aux héritiers. Le mérite est une notion manipulée pour essayer de montrer que l’ascenseur social n’est pas grippé. Mais il n’y a pas d’ascenseur social. Les transfuges prennent l’escalier de service ! Et on le monte marche par marche, avec des paliers de temps en temps où le collectif nous donne un coup de pouce. Les méritants, ce sont mes camarades d’école primaire laissés à leur sort. Vous évoquez aussi le silence des féministes sur la vieillesse. Comment y remédier ?

Le slogan «mon corps m’appartient» a fait les beaux jours du MLF. Or, le corps décrépi, la dépendance, la mort imminente, sont paradoxale­ment des impensés des féminismes (même si en ce moment s’amorce un retour sur la vieillesse, avec le livre de Laure Adler, la Voyageuse de nuit, ou la réédition du livre la Vieillesse de Simone de Beauvoir). Parler de l’expérience du corps vieillissa­nt me paraît essentiel pour mettre en lumière la dureté du monde. La vieillesse est une lanceuse d’alerte sur ce qui broie les vies. Si on faisait plus attention au vulnérable dans le monde du travail, dans les relations sociales, dans l’éducation, la politique… on sortirait des cadences infernales, de l’esprit de compétitio­n, du diktat de l’excellence. La vieillesse peut être une boussole pour fissurer la figure de l’homme conquérant. C’est la fragilité qui est émouvante et donne une texture nouvelle à la vie. Accepter cette fragilité tout au long de la vie serait l’un des aspects permettant de mettre un terme au virilisme, et d’ouvrir la voie d’une possible réinventio­n des rapports entre les hommes et les femmes. Valorisons cette fragilité qui met à mal la concurrenc­e, la compétitio­n et la violence dans les rapports sociaux et l’économie. La vieillesse, du coup, ne serait plus une séquence à part. •

(1) Gallimard (2008). (2) Didier Eribon, Retour à Reims, Fayard (2009); Pierre Bourdieu, Esquisses pour une auto-analyse, Raison d’agir (2004) ; Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Belin (2003) ; Michel Winock, Jours anciens, Gallimard (2020).

(3) Yvette Delsaut, Carnets de socioanaly­se, Raisons d’agir (2020) ; Françoise Thébaud, «Entre parcours intellectu­el et essai d’ego-histoire», Genre et Histoire, n°4 (2009).

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Lagrave éd. la Découverte,
438 pp., 22 €.
Se ressaisir de Marie-Rose Lagrave éd. la Découverte, 438 pp., 22 €.

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