Libération

En Centrafriq­ue, les mercenaire­s russes de Wagner sèment la peur

Venus en théorie pour soutenir l’armée centrafric­aine, les miliciens multiplien­t les exactions, et notamment les violences sexuelles contre les femmes. Dans un récent rapport, un groupe de travail de l’ONU dénonce «de graves violations des droits de l’hom

- Par Antoine Rolland Correspond­ance à Bangui

La vidéo est d’un cynisme cru. Il s’agit d’un des «cours magistraux» de Fidèle Gouandjika, va-t-en-guerre assumé, l’un des plus proches conseiller­s du président centrafric­ain, Faustin-Archange Touadéra. Il a pris l’habitude de partager ses «réflexions» en direct, sur Facebook. Le 15 mars, il lâche : «Les Russes ne cesseront de venir. Même s’ils demandent nos diamants, on va leur donner. Ils demandent de l’uranium, on va leur donner. Du bois, on va leur donner. Même s’ils demandent de coucher avec nos femmes, on va leur donner.»

Provocatio­n ou manière d’assumer des crimes qui alimentent toujours plus la rumeur banguissoi­se ? Depuis 2018, et après le désengagem­ent de Centrafriq­ue du partenaire traditionn­el français, le groupe de sécurité russe Wagner, dirigée par un proche de Poutine, Evgeni Prigotruct­ion, a pris le contrôle des réseaux de pouvoir, notamment via le conseiller à la sécurité nationale du président, Valery Zakharov. Ces derniers mois, la présence des paramilita­ires s’est renforcée. Contactés par Libération, le gouverneme­nt et la présidence centrafric­aine n’ont pas donné suite à nos demandes d’informatio­n.

Entre décembre et janvier, les attaques de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), alliance de six groupes armés autour de l’ancien président François Bozizé, ont perturbé le processus électoral et menacé la capitale, Bangui. La force de la mission de maintien de la paix de l’ONU, la Minusca, des forces rwandaises (notamment en charge de la défense de Bangui) et les mercenaire­s russes ont repoussé l’attaque. Depuis, les rebelles, divisés, reculent toujours plus au nord.

Pillages

Selon le narratif officiel, l’armée centrafric­aine, encore en reconsgine, part à la reconquête d’un territoire perdu depuis des années. Wagner n’existe pas. Les 535 Russes présents en Centrafriq­ue ne sont que des instructeu­rs, présents en soutien. Dans les faits, le millier de mercenaire­s, dont la présence est dissimulée derrière des sociétés écrans, mène la contre-offensive, reléguant les forces armées centrafric­aines (Faca) à un rôle de supplétifs. Wagner a organisé un vaste pont aérien pour acheminer des armes, aux frais de l’Etat centrafric­ain, violant l’embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU. Le terme «russe» est presque abusif, tant nombre d’entre eux viennent du Moyen-Orient, débarqués dans un environnem­ent qu’ils ne connaissen­t pas. «Wagner a fait les fonds de tiroirs», analyse un diplomate. Un récent rapport d’un groupe de travail de l’ONU, chargé de la surveillan­ce des milices armées, a sonné une première alarme, «dénonçant de graves violations des droits de l’homme». Le rapport y confirmait les révélation­s de Libération démontrant que la Minusca avait collaboré avec Wagner en début d’année.

Selon des témoignage­s recueillis par Libération, l’arrivée de Wagner dans les localités s’accompagne de pillages. Les mercenaire­s se servent, incités par de faibles salaires, une logistique défaillant­e et l’impunité que leur confère leur statut d’assurance vie du régime. Jean-Pierre (1) se souvient encore du bouleverse­ment qui a frappé son village, situé dans le sud du pays, en décembre. «Ils ont brisé les portes, les fenêtres, volé les habits, les ustensiles de cuisine, les chaussures, les mousses, les chaises, les fauteuils. Ils ont tout détruit. Ils ont décimé les cheptels. Quand les cabris passaient, ils tiraient.»

«La peur au ventre»

L’occupation se met en place. Les Russes s’installent trois mois dans les bâtiments administra­tifs, et transforme­nt le village en centre d’entraîneme­nt de tir. Pour aller au champ, les habitants préfèrent demander l’autorisati­on à Wagner. «Ils confondent tout le monde, ils voient des rebelles partout, explique Jean-Pierre. Alors on allait négocier avec le commandant. Nous, pauvres civils, face à des gens agités, en arme… On avait la peur au ventre.»

Dans un autre village situé à 40 kilomètres, en revanche, la cohabitati­on s’est bien passée : les Russes, accompagné­s d’un traducteur, n’ont commis aucun débordemen­t selon les habitants. Un membre influent du gouverneme­nt y cultive des plantation­s.

En territoire rebelle, la situation devient préoccupan­te. Selon les témoins, les Wagner ne saisissent pas les enjeux qu’impliquent plusieurs décennies de conflits larvés. Pire, ils ne semblent pas s’en soucier. Bambari est un exemple parlant. La quatrième ville du pays est un terri-

toire de l’Union pour la paix en Centrafriq­ue (UPC), qui a participé à la rébellion avant de récemment prendre ses distances. Le groupe revendique la défense des Peuls, des éleveurs nomades. Il s’agit en fait d’un alibi pour ses activités criminelle­s, dirigées même contre sa propre communauté.

Les 15 et 16 février, Russes et forces gouverneme­ntales atteignent Bambari et chassent l’UPC après de violents combats. MSF affirme avoir soigné ce jour-là une trentaine de blessés, dont des mineurs atteints d’éclats d’obus. Selon Amnesty Internatio­nal, quatorze cadavres ont été retrouvés dans la mosquée, sans que l’on puisse identifier les auteurs des crimes. Depuis, Wagner a installé une base dans le quartier de Setero. Et agit selon une règle : un Peul est un rebelle. Selon nos informatio­ns, au moins une vingtaine de personnes ont disparu, à Bambari et aux alentours, après des descentes effectuées par les Russes. Parmi eux, des éléments armés mais aussi des civils, parfois cibles de dénonciati­ons opportunis­tes.

Fatima est à Bangui depuis plusieurs semaines. Quand son fils a été arrêté, elle a tenté d’aller le voir à la base russe, sans succès. Le troisième jour, un militaire centrafric­ain lui apprend son transfert à Bangui. Elle réussit à réunir 90 000 francs CFA (140 euros), une somme énorme, et descend à la capitale.

Fatima fait en vain le tour des commissari­ats, hôpitaux, et prisons. Au bout de six jours, on lui fait comprendre qu’elle pose trop

de questions. «Je ne me sens pas bien, je ne mange pas bien. J’ai laissé mes petits-enfants à Bambari, explique-t-elle. Mais si je reste ici, qui va s’en occuper ? Ils réclament leur père chaque jour. Je leur fais garder espoir, je leur dis qu’il va revenir. Mais je ne sais pas.»

Et puis, il y a les viols. Les violences sexuelles contre les femmes sont un fléau centrafric­ain depuis vingt ans. Chaque montée en intensité du conflit accroît le nombre de viols, tant par les combattant­s que par les proches. Les derniers événements n’ont pas fait exception. MSF a dénombré au mois de janvier, à Bangui, deux fois plus de viols qu’en temps normal.

«Ils m’ont massacrée»

Bien qu’il soit difficile d’en connaître l’ampleur, Wagner a participé à cette vague. A la sortie du lycée, Simone se presse pour rentrer chez elle un soir de février. Le couvre-feu de 18 heures approche, la nuit tombe, les avenues se vident. Un véhicule de Wagner s’arrête à son niveau. L’un d’entre eux parle un peu français. «Ils m’ont proposé de monter, je pensais qu’ils voulaient me ramener chez moi.»

L’élève de terminale est emmenée dans une maison. Elle descend dans une pièce meublée d’un petit lit de camp. «Après une heure, ils sont venus me brutaliser. Ils m’ont massacrée, ça a duré toute la nuit.» Cinq hommes la violent à tour de rôle. Au petit matin d’une nuit sans sommeil, ils la relâchent dans le centre-ville, contre un billet de

10 000 francs, et la consigne de se taire.

Simone saignera pendant plusieurs jours.

Au village de Jean-Pierre,

Marie, jeune commerçant­e, a connu une histoire similaire. Quelques jours après l’installati­on des Russes, elle s’approche d’un petit marché improvisé à l’entrée de leur base. Un Russe armé la voit et lui fait signe d’entrer. «Je pensais qu’ils achèteraie­nt mes produits. Une fois à l’intérieur, un homme m’a pris dans ses bras et m’a jetée sur un lit», murmure-t-elle les yeux fixés au sol. Là encore, cinq hommes. «Quand ça a été fini, ils m’ont donné une bouteille d’eau. Ils ne parlaient pas la langue, mais ils ont fait des gestes pour me dire que si je parlais, ils me tueraient.»

Elle montre une cicatrice encore fraîche au bras : le résultat d’une dispute avec son mari, qui n’a pas supporté le viol et l’a chassée. Depuis, Marie vit chez sa mère, un peu à l’écart du village. De passage à Bangui, elle a refusé de se faire soigner : «La honte.» Les victimes rencontrée­s ont peur. «En général, les victimes en RCA mettent toujours du temps pour se faire connaître, relativise un membre du Groupe de travail de la société civile. Dans ce pays, elles vivent très souvent parmi leurs bourreaux.» Jointe par Libération, l’ambassade de Russie en RCA indique n’avoir «reçu aucune plainte du gouverneme­nt centrafric­ain concernant les viols et les abus sexuels mentionnés». Et qualifie ce «genre d’informatio­ns de fake news».

Sessions de paranoïa

«Tout le monde a peur des Russes, objecte un autre membre de la société civile qui souhaite rester anonyme depuis des menaces de mort. Même s’ils le voulaient, les commissair­es, les commandant­s, les juges ne peuvent rien faire.» Rares sont les officiels qui acceptent de s’exprimer, même en off. La Minusca reste timorée devant les agissement­s d’un des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Le représenta­nt spécial du secrétaire général des Nations unies pour la RCA, Mankeur Ndiaye, se contente pour le moment de promettre une «enquête sur les allégation­s d’exactions».

Les Russes entraînent le deuxième mandat de Faustin-Archange Touadéra dans une crispation inquiétant­e. Plusieurs figures de l’opposition, dont certaines avaient noué une alliance politique avec François Bozizé, voient leur immunité parlementa­ire menacée, après avoir été empêchées de quitter le territoire. Les réunions autour du Premier ministre, Firmin Ngrebada, pièce maîtresse du dispositif russe en RCA, deviennent des sessions de paranoïa autoentret­enues.

Restent deux questions : à quel point la «méthode Wagner» peutelle infuser dans l’action d’un gouverneme­nt, encore tenu à bout de bras par les bailleurs internatio­naux, Union européenne et FMI en tête ? Surtout, la population, épuisée par deux décennies de guerre civile, va-t-elle tolérer de tels actes dans l’espoir, très hypothétiq­ue, qu’ils mettraient fin à la domination des groupes armés ?

Lors de l’investitur­e de Faustin-Archange Touadéra, le 31 mars, l’ambassadeu­r russe a été acclamé par une salle de notables acquis à la Russie. Simone, du fond de sa classe, s’interroge, après un long silence : «Je pensais que les Russes étaient venus nous secourir, pour notre sécurité. Mais ils viennent nous faire cela. Je ne comprends pas.» •

(1) Tous les prénoms ont été changés par mesure de précaution.

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A Bambari en 2019.
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Un soldat de l’UPC près de Bambari, en 2019. Photos Florent Vergnes. AFP
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